
Le sens du travail
Le débat récent autour du travail pâtit d’une opposition anachronique entre travail et loisir. La financiarisation de l’économie et le recul des industries lourdes, la disparition des solidarités et l’éclatement du corps social, dessinent de nouveaux contours au monde du travail. Il est regrettable que ces mutations ne soient pas prises en compte par la classe dirigeante et qu’elles n’engendrent que plus de précarité.
La France manque de bras. Dans nombre de secteurs, les offres d’emploi restent sans réponse et les employeurs s’arrachent les cheveux. Et dans cette conjoncture, le discours politique se révèle particulièrement indigent. La récente querelle à gauche entre Fabien Roussel et Sandrine Rousseau est la preuve d’une certaine misère de la pensée. Quand le premier dit préférer un travail pour tous au développement du RSA, l’autre réplique par le droit à la paresse. Il est pathétique de voir opposer le travail au loisir, selon un référentiel qui, de toute évidence, ne fonctionne plus aujourd’hui.
En effet, le débat sur la « valeur travail » et sa supposée disparition n’a plus lieu d’être, du moins pas dans les mêmes termes. Le travail est une manière de gagner sa vie qui contribue à lui donner du sens. Quand il ne permet pas de vivre dignement ou qu’il se résume à des tâches dont on ne voit pas la finalité, le corps social craque. Nous sommes sortis, dans les années 1980, des formes et des lieux de travail installés par la société industrielle. La sidérurgie, les mines ou le textile non seulement produisaient du travail, mais ils créaient du corps social. On gagnait sa vie par des travaux souvent pénibles, sauvés de la fatigue du fait qu’on appartenait à un groupe social où la chaleur humaine et la solidarité régnaient. Les sociétés néolibérales, soumises aux seules lois du marché, alliées à la quasi-disparition des industries lourdes, ont conduit à la fragmentation du corps social, chacun étant « rentré chez son automobile », comme le chantait Claude Nougaro.
C’est à cette période qu’est apparu le chômage de masse, accentuant la désorganisation sociale. « Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire1. » Mais le constat d’Hannah Arendt se double aujourd’hui de la perspective d’un travail dénué de sens. Tous les directeurs des ressources humaines le constatent. La plupart des candidats à l’emploi sont évidemment attachés au salaire, mais dans le même temps, ils attendent de l’entreprise qu’elle soit accordée aux valeurs de la vigilance environnementale, du dialogue social et du respect de la vie familiale. Le carnage écologique, la guerre en Ukraine et l’inflation occupent les esprits. Quand, par surcroît, la vie familiale est rendue invivable par des emplois du temps hachés menu, des temps de transport insensés et des logements aux prix prohibitifs, le travail devient l’objet d’une longue plainte journalière.
La Covid a remis les choses en place. Beaucoup ont questionné leur « monde d’avant » et ont cherché, à peine sortis des confinements, à préserver ce qu’ils avaient touché du doigt. Ils ont quitté la restauration, le ramassage scolaire et autres tâches à l’hôpital, soit pour s’installer à leur compte, soit pour accepter des postes, éventuellement moins rémunérés, mais assurant une vie régulière. Il est étrange de rencontrer une infirmière préférant un poste de caissière de supermarché à celui d’une profession dénuée de sens à force de codage des actes, rythmé par les rappels du service en urgence pour pallier les absences. Du télétravail obligé, nous sommes passés au télétravail souhaité. Les mètres carrés de bureau ont été diminués, les employés ne sont plus présents tous ensemble, les temps de réunion sont restreints, on se parle par visioconférences. Beaucoup y trouvent leur compte et s’habituent à l’entreprise virtuelle. On ne connaît pas encore les conséquences personnelles et sociales de cette formule, si la satisfaction sera durable et quelles nouvelles aspirations vont inévitablement voir le jour. Mais aujourd’hui, avec le durcissement des règles d’indemnisation du chômage, la réforme des retraites ou la baisse des crédits pour l’apprentissage, l’horizon s’assombrit. Comme toujours, les classes supérieures seront peu touchées. Ce sont les derniers de cordée qui vont prendre de plein fouet les mesures annoncées. On pense aux métiers du bâtiment, aux petits bras du travail social et de la santé (aides à domicile, assistantes maternelles, aides-soignantes, voire infirmières, etc.), sans compter l’artisanat et les PME qui n’ont pas les moyens de faire face aux aléas de la conjoncture.
Il est étonnant que les politiques ne tiennent aucun compte des métamorphoses de la question sociale.
Il est étonnant que les politiques ne tiennent aucun compte des métamorphoses de la question sociale. Si l’on peut comprendre les soucis d’équilibre budgétaire, en revanche, l’absence de vision du monde du travail est pathétique. Depuis longtemps, les sciences sociales alertent sur les conditions de travail et leurs conséquences sur la personne. En pure perte, semble-t-il. Partout, on constate le déclin de l’autonomie des salariés. L’obsession de l’évaluation dans l’enseignement ou le soin, la pratique maniaque du reporting, les fonctionnements managériaux pyramidaux, tout cela contribue à des démissions de plus en plus nombreuses, à l’heure où les hommes et les femmes attendent du travail qu’il soit un levier d’émancipation. Ce sont les métiers d’« aide » qui sont le plus touchés, car ce sont ceux qui, glorifiés pendant les confinements, sont soumis à une précarité permanente pour des salaires indignes. Pour ne prendre qu’un seul exemple, comment admettre la disposition de l’Éducation nationale consistant à muter les aides à la vie scolaire (AVS) tous les trois ans ? On voit ainsi des enfants handicapés et leurs parents totalement déstabilisés par des remplacements incongrus, alors que l’enfant progressait parce qu’une confiance s’était établie entre lui et son AVS.
Les sociétés modernes produisent une vulnérabilité de masse. Si la protection sociale coûte « un pognon de dingue », en l’abordant sous le seul prisme budgétaire, la cible est ratée de façon quasi systémique. Ce que l’on prendra à droite, on le redonnera à gauche sous forme d’arrêts de maladie, de congé de longue durée pour cause de non-prise en compte de la pénibilité mentale et physique. Pourquoi les garages manquent-ils de mécaniciens ? Non par désintérêt de la profession, mais, les moteurs automobiles étant de plus en plus compressés, ils produisent des maux de dos qui rendent le travail impossible après 50 ans. Ce ne sont plus seulement les chômeurs qui sont les indigents valides de nos sociétés. Quand on annonce des pénuries en tous genres, un hiver agrémenté de coupures d’électricité, voire, un comble, des restrictions d’eau en Bretagne, ce ne sont pas uniquement les sans-emploi qui se sentent exclus, mais une quantité de citoyens qui viennent grossir les rangs des surnuméraires du monde2.
L’État n’en peut plus. À force de ne faire confiance qu’à lui-même, d’ignorer les signaux envoyés par le corps social et de regarder le monde d’en bas avec condescendance, il s’est voué à la déliquescence. Tout discours sur le travail est devenu inaudible. Il y a fort à parier que, dans ce contexte, les appels à la sobriété pour cause de menaces climatiques et de solidarité avec les Ukrainiens ne rencontrent que peu d’écho. Lorsque le travail est vanté comme une valeur et que, dans le même mouvement, il s’effrite dans toutes les classes de la société, toute mesure est accueillie comme une agression. Nos dirigeants seraient bien inspirés de quitter l’univers des experts en faisant confiance aux initiatives des territoires. Les expériences « Territoires zéro chômeur de longue durée » sont des réussites. Mais aussitôt dit, aussitôt fait, les crédits baissent. Une existence ne se construit pas dans des situations professionnelles aléatoires : c’est tellement évident que c’est oublié.