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Un Coran en style kufique datant du milieu du IXe siècle.
Un Coran en style kufique datant du milieu du IXe siècle.
Dans le même numéro

Pour un Coran des gens

La parution d’un Coran des historiens invite à repenser l’accès aux écrits religieux, mais aussi leur étude et leur compréhension par tout un chacun.

On a récemment publié un Coran des historiens, somme monumentale de travaux savants qui permet sans aucun doute de bien éclairer l’histoire de ce texte1. Étant donné l’importance de l’islam dans le monde, on ne saurait être avare de compliments pour cette publication. Encore le terme «  compliment  » est-il un peu ridicule. Parlons plutôt de la satisfaction que procure un travail qui met le Coran sur un pied d’égalité avec les autres livres saints – qu’ils soient d’ailleurs ceux des deux autres monothéismes occidentaux ou qu’ils appartiennent à d’autres cultures, orientales, amérindiennes ou africaines. L’histoire des textes sacrés, bien loin de réduire leur sacralité, met en valeur et en perspective l’abondance créatrice qui les a suscités, la puissance d’invention, d’interrogation et d’expression qui s’est manifestée au sein d’une communauté. Celle-ci s’est trouvée en se donnant ses mots, ses figures, ses récits. Elle s’est révélée à elle-même, se recevant d’une provenance forcément transcendante à elle et qu’elle a reconnue comme son origine et sa loi. Or la transcendance n’est pas immobile, elle entre dans une histoire et elle en épouse les mouvements. La communauté se cherche, se transforme avec cette histoire.

Ce qu’elle est proprement, la communauté ne peut pas le savoir si elle ne s’en présente pas la genèse et le langage, la raison d’être. Comment cela s’est fait, comment cela s’est refait, défait, reconstitué ou transformé, la communauté a besoin de le savoir – puisque rien, ni communauté, ni individu, ni monde n’est soi-même qu’à travers une histoire. Ce qui est vivant se déplie et se déplace inlassablement. La vie spirituelle se déplie et se déplace de manière encore plus intense. Elle vit précisément d’aller toujours plus loin que toutes les stations de son chemin. L’étude de sa propre histoire est une de ces stations, elle-même toujours mobile.

Voilà pourquoi je me suis réjoui de la publication du Coran des historiens. Pourtant, j’ai ressenti en même temps une espèce de déception. Ou plutôt une inquiétude m’a aussitôt traversé : cet ouvrage est si imposant – non seulement de taille, mais de nature ou de facture – qu’on ne l’imagine pas entre les mains de lecteurs étrangers à la sphère scientifique, académique ou intellectuelle, comme on voudra dire.

Je me suis donc aussitôt demandé comment le suc de ce travail considérable pourrait irriguer le rapport au Coran de ceux qui, membres ou non de l’oumma, n’ont pas la pratique des ouvrages savants. Il me semble qu’au fil des temps, les transformations exégétiques, théologiques et parénétiques traversées depuis au moins deux siècles par ce qu’on nomme le kérygme chrétien ont donné lieu à beaucoup de versions adaptées à des audiences autres que celles des doctes. Le «  kérygme  » désigne la proclamation du message, son adresse, sa communication. Comment s’est élaborée la théologie de la Trinité, c’est une affaire d’historien des pensées. Qu’est-ce qui veut s’annoncer par cette triplicité divine, c’est quelque chose que déjà Augustin lui-même fait entendre autrement qu’en termes abscons. Et même si, aujourd’hui, ce doit être le dernier souci des pasteurs chrétiens, je peux imaginer des catéchistes ou des aumôniers qui expliquent cette dynamique divine autrement que comme une bizarrerie spéculative, sinon fantasmatique.

Or je me demande où se trouvent les relais entre le déchiffrement savant de la formation du Coran et la lecture du même livre par tous ceux et toutes celles pour qui l’accès au contenu du texte est le plus souvent circonscrit par sa récitation. Il m’est arrivé de trouver dans un train une brochure illustrée contenant en arabe et en français toutes les indications nécessaires à la bonne exécution de la prière islamique. J’avais imaginé une autre brochure qui raconterait la formation du Coran, l’histoire et le sens actuel de sa lecture. Je sais qu’il existe un Coran pour les nuls (une Bible aussi). Je ne l’ai pas consulté et je dois avouer que le ton général de cette collection ne m’y a pas invité, peut-être à tort. Quoi qu’il en soit, c’est de l’intérieur de la communauté coranique que devrait provenir ce qu’on pourrait nommer un Coran des gens.

Rendre possible l’intégration de ce que les historiens, les exégètes ont pu mettre au jour, voilà ce qui serait nécessaire.

De l’intérieur de l’adhésion à la confession musulmane, rendre possible l’intégration de ce que les historiens, les exégètes ont pu mettre au jour, voilà ce qui serait nécessaire. Rendre possible ainsi la circulation des pensées et des pratiques entre la lettre vénérable et l’actualité d’une vie musulmane dans un monde chargé d’histoire.

De toute évidence cela ne peut se faire qu’à partir de lieux de passage entre le savoir académique et le sens vécu de la confession religieuse. L’Université ne peut qu’être au moins l’un de ces lieux. Il se trouve qu’en France, si je ne m’abuse, une seule université s’est engagée dans cette voie. C’est celle de Lorraine à Metz dont le département de théologie s’est récemment ouvert aux trois religions dites du Livre et propose des formations à la fois conjointes et spécifiques dans chacune des trois orientations ou obédiences2.

Je n’écris pas ici un flyer publicitaire dicté par une solidarité des marches de l’Est (concordataires comme on sait)… J’écris ce qui me semble s’imposer : on parle sans cesse des coexistences religieuses dans notre société déjà déboussolée à tous égards, mais on fait vraiment très peu pour prendre la question de front et à partir des lieux du savoir et de la pensée. D’ici dix ans au plus tard, toutes les universités de France – qu’elles relèvent ou non du régime concordataire – devraient compter une faculté de théologie au moins tripartite (ou trinitaire…). Il ne s’agit pas seulement de cursus universitaires : autour de tels cursus peuvent et doivent naître des initiatives, des rencontres, des publications et des diffusions écrites ou orales, des circulations extra-universitaires3.

De même, il existe d’assez nombreux ouvrages moins imposants que le Coran des historiens et conçus pour permettre une compréhension actuelle des doctrines4. Cependant, ces ouvrages eux-mêmes ne me semblent pas toujours assez dégagés des habitudes savantes. Lorsque je lis que « l’islam est une orthopraxie plutôt qu’une orthodoxie », je me demande à quel public on s’adresse… Or c’est moins sans doute une affaire de pédagogie que plutôt de participation : il s’agit aussi de notre existence commune.

La laïcité ne peut être ce qu’elle veut être – un espace d’estime mutuelle – que si elle se donne des moyens autres que limitatifs. Je veux dire qu’il ne suffit pas d’observer les limites de la «  vie privée  » : celle-ci ne l’est jamais totalement et, souvent, il vaudrait mieux que l’espace public puisse être traversé de réflexions sur les religions. (De même qu’il vaudrait mieux que des signes visibles d’appartenance religieuse fassent partie de l’ordinaire de nos espaces communs.) Mais on reste crispé… L’islam n’est pas seul en cause. Les divers christianismes se portent mal – par dépérissement ou par hystérisation – et le judaïsme se divise entre succès philosophiques et replis en Talmud-Torah. Partout on cherche à tâtons un « esprit de ce monde sans esprit » (Marx) mais ceux qui sont chargés de l’esprit (pensée, sens, souffle, âme, vie, comme on voudra…) et non seulement du savoir ne se font guère remarquer dans ce tâtonnement. En même temps, des tonnes de marchandises spirituelles défraîchies, lyophilisées ou mal décongelées sont déversées sur des marchés évangélistes, salafistes, chamanistes ou tantristes…

En 1943, Henri Godin ébranlait l’Église catholique avec son livre, France, pays de mission?5. Les effets de ce livre se prolongèrent dans l’esprit de certains Résistants et après la guerre. Aujourd’hui s’ouvre peut-être le temps d’une autre mission, laïque et polyphonique… Nous sommes tous des gens qui voudraient pouvoir mieux lire le Coran et les autres livres – sans oublier ni le Tao, ni le Popol Vuh, ni tant d’autres à la condition qu’il s’agisse de lire, de déchiffrer les signes laissés par les histoires et de les remettre en jeu dans notre monde. Un Coran des gens, un Évangile des gens ou une Torah des gens c’est un Coran, un Évangile ou une Torah lu aujourd’hui par les gens d’ici et de maintenant, le long du chemin qui vient de jadis et va vers demain.

  • 1. Mohammad Ali Amir-Moezzi et Guillaume Dye (sous la dir. de), Le Coran des historiens, Paris, Le Cerf, 2019.
  • 2.  On peut se renseigner sur le site www.e-theologie.fr
  • 3.  Je venais d’écrire ces lignes lorsqu’Emmanuel Macron a rouvert le débat sur la formation des imams. À cette occasion, certains ont rappelé que, pendant sa campagne, il avait été plus audacieux, qu’il avait même frôlé la question de réaménagements soit du Concordat, soit de la loi de 1905. Et, bien sûr, ce que je propose va dans ce sens, si du moins il est nécessaire de passer par la loi (après tout, on ne serait pas obligé de nommer «  théologie  » des départements universitaires qui pourraient être d’«  anthropologie religieuse  » ou de «  cultures confessionnelles  », voire de «  traditions spirituelles  » ou que sais-je…) Au reste, leur travail serait distinct de la formation des imams ou des catéchistes et aumôniers, même s’il y avait des rapports. L’important est que l’Université devienne le lieu où puisse être pensée une dimension de la vie sociale actuelle au même titre qu’on peut y penser les philosophies, les littératures, les sciences et les arts.
  • 4.  Je donne comme exemple La Mésentente. Dictionnaire des difficultés doctrinales du dialogue islamo-chrétien de Marie-Thérèse et Dominique Urvoy (Paris, Le Cerf, 2014), mais je suis très loin d’être expert en la matière !
  • 5.  Henri Godin et Yvan Daniel, France, pays de mission ? [1943], rééd. Paris, Karthala, 2014.

Jean-Luc Nancy

Philosophe, professeur émérite à l’Université des Sciences humaines de Strasbourg 

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