
La difficile introspection de la France au Rwanda
Tout à l’honneur de nos soldats déployés au Rwanda en octobre 1990, Raids, le magazine des forces spéciales françaises, ne déverse pas dans ses pages la bile haineuse de Kangura, la revue qui publie à la même époque les pré-génocidaires « commandements hutu[1] ». On y retrouve cependant une même vision ethno-majoritaire réservant la légitimité démocratique à des Hutu menacés par la minorité tutsi du pays, dont la guérilla, le Front patriotique rwandais (Fpr), est alors basée en Ouganda, terre anglophone, aux frontières du « pré carré » francophone ; autant dire, en termes de politique internationale prétendument « réaliste », du côté adverse.
La coopération entre Paris et Kigali
Avec cette opération Noroît, comme le montrent les nombreux documents d’origine rwandaise aussi bien que française rassemblés par Hélène Dumas, commissaire de l’exposition pour les 25 ans du génocide des Tutsi qui se tient actuellement au mémorial de la Shoah[2], l’histoire rwandaise entre au cœur de la politique africaine de la France, sans que l’opinion publique n’en soit informée. Car ces trois années fatidiques, ponctuées de massacres annonciateurs, ont scellé une coopération étroite entre Paris et Kigali : équipement et formation de l’appareil sécuritaire et des Forces armées rwandaises (Far), engagements conjoints pour stopper les avancées du Fpr. Les Cassandre qui s’en inquiètent – le chef de la mission de coopération lui-même, le général Jean Varret[3] – sont écartés. À la fin de l’année 1993, la France cède la place à l’Onu, chargée d’accompagner les accords de paix d’Arusha. Lorsque le génocide éclate le 7 avril 1994, les deux milliers de casques bleus sont immédiatement retirés. Personne ne s’oppose aux tueurs. Les troupes françaises reviennent quelques jours plus tard, mais seulement pour exfiltrer les ressortissants européens et quelques personnalités, comme la veuve du président assassiné, Agathe Habyarimana, aujourd’hui soupçonnée d’avoir fomenté le génocide.
Lorsque le génocide éclate
le 7 avril 1994, personne
ne s’oppose aux tueurs.
L’ambassade de France abrite la formation du gouvernement intérimaire, dont le Premier ministre, Jean Kambanda, et les autres membres seront condamnés par le Tribunal pénal international pour le Rwanda, entre 1998 et 2015, pour leur participation au génocide[4]. Les forces françaises reviendront à la fin du mois de juin, dans le cadre de l’opération Turquoise. Elles auraient eu initialement, d’après un spécialiste des frappes aériennes envoyé sur place, le lieutenant-colonel Guillaume Ancel, l’objectif de contrer le Fpr avant d’installer une zone humanitaire protégée, plus conforme à son mandat onusien[5]. Pour Ancel et l’adjudant-chef Thierry Prungnaud, présent en 1992 et en 1994[6], cette zone, établie derrière les lignes des Far, a également permis de couvrir la fuite des génocidaires vers le Zaïre, puis de contribuer clandestinement à leur réarmement.
Conflits d’interprétation
Tout en contestant les « exagérations » et les « surinterprétations », le général Éric de Stabenrath reconnaît dans un témoignage récent « l’ordre de ne pas faire monter les Noirs dans [les] avions », tandis que le général Lafourcade admet, en lui donnant un sens purement défensif, la réalité de l’opération avortée du 1er juillet décrite sur un mode offensif par Ancel. Dans ce livre d’entretiens rassemblés par Laurent Larcher[7], où s’expriment les principaux responsables militaires (l’amiral Lanxade, le colonel Hogard…) et politiques de l’époque (Bernard Kouchner, Alain Juppé, Hubert Védrine), il ne manque que la parole du général Quesnot, farouche adversaire des « Khmers noirs » du Fpr, qui suggéra au président français, en plein génocide, la possibilité de recourir à des « moyens d’action indirects » pour « rétablir l’équilibre » en faveur des forces gouvernementales rwandaises[8] ; et bien sûr celle de François Mitterrand lui-même, dont tous s’accordent à reconnaître in fine la primauté décisionnaire, y compris dans le contexte complexe de la cohabitation, en 1994, quand le volontarisme d’Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, rencontre les réserves du Premier ministre, Édouard Balladur.
Les analystes français auraient pu et dû être les premiers à rompre tout lien avec les génocidaires.
Les défenseurs de la politique française soutiennent que l’aide militaire était conditionnée et qu’elle a permis d’arracher la signature du président Juvénal Habyarimana aux accords de paix torpillés, selon eux, par Paul Kagame, alors commandant du Fpr et aujourd’hui président du Rwanda ; Turquoise était quant à elle une opération de secours menée par la France seule, et tardivement, du fait de la lâcheté du reste de la communauté internationale. Pour ses contempteurs, l’adhésion du gouvernement Habyarimana à la transition démocratique était manifestement factice et sa frange la plus extrémiste, emmenée par le colonel Bagosora, préparait activement, dans l’ombre, par la distribution d’armes, la constitution de listes, l’intensification de la propagande et le fatidique attentat du 6 avril, une autre voie : celle du coup d’État et du génocide. Par leur proximité et leur présence, les analystes français auraient pu et dû, mieux que quiconque, saisir les signaux d’alerte puis être les premiers à rompre tout lien avec les génocidaires au lieu de s’inscrire, pour reprendre les mots d’Hubert Védrine, dans « la suite de l’engagement d’avant ». Cela n’a pas été le cas. Ils ont vu mais n’ont rien compris, ne comprennent toujours pas et, dans leur superbe arrogance, s’y refusent. Obstinément. Il n’y a peut-être pas « complicité » (au sens juridique du terme) mais on est bien au-delà d’un simple « dysfonctionnement institutionnel ». Si les télégrammes diplomatiques et le renseignement militaire se focalisaient sur les accords d’Arusha et le Fpr, la Dgse avait à plusieurs reprises dénoncé l’orientation interne du régime rwandais[9]. Pourquoi n’en avoir pas tenu compte ? De fumeux calculs géostratégiques autour de la sauvegarde de la « garantie française » ont-ils occulté le sort de centaines de milliers d’humains ? Cet effroyable accompagnement de l’engrenage génocidaire, sans doute involontaire mais entêté et hélas déterminant, serait donc le fruit d’« erreurs », un terme qui, en 2018, fait toujours bondir l’amiral Lanxade : « Nicolas Sarkozy […] est allé jusqu’à dire : “La France a commis des erreurs”…Putain, mais c’est… c’est… c’est… c’est honteux de dire ça [10] ! »
La mission d’information parlementaire conduite par Paul Quilès l’admet bien du bout des lèvres mais le rapport qu’elle remet en 1998, pétri d’euphémismes, et en l’absence d’investigations poussées, n’a pas répondu aux interrogations et aux indignations que cet extraordinaire aveuglement soulève toujours[11]. L’exposition du mémorial de la Shoah se termine par le témoignage d’un ancien parachutiste du 3e RPIMa, Michaël Delhayes, qui, d’automutilations en effondrements, n’est toujours pas revenu de sa mission d’avril 1994 : « On les a laissés crever. On a laissé faire. Ça me bouffe. Cette culpabilité de ne pas avoir fait… ça me ronge de l’intérieur [12]. »
L’ouverture des archives
L’accès aux archives des années 1990-1994 annoncé par Emmanuel Macron à la veille des commémorations d’avril 2019 permettra-t-il enfin de crever l’abcès ? L’ouverture promise en 2015 par son prédécesseur, François Hollande, avait tourné court : du fait des lourdes restrictions imposées par le fonds d’archives François Mitterrand ou, selon Patrick de Saint-Exupéry, à la suite de la découverte d’une directive compromettante, annotée par Hubert Védrine, alors secrétaire général de l’Élysée, qui jetterait une lumière crue sur le réarmement des Far lors du génocide[13]. Cette fois, au lieu de chercher à déclassifier les archives, les membres d’une commission de chercheurs, conduite pour deux ans par l’historien Vincent Duclert, se verront accrédités au secret-défense. À la surprise générale, on ne retrouve pourtant pas parmi ses membres Stéphane Audoin-Rouzeau, qui plaidait depuis longtemps pour cette voie[14] et qui a impulsé un renouveau de la recherche universitaire française sur le génocide des Tutsi. Les positions critiques d’Audoin-Rouzeau vis-à-vis de la politique française au Rwanda n’ont jamais remis en cause son intégrité de chercheur, défendue dans une pétition par trois cents universitaires, et son regard aurait au contraire apporté une caution aux conclusions de la commission, et peut-être à l’absence de révélations compromettantes que laissent prévoir les commentaires des décisionnaires de l’époque (« Il n’y a pas de secrets qui doivent être préservés », assure l’amiral Lanxade[15]). Mais pourquoi alors cette fébrilité, qui a valu au candidat du Parti socialiste pour les élections européennes, Raphaël Glucksmann[16], de se voir sommé par vingt-trois anciens caciques socialistes, dans une lettre rendue publique par Le Canard enchaîné le 15 mai 2019, de « retirer ses insultes et accusations infondées » contre la politique rwandaise de Mitterrand ? La décision de ne pas intégrer Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas ménage-t-elle les susceptibilités à vif des Hubert Védrine et Alain Juppé, ou de leurs proches, qui conservent une influence auprès du président Macron, ou est-elle la tentative contre-productive de s’extraire du climat passionnel et conflictuel que suscitent ces débats ? Dans tous les cas, elle n’aura fait qu’alimenter les suspicions et les divisions. Elle n’explique pas non plus l’absence plus large de tout africaniste, sous-entendant que la lecture des archives pourrait être parasitée ou se passer du savoir acquis par les spécialistes des Grands Lacs. Or, sans remettre en cause la qualité des neuf chercheurs réunis, on sait bien que les archives ne disent pas tout ou qu’il faut savoir lire entre les lignes. La couverture des agissements d’un barbouze comme Paul Barril[17] n’a aucune chance d’y figurer. Pas plus que des ordres explicites de livraison d’armes en violation de l’embargo onusien. « Ce qui est plus envisageable, note Guillaume Ancel, est qu’il existe des manifestes de livraison aérienne d’origine géographique incompréhensible ou des incohérences entre la présence d’avions de transport et l’absence de cargaison[18]. » La commission Duclert, qui fera un bilan à mi-parcours dans un an, aura donc fort à faire pour, au-delà de possibles mais incertaines révélations, ne pas se laisser berner par les lacunes et le vernis de l’affichage officiel.
À ce jour, seul trois accusés
ont été jugés et condamnés.
La recherche de la vérité peut passer par d’autres voies, en particulier les actions en justice devant le pôle Génocide du tribunal de Paris. Mais ses instructions patinent : le Parquet a requis un non-lieu dans l’affaire emblématique des milliers de Tutsi non secourus sur les collines de Bisesero et les juges ont rendu un non-lieu dans le dossier sur l’attentat contre l’avion (français) du président Habyarimana. L’incroyable montage partisan du juge Brugière (un scandale judiciaire et politique qui échappe au mandat de la commission Duclert) a certes été désavoué, et la provenance du tir fatal depuis la base tenue par les Far a été prouvée, mais les identités du tireur et du donneur d’ordre restent à ce jour inconnues. L’information ouverte en août 2017 au sujet du financement d’une livraison illicite d’armes qui vise la Bnp pour « complicité de génocide » s’avérera-t-elle plus fructueuse ? Emmanuel Macron a décidé de renforcer les capacités du Pôle qui en avait bien besoin : outre ses autres dossiers, une trentaine de procédures liées au génocide des Tutsi y sont ouvertes. À ce jour, seuls trois accusés ont été jugés et condamnés. Alors que le génocide des Tutsi est celui qui a donné lieu au plus grand nombre de procès au Rwanda et à l’étranger, il ne serait pas acceptable que la France n’entreprenne pas une action résolue pour poursuivre les (nombreux) génocidaires qui sont venus s’exiler sur son sol, persuadés d’y trouver l’impunité. Il ne faudrait pas y voir une tentative de racheter les errements passés, mais bien plutôt le seul moyen de cicatriser des blessures politiques qui, des décennies plus tard, minent encore le rapport à notre histoire nationale.
[1] - Jean-Pierre Chrétien (sous la dir. de), Rwanda. Les médias de la haine, Paris, Karthala, 2002.
[2] - L’exposition est présentée en deux parties, Rwanda 1994 : le génocide des Tutsi et Rwanda, 1994, notre histoire ? sur les deux sites du mémorial de la Shoah, à Paris et à Drancy, du 4 avril au 17 novembre 2019.
[3] - Jean Varret, Général, j’en ai pris pour mon grade, Paris, Sydney Laurent, 2018.
[4] - Voir le chapitre « Les partis pris de l’ambassade de France » dans André Gichaoua, Rwanda, de la guerre au génocide, Paris, La Découverte, 2010 et le site internet hébergé par l’université Paris I. À propos du Tpir et de ses jugements, voir le livre de Raphaëlle Maison, Pouvoir et génocide dans l’œuvre du Tpir, Paris, Dalloz, 2017 et Ornella Rovetta, Un génocide au tribunal. Le Rwanda et la justice internationale, Paris, Belin, 2019.
[5] - Guillaume Ancel, Rwanda, la fin du silence. Témoignage d’un officier français, Paris, Les Belles Lettres, 2018.
[6] - Thierry Prungnaud et Laure de Vulpian, Silence Turquoise. Rwanda 1992-1994 : responsabilités de l’État français dans le génocide des Tutsi, Paris, Don Quichotte, 2012.
[7] - Laurent Larcher, Rwanda : ils parlent. Témoignages pour l’Histoire, Paris, Seuil, 2019.
[8] - Voir son interview dans le documentaire de Jean-Christophe Klotz, Retour à Kigali. Une affaire française, diffusé sur France 2 le 25 avril 2019.
[9] - Les archives de la Dgse n’ayant pas encore été ouvertes, cette information provient d’une note de la délégation aux Affaires stratégiques du 24 février citant des notes de la Dgse du 12 janvier au 4 mai 1994.
[10] - Citation dans Laurent Larcher, Rwanda : ils parlent, op. cit., p. 133.
[11] - Rapport d’information n° 1271, Assemblée nationale, 15 décembre 1998.
[12] - Extrait du documentaire de Franck Dhelens et Jean-Paul Mari, Sans blessures apparentes. Enquête chez les damnés de la guerre, Mano a Mano, 2010.
[13] - Patrick de Saint-Exupéry, « Réarmez-les ! », Revue XXI, juillet-septembre 2017, p. 57-67.
[14] - En particulier « France-Rwanda, et maintenant ? » dans le numéro de mai 2010 d’Esprit.
[15] - Entretien avec David Servenay, Le Monde, 22 mai 2018.
[16] - Co-réalisateur avec David Hazan et Pierre Mazerette d’un documentaire sur le sujet : Tuez-les tous ! Rwanda : histoire d’un génocide « sans importance », sorti en novembre 2004.
[17] - Voir Benoît Collombat et David Servenay, « Au nom de la France ». Guerres secrètes au Rwanda, Paris, La Découverte, 2014.
[18] - Guillaume Ancel, Rwanda, la fin du silence, op. cit., p. 223.