
La recherche à l’épreuve de l’ambition chinoise
Alors que la politique d’influence de la Chine se fait plus conquérante, le monde académique occidental est soumis à des pressions nouvelles, susceptibles de nuire à la recherche scientifique.
Intrusions au domicile, menaces anonymes ou procès… des actes d’intimidation se multiplient à l’encontre des chercheurs scientifiques étrangers, et font peser des soupçons sur l’extension de la politique de censure du régime chinois au-delà de ses frontières nationales. Au point que Human Rights Watch a trouvé nécessaire de publier en mars 2019 un code de conduite pour aider les chercheurs occidentaux à résister à la pression chinoise sur leur liberté de recherche1. La logique du régime chinois de mettre tout le monde au diapason du Parti, plus particulièrement depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping depuis 2012, semble créer des crispations dans le monde académique occidental soucieux de préserver sa liberté et son indépendance.
La ligne du Parti
Les autorités chinoises ont certes mobilisé d’importants moyens financiers dès la fin de l’année 2008 pour soutenir une campagne de communication d’ampleur à l’étranger, destinée à améliorer l’image de la Chine. Mais cette politique a pris une nouvelle dynamique, et se transforme en véritable stratégie de puissance depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping fin 2012. Elle s’est d’abord appuyée sur un renforcement idéologique à l’intérieur du pays : un document interne rendu public en avril 2013, connu sous le nom de « Document no 9 », dessine désormais clairement les contours acceptables des débats publics, y compris dans les universités. Intitulé officiellement « Communiqué sur la situation dans la sphère idéologique actuelle », ce document est une liste d’instructions du comité central à l’attention des cadres du Parti communiste chinois. Il énumère sept sujets interdits dans les débats publics, dont les valeurs universelles, la liberté de la presse, l’indépendance de la justice. Cette reprise en main a conduit à une série de sanctions envers les enseignants des universités, parfois à la suite de dénonciations de leurs propres étudiants.
La pression chinoise sur l’indépendance de la recherche scientifique commence à s’exercer sur le monde académique occidental.
Vraisemblablement, cette pression sur la liberté et l’indépendance de la recherche scientifique a franchi les frontières nationales et commence à s’exercer sur le monde académique occidental. Si la peur du refus de visa pousse déjà de nombreux chercheurs à faire profil bas, voire à s’autocensurer, certains chercheurs se plaignent désormais de méthodes bien plus agressives. Anne-Marie Brady, sinologue à l’université de Canterbury en Nouvelle-Zélande, a ainsi vu son bureau visité par des inconnus et son domicile cambriolé peu de temps après la publication en 2017 de son rapport sur l’influence chinoise dans les milieux politiques de son pays2. Plus récemment, en France, Valérie Niquet, spécialiste renommée de l’Asie à la Fondation pour la recherche stratégique (Frs), a fait l’objet d’un procès en diffamation intenté par Huawei, en pleine crise de confiance entre les pays occidentaux et le géant chinois de l’équipement de communication. Les accusations portent sur des commentaires de Valérie Niquet lors d’une émission télévisée, qui mettait en évidence les relations opaques de cette entreprise avec le gouvernement chinois. Huawei, qui interprète ces propos à sa façon, cherche-t-il à gagner ce procès ou plutôt à faire peur ?
Des arguments financiers
Ce qui alerte le monde académique occidental, c’est aussi l’arrivée des financements en provenance de la Chine de manière plus ou moins camouflée, ce qui suscite des inquiétudes sur l’objectivité des travaux de recherche, notamment lorsque les sujets touchent la Chine. Une commission du Congrès américain (U.S.-China Economic and Security Review Commission) a ainsi émis une mise en garde, en août 2018, contre l’interférence chinoise dans les think tanks américains, à la suite de la découverte de fonds destinés à la Brookings Institution en provenance d’une fondation créée par Tung Chee-Hwa, premier chef exécutif de la région administrative spéciale de Hong Kong après la rétrocession en 1997. Selon les chiffres du ministère de l’Éducation nationale américaine, entre 2013 et 2018, les universités américaines ont reçu plus de 900 millions de dollars de la part de donateurs chinois.
Ces tentatives d’influencer la recherche scientifique créent parfois des tensions et même des blocages. L’institut Confucius de Lyon (Icl), issu d’un partenariat entre les universités de Lyon 2 et Lyon 3 avec l’université Sun Yat-sen de Canton, a dû définitivement cesser ses activités en septembre 2013, après quatre années de collaboration. Selon le communiqué des deux responsables français d’Icl3, l’insistance du nouveau directeur chinois de l’Institut pour s’intégrer davantage dans les enseignements diplômants, surtout dans le domaine de la sinologie, avait éveillé chez ses partenaires lyonnais la crainte d’une menace sur la liberté scientifique, les instituts Confucius étant subventionnés par Hanban, un organisme rattaché au ministère de l’Éducation chinois.
Une stratégie de conquête
Ces opérations d’influence font partie d’une stratégie globale sous le règne de Xi Jinping. Au-delà de l’objectif de retourner l’opinion internationale en sa faveur, Xi Jinping persiste et signe à travers ses différents discours : il s’agit de conquérir le « droit au chapitre » sur la scène internationale. En clair, promouvoir la vision du monde chinoise et défier la position de monopole des valeurs occidentales. Des intellectuels pro-gouvernementaux, tel Zhang Weiwei, professeur de l’université Aurore, très en vogue actuellement dans les médias officiels, proposent ainsi de donner une interprétation chinoise du mot démocratie, différente de celle promue par l’Occident. C’est au fond le modèle de développement chinois que le gouvernement cherche à imposer face à celui des démocraties occidentales4.
Cet effort de conquête ne se limite pas au domaine de l’idéologie, mais se déploie dans tous les domaines. Le plan « Made in China 2025 », établi en 2015 dans l’objectif de promouvoir une transition de l’industrie et des compétences vers une production plus spécialisée, qui encourage en particulier l’investissement ciblé dans l’innovation technologique, a aussi des effets sur la recherche fondamentale en « sciences dures ». En mars 2019, la Revue d’intelligence artificielle, revue française de référence dans le domaine, a été rachetée par un éditeur canadien aux mains de la diaspora chinoise. Les trente-sept membres du comité de rédaction de la revue ont démissionné collectivement en raison du manque de transparence et de rigueur dans la publication depuis son rachat.
L’ambition qui sous-tend l’action du gouvernement chinois est bien celle de conquérir le leadership dans le monde. Le discours officiel prétend promouvoir le soft power chinois, mais le projet mis en œuvre est surtout ressenti comme ce que deux chercheurs américains, Christopher Walker et Jessica Ludwig, ont qualifié de « sharp power » : « un pouvoir qui perce, pénètre et perfore l’environnement politique et informationnel des pays-cibles5 ».
L’ambition qui sous-tend l’action du gouvernement chinois est bien celle de conquérir le leadership dans le monde.
L’administration Trump et les institutions américaines, dans un contexte de rivalité sino-américaine, affichent ces dernières années une extrême vigilance vis-à-vis des capitaux chinois. Pour autant, ces inquiétudes ne semblent pas partagées outre-Atlantique. À l’heure des restrictions budgétaires, les universités et les instituts de recherche des pays occidentaux ont-ils les moyens de résister, seuls et sans coordination, à une offensive orchestrée par un État tel que la Chine, sans céder sur leur liberté et leur indépendance ?
- 1. “China: Government threats to academic freedom abroad. New 12-point code of conduct to help educational institutions respond”, Human Rights Watch, 21 mars 2020.
- 2. Anne-Marie Brady, “Magic weapons: China’s political influence activities under Xi Jinping”, Wilson Center, 18 septembre 2017.
- 3. « Fermeture de l’institut Confucius de Lyon », communiqué du 25 septembre 2013.
- 4. Sur ce thème, voir Anne Cheng, « La prétention chinoise à l’universalité », Esprit, janvier-février 2020.
- 5. Christopher Walker et Jessica Ludwig, “From ‘soft power’ to ‘sharp power’: Rising authoritarian influence in the democratic world”, rapport du National Endowment for Democracy, 5 décembre 2017.