
Les nouveaux espaces du cinéma russe
Plusieurs films récents permettent de s’affranchir des clichés sur le cinéma russe. Dans le pays, la liberté artistique est aujourd’hui toutefois gravement menacée par le régime de Vladimir Poutine.
Grâce au travail de découverte des festivals et des distributeurs, les spectateurs ont pu voir, ces derniers mois, des œuvres interrogeant les différentes identités russes, au-delà des adaptations littéraires, de la spiritualité orthodoxe ou de l’histoire soviétique qui forment souvent les clichés du rapport occidental au cinéma de ce pays. Ce mouvement a commencé de façon surprenante avec Tesnota (Kantemir Balagov, 2017), situé dans la région de Kabardino-Balkarie, et peut également se retrouver dans Chers camarades ! (Andreï Kontchalovski, 2021), certes situé sous Khrouchtchev, mais dans la ville de Novotcherkassk. En dehors de Moscou ou de Saint-Pétersbourg, dont Balagov traite admirablement l’immédiat après-guerre dans Une grande fille (2019), d’autres lieux et de multiples identités défilent sur les écrans. La Russie apparaît enfin sur les écrans telle qu’elle est : peuplée d’agnostiques ou de musulmans (pas uniquement d’orthodoxes), de multiples peuples et minorités (pas seulement de Slaves aux volontés irrédentistes).
Ainsi du choix du cinéaste finlandais Juho Kuosmanen1 de changer le lieu d’action de son Compartiment no 6 du Transsibérien, décor du roman originel de Rosa Liksom, vers un train entre Moscou et Mourmansk, où l’héroïne, Laura, veut observer des pétroglyphes. Plus question de tourisme ou de grands paysages : les autres passagers sont des travailleurs ou des familles rejoignant cette grande ville. Le scénario s’amuse des clichés sur l’identité russe dès le premier dialogue entre Laura et son compagnon de voyage Lyokha : ce dernier, un peu éméché, vante son pays, vainqueur des « fascistes » et pionnier de la conquête spatiale. Plusieurs éléments présents à l’écran laissent entendre que cette nation se distingue : l’héroïne ne peut se déplacer aussi facilement que parce qu’elle parle russe, et demander à changer de compartiment, quitte à soudoyer la contrôleuse, semble un réflexe d’Occidentale. Laura taquine elle-même son voisin en demandant s’il y aura, chez la vieille dame où il l’invite, en plus d’un poêle et de l’alcool, une balalaïka… avant que Lyokha ne lui montre une fresque représentant Gagarine ! Le film devient de la sorte une œuvre anti-touristique, le spectateur ne voyant rien des grands monuments russes et toute la quête du personnage principal se terminant devant des rochers gravés, au demeurant méconnus par les Russes qu’elle rencontre.
Le rythme lent de Compartiment no 6 et son portrait d’une Européenne curieuse des sources premières de la civilisation en Russie semblent bien montrer qu’il existe un « monde russe », une aire culturelle, plus vaste que l’étendue géographique du pays du même nom, et précédant le peuple majoritaire y vivant. Un constat identique se retrouve dans Olga (Elie Grappe, 2021), où le sport (la gymnastique artistique) a remplacé la guerre comme théâtre d’affrontements… Alors qu’une guerre oppose l’Ukraine, pays de l’héroïne, et la Russie, et que trois choix s’offrent aux athlètes : s’exiler plus à l’Ouest pour porter les couleurs d’autres nations, rester ou représenter la Russie, dans une tentative d’amalgame entre deux peuples (choix fait dans le film par l’entraîneur d’Olga et, dans le monde réel, par plusieurs joueurs d’échecs). La question d’une revendication de l’identité et de la langue ukrainiennes face aux irrédentismes russes rejoint les enjeux stratégiques et les débats sur l’exigence, parfois impossible, d’une neutralité du sport dans les affaires politiques. Or les échanges, mixités et tensions demeurent, comme le montre le film d’Elie Grappe en interrogeant, tout en souhaitant, l’éventualité d’une Ukraine libre de ses alliances.
Parmi les nouveaux cinéastes russes, Kirill Serebrennikov s’est distingué avec son Leto en 2018, qui retrace la vie des rockeurs soviétiques Mike Naoumenko et Viktor Tsoï (Russe d’origine coréenne), tentant des incursions dans la comédie musicale, inhabituelle en Russie. Le film tire son lyrisme, et plusieurs scènes comiques, de l’impossibilité d’être subversif et hédoniste dans un État comme l’URSS. Dans La Fièvre de Petrov (2021), adapté d’un roman d’Alexeï Salnikov, le cinéaste semble vouloir maximiser ses effets de surprise et d’outrance à l’écran, en mélangeant les genres, en proposant des allers-retours entre mémoire et temps diégétique, souvenirs d’enfance et vie d’adulte, de son héros. L’abstraction du contexte de l’action (la ville d’Ekaterinbourg, qui n’est pas magnifiée par la mise en scène) perd le spectateur, à moins que Serebrennikov ait voulu représenter à la fois le chaos des années 1990 en Russie et l’anonymisation des jeunesses en URSS. Les souvenirs d’enfance de Petrov paraissent en effet aussi généraux que ceux de n’importe quel enfant d’alors. Les regards restent admiratifs devant des plans séquences très bien exécutés, même si le contenu donne l’impression que le réalisateur veut se montrer aussi excessif qu’un autre créateur. Ce qui, au fond, exclut l’hypothèse d’un particularisme des artistes russes, cassant une nouvelle fois les clichés sur « l’âme slave » ou son désespoir emphatique.
La question majeure semble la possibilité d’existence, trente ans après la fin de l’URSS, d’un cinéma « uniquement russe », pour un pays dont la langue est présente hors de ses frontières, qui compte de nombreux peuples et minorités, et dont l’histoire a bien souvent débordé les limites de son État actuel. L’œuvre de Sergueï Loznitsa traite autant de l’Ukraine que de la Russie2 ; Alexandre Sokourov a aussi bien filmé l’Ermitage que Faust ou le Louvre ; seul Andreï Zviaguintsev se distingue comme grand cinéaste russe traitant de sujets strictement russes, bien que ses films soient des tragédies universelles. Il reste à voir jusqu’à quand sa liberté artistique perdurera, et si Kantemir Balagov continuera à explorer les différentes régions de son pays. Depuis le 24 février 2022, créateurs, institutions et spectateurs ont adopté des réactions variables. Le Festival de Cannes et ses sections parallèles ont affirmé ne pas vouloir recevoir de délégations officielles et diplomatiques russes. Loznitsa, présent en France en mars pour présenter certaines de ses œuvres, après avoir indiqué que Zviaguintsev et Viktor Kossakovski lui ont envoyé des messages d’excuse au nom de leur pays, a critiqué les positions par trop conciliantes de la European Film Academy, la quittant en déplorant son inaction dès l’arrestation d’Oleg Sentsov. De fait, deux semaines après le début de la guerre, contrairement à certains sportifs, il est presque impossible de trouver des cinéastes ou acteurs russes ayant soutenu l’invasion, à l’exception de Nikita Mikhalkov, depuis longtemps nationaliste. Olga est ressorti en salles, des écrans parisiens ont re-projeté Donbass, une quinzaine de cinémas ont organisé des séances d’Atlantis (Valentyn Vasyanovych, 2019) au profit de la Croix-Rouge.
Se pose, à terme, la question de la possibilité d’un cinéma libre au sein d’un régime politique peu libéral.
Les découvertes faites par les festivals et le courage des distributeurs indépendants comptent également pour faire sortir, dans les esprits des cinéphiles comme du grand public, le cinéma russe du préjugé selon lequel il serait limité aux drames et aux films historiques. Se pose, à terme, la question de la possibilité d’un cinéma libre, dans tous les genres et sans céder aux discours officiels, au sein d’un régime politique peu libéral, à l’instar du cinéma iranien. Celui-ci offre un éventuel « modèle » en la personne d’Asghar Farhadi, qui parvient depuis près de vingt ans à filmer des drames universels, en choisissant de ne pas critiquer personnellement son pays, conscient de ce que des attaques ont pu coûter à certains de ses collègues. Des ruses formelles, comme celles qu’emploie Jafar Panahi dans Ceci n’est pas un film (2011) et Taxi Téhéran (2015), pourraient se reproduire, mettant en évidence les aberrations de la censure. Alors que la Douma criminalise le journalisme et que des rédactions ferment chaque jour, comment un jeune cinéaste russe pourrait-il croire au respect de ses libertés artistiques ? Pourquoi ne resterait-il pas en exil, dans n’importe quel pays l’invitant à présenter son œuvre ? La situation de Tarkovski, dont le Journal est rempli de remarques sur l’impossibilité d’accorder ses sujets avec les goûts officiels, risque de se reproduire. Aussi, tout boycott, tout retrait d’œuvres des médiathèques, toute projection annulée, paraît malvenu et inutile, tant aucun des cinéastes loués dans cet article n’a encensé Poutine, et tant il est impossible d’être un cinéphile sérieux sans avoir vu des films soviétiques ou russes. Et les spectateurs savent, depuis longtemps, distinguer les productions officielles des films indépendants, les distributeurs et les festivals accomplissant leur sélection avec soin. L’idée même de violences contre la population d’Odessa invoque tout de suite Le Cuirassé Potemkine ; certains se souviennent encore de The Tribe (Myroslav Slavoshpytskiy, 2013) comme un des films les plus marquants de la dernière décennie. La Russie permet manifestement à quelques grands réalisateurs de filmer et d’exporter leurs créations, mais qui peut citer une comédie russe, une satire politique récente ? L’inégal La Mort de Staline (Armando Iannucci, 2018) était anglophone, et l’un des attraits de Leto ou de La Fièvre de Petrov tient justement dans leurs excès formels et leurs scénarios entre lyrisme et provocations, que les spectateurs occidentaux n’associent pas spontanément, peut-être à tort, au cinéma russe. Chacun sait pourtant que l’emphase et l’humour font partie de la culture et de la littérature de ce pays, mais leur absence dans ce qui peut être montré au public occidental curieux s’explique mal. Peut-être ne pouvons-nous pas bien voir tout ce qu’a à offrir le cinéma russe, bien que la mise en avant ces dernières années de Balagov ou Serebrennikov a renouvelé les regards. Faibles libertés artistiques ? Industrie cinématographique privilégiant les grands sujets et les histoires sérieuses ? Les questions restent ouvertes, sans diminuer le plaisir de découvrir, peu à peu, des nouveautés géographiques et de jeunes cinéastes venant de Russie. Mais jusqu’à quand ?
- 1.Voir son entretien dans Positif, no 729, novembre 2021, dans lequel le cinéaste théorise de façon singulière l’identité finlandaise, pour lui bien plus liée à la Russie qu’à la Scandinavie.
- 2.Voir Céline Gailleurd, Damien Marguet et Eugénie Zvonkine (sous la dir. de), Sergueï Loznitsa. Un cinéma à l’épreuve du monde, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2022.