
Lever les brevets sur les vaccins ?
Propriété industrielle et bien commun
Parce qu’il est juste que chacun soit propriétaire de son travail et parce qu’il ne faut pas supprimer l’incitation à la recherche, certains refusent de lever les brevets sur les vaccins contre la Covid-19. Pourtant, des formes collaboratives de production assureraient plus efficacement la justice globale et la santé publique.
Au printemps 2020, l’idée a émergé de faire du vaccin contre la Covid un « bien public mondial », point de vue qui a été porté par le président français, Emmanuel Macron, ou l’Unesco. On a pu, en effet, être frappé par la capacité des intérêts privés au sein du marché à gérer et à interdire l’accès aux vaccins à des populations pour qui ils auraient été nécessaires. On a vu les doses se diriger vers les pays les plus riches en priorité, au lieu d’être distribuées selon une logique de justice globale et de santé publique mondiale. Du fait de la captation des doses par les pays les plus riches consécutivement à des négociations ou des accords en amont, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a parlé de « nationalisme vaccinal ». Il est alors légitime de se demander pourquoi il a été impossible de faire prévaloir l’intérêt sanitaire de l’humanité et la justice globale sur l’intérêt d’une petite poignée d’entreprises privées ou de populations les plus fortunées. C’est cette interrogation qui a conduit à considérer les vaccins anti-Covid comme des « biens publics mondiaux ». Mais la formule manque de clarté.
La notion de bien public mondial, telle qu’elle a pu être mobilisée par les autorités nationales et internationales, ne supposait pas nécessairement la levée des brevets. En effet, faire acheter des doses de vaccin par les États les plus riches et les distribuer de telle sorte qu’elles soient accessibles à tous fait du vaccin un bien public mondial sans en faire un bien commun stricto sensu, c’est-à-dire une ressource dont l’importance est jugée telle qu’elle soit complètement soustraite aux logiques du marché. C’est bien là la limite de la position qui s’est imposée, puisque le dispositif Covax lancé en avril 2020 sous l’égide de l’OMS a été chargé de soutenir la recherche, la fabrication et la distribution équitable des vaccins dans le monde à destination des pays à revenus faibles, mais sans remise en cause des brevets et donc par le biais de négociations avec les laboratoires pharmaceutiques. Face à cette façon de s’arc-bouter sur la propriété industrielle, certains ont pris position pour une levée des brevets1 et cette hypothèse a été discutée au sein même de l’Organisation mondiale du commerce.
L’un des principaux arguments pour refuser de lever les brevets appartient à la perspective économique. Les doses de vaccins ne peuvent être des biens publics parce qu’elles sont rivales (au sens où la dose dont bénéficie mon voisin est une dose de moins pour moi) et exclusives (au sens où la dose de mon voisin ne peut être partagée avec moi). Or, depuis les travaux de l’économiste Paul Samuelson, on estime que, par opposition aux biens publics, ce genre de bien est géré de façon optimale par la propriétarisation et les marchés2. Pourtant, une telle conception néglige le fait que, si les doses de vaccin sont exclusives et rivales, la formule du vaccin et le système de production lui-même pourraient être gérés comme des biens publics. Or mener une politique sanitaire mondiale aurait pu exiger de donner aux pouvoirs politiques toute latitude pour contrôler et distribuer la production des doses, ce qui aurait supposé la levée de la propriété industrielle.
Face à cela, certains peuvent, à juste titre, défendre la thèse selon laquelle le système de la propriété par les brevets est la manière plus efficace de produire les meilleurs vaccins, de les rendre disponibles à la plus grande part de la population et donc de parvenir au bien commun. Aussi la voie la plus courte vers le bien commun (collectiviser les moyens de production) n’apparaît-elle pas nécessairement comme la plus efficace pour l’atteindre. De ce point de vue, il est utile et nécessaire de revenir sur les justifications de la propriété industrielle contre la défense d’un vaccin qui soit un bien commun stricto sensu. Cela pose à nouveaux frais la question de la justice d’un usage des ressources, si celui-ci peut avoir des conséquences qui privilégient une partie de la population au détriment des autres (les propriétaires des brevets contre les usagers des vaccins, les malades les plus riches contre les malades les plus pauvres).
Les justifications déontologiques des brevets
La justification de la propriété industrielle s’inscrit dans le sillage des justifications classiques de la propriété privée. La première justification de la propriété, en ce sens, est déontologique, c’est-à-dire qu’elle relève d’un devoir inconditionnel. Il faudrait que chacun soit propriétaire des produits de son travail parce que cela serait intrinsèquement juste. Dans le Second Traité du gouvernement de 1689, Locke défend que, lorsqu’on introduit quelque chose qui est à nous dans quelque chose qui n’est à personne, cette chose nous revient. Pour les idées, c’est plus simple encore, puisqu’on peut considérer qu’une idée est un pur produit du travail intellectuel de son créateur. De ce point de vue, laisser à l’inventeur le droit d’être propriétaire exclusif de son idée et de l’exploiter comme il l’entend apparaît comme relevant d’une forme d’évidence morale en faveur du brevet3.
Pourtant, ce raisonnement moral doit être compliqué parce qu’il n’y a aucune œuvre ni aucune création qui ne soit produite à partir de rien. Les idées sur la base desquelles nous en créons une nouvelle nous sont venues de l’extérieur, par l’enseignement, des lectures… Il y a bien là encore un mélange entre notre travail et une matière qui lui est étrangère. En ce qui concerne un vaccin, la production d’une nouvelle molécule ne peut se faire que sur la base de l’utilisation de connaissances et de techniques antérieures. Il a d’ailleurs été souligné, dans le cas des vaccins à ARN messager, qu’il s’agissait d’une technique ancienne que les laboratoires privés ont trouvé le moyen d’utiliser pour produire un vaccin anti-Covid. Le problème moral qui se pose alors est que les connaissances et techniques que l’on utilise sont le produit d’un travail social, c’est-à-dire de travaux de nos prédécesseurs que nous utilisons à notre profit. Ainsi, en déposant un brevet concernant le vaccin contre la Covid, les laboratoires ont accaparé le travail de leurs salariés et celui, intellectuel, des générations passées. De plus, les nouvelles idées ne sont possibles que si les anciennes sont accessibles et en libre circulation. Par conséquent, la possibilité même de nous approprier les idées nouvelles par notre travail exige la négation de la propriété des idées produites par le travail des autres. Admettre les brevets, c’est indéniablement admettre une propriété sur la propriété d’autrui.
Du point de vue déontologique et sous l’angle de l’appropriation par le travail, il semble donc difficile de justifier le brevetage. En effet, la part du travail individuel est partielle par rapport à celle du travail collectif dans leur découverte. On peut se demander s’il ne serait pas plus juste de laisser aux idées le statut de biens communs et trouver un moyen de les laisser circuler.
Un autre argument moral en faveur de la propriétarisation des idées relèverait moins de l’appropriation que de la reconnaissance de paternité. L’argument est alors plus hégélien : mon œuvre, c’est moi, c’est ma volonté objectivée ; par conséquent, s’en saisir sans me citer est une atteinte à ma personne. Mais on peut se demander si la propriétarisation absolue est idoine pour protéger la paternité : il existe des licences libres qui, même si elles dérivent de la propriété intellectuelle (copyright), permettent de reconnaître la paternité sans autoriser l’usage exclusif ni la marchandisation4. Par ailleurs, la question de la paternité pose le même problème que précédemment. Rien n’est créé ex nihilo. La figure du créateur absolu est fictive, en particulier dans le cas de la propriété industrielle. En réalité, les pères et les mères des idées forment une longue chaîne ininterrompue de coopération, de sorte que priver l’humanité des idées nouvelles qu’elle a elle-même participé à créer apparaît comme une clause inéquitable. C’est pourtant ce que fait le mécanisme du brevet.
Le seul argument déontologique qui apparaît solide en faveur de la protection de la propriété intellectuelle est celui de la compensation pour le travail fourni, dans le but de permettre à ceux qui participent à l’enrichissement intellectuel de l’humanité de vivre de leur activité. Mais une telle rétribution (prévue d’ailleurs dans la loi de 1791) n’impose pas d’en passer par la propriétarisation ni par la paternité. Il suffirait d’un simple revenu contributif5.
Les justifications conséquentialistes des brevets
Au-delà de l’argument déontologique, l’argument le plus fort est économique et conséquentialiste. Il faudrait accepter le mécanisme du brevet pour encourager les agences privées à chercher et à trouver. En effet, si l’on considère la justice comme relevant de l’avantage mutuel, la propriété intellectuelle semble bien être une candidate sérieuse pour conduire à une situation mutuellement avantageuse malgré l’apparence d’un enrichissement privé. Au contraire, empêcher les individus de s’approprier et de commercialiser leurs découvertes équivaudrait à supprimer l’incitation à la recherche. Ainsi, si tant de laboratoires privés se sont positionnés sur le vaccin contre la Covid, ce serait parce qu’ils avaient l’espoir de gains faramineux.
Cela a d’ailleurs été l’un des arguments centraux mobilisés, y compris pour ne pas imposer de licence d’office après la découverte des premiers vaccins efficaces6. Mais on aurait pu se dire qu’une fois au moins un vaccin efficace découvert, il n’était plus nécessaire d’inciter quiconque à chercher et que rien ne faisait plus obstacle à la levée des brevets. Mais on a pu alors entendre deux arguments en faveur de leur maintien. Pour accroître le nombre de vaccins, il fallait que d’autres laboratoires puissent se positionner et mobiliser leur appareil de production, sans quoi il aurait été impossible de faire face aux besoins internationaux. Cet argument est discutable : une fois un premier vaccin efficace découvert, il n’y a plus d’obstacle à imposer une licence d’office, faisant entorse au monopole permis par le brevet dans l’intérêt de la santé publique7, pour permettre à tout l’appareil de production pharmaceutique de produire le vaccin à une large échelle, en faisant baisser les prix (le cas des médicaments génériques montre que l’abolition des monopoles permet d’accroître la production et de baisser les prix). C’est le second argument qui s’est révélé finalement pertinent : comme le virus mute, il est nécessaire de laisser les agences privées se faire concurrence pour trouver des vaccins toujours mieux adaptés aux nouveaux variants. Or imposer une licence d’office à Pfizer ou Moderna aurait mis un coup d’arrêt aux recherches.
Ce second argument impose de revenir sur la croyance selon laquelle le brevet serait la plus efficace des incitations à la recherche et à la découverte, même si des institutions publiques qui ont d’autres modèles de financement sont aussi capables de faire des découvertes8. Ce sont d’ailleurs des laboratoires publics français qui sont les premiers à avoir découvert les bienfaits de la trithérapie contre le sida en 1996. Par ailleurs, la plupart des découvertes scientifiques récentes ont pu être faites sans même avoir été brevetées.
Concentrons-nous sur le caractère incitatif du mécanisme de brevet. Plusieurs analyses tendent à prouver que l’incitation à innover qui est créée par l’existence des brevets est en réalité fictive, ou tout au moins à nuancer fortement9.
D’abord, comme nous l’avons vu, ce sont la circulation et l’appropriation des idées déjà là qui permettent l’innovation. Or le fait que le brevet retire à tout autre utilisateur le droit d’utiliser une idée pendant une longue période (vingt ans pour la France, par exemple) pourrait apparaître comme un frein important à l’innovation. En outre, les brevets rendent possibles des monopoles qui maintiennent les prix artificiellement élevés10. Cette capacité de blocage des propriétaires de brevet s’est d’ailleurs bien vue durant la crise sanitaire : il a fallu négocier avec eux lors de discussions confidentielles.
Ce sont la circulation et l’appropriation des idées déjà là qui permettent l’innovation.
En outre, on sait que certaines entreprises, comme IBM, développent des solutions open source, comme la distribution de Linux, Red Hat, en se refusant donc au brevetage. IBM utilise, en réalité, un autre modèle de rémunération, qui passe par le hardware et le support technique. Par ailleurs, le grand intérêt pour IBM est de profiter du travail collaboratif gratuit de toute la communauté qui cherche en permanence à améliorer la distribution11.
Enfin, le brevetage conduit à des aberrations diverses. Les brevets obligent ceux qui veulent se positionner sur un marché à créer artificiellement des technologies apparemment nouvelles pour la même fonctionnalité, alors qu’ils auraient pu utiliser la technologie existante. Cela freine la possibilité des concurrents d’améliorer la technologie existante et les pousse à l’introduction artificielle sur le marché de technologies certes originales mais peu innovantes. Ainsi, on sait que l’introduction de brevets est à la fois pléthorique (Samsung a acquis 4 600 brevets en 2013 et IBM 6 800) et vise principalement à empêcher les concurrents de se développer, confinant parfois au phénomène des patent trolls12.
Ainsi, il est difficile d’évaluer le caractère profitable et mutuellement avantageux de l’existence des brevets par rapport à d’autres modes d’innovations assurant une plus grande circulation des idées. On a au contraire de bonnes raisons de douter que les brevets aient les conséquences profitables qu’on leur prête13.
L’exigence de solidarité
Cette réflexion nous conduit naturellement à questionner la légitimité qu’il y a, pour un État, à imposer la levée des brevets. Cela renvoie à la question du droit que l’on aurait d’exiger que les entreprises pharmaceutiques participent au bien commun.
La réponse des institutions a été de considérer que ce droit existe bel et bien, dans la mesure où l’on a contraint les individus à se confiner, à respecter des gestes barrières et à se masquer pour des raisons de santé publique. La réponse a semblé, en revanche, moins évidente en ce qui concerne les entreprises pharmaceutiques, qu’aucune décision contraignante n’est venue frapper. On pourrait considérer que cette différence de traitement est inéquitable. Mais elle a sa justification. Elle tient d’abord au fait qu’en ne rendant pas les vaccins accessibles à tous, les entreprises pharmaceutiques n’ont commis aucun acte de nature à nuire à autrui (au contraire de l’individu qui participe à diffuser la maladie en ne respectant pas les gestes barrières). Elles se sont seulement abstenues de faire quelque chose de bien. Exiger des entreprises privées qu’elles se mettent au service du bien commun porte sur le droit que l’on a à imposer à quelqu’un des actes dits surérogatoires14.
Pour le philosophe libertarien Robert Nozick, ce droit d’exiger d’une entreprise pharmaceutique qu’elle partage ce qui lui appartient au nom du bien commun n’a aucun fondement : « Le fait que quelqu’un possède la production totale de quelque chose qui est nécessaire pour que les autres survivent, n’entraîne pas que son (ou celle de n’importe qui) appropriation de quoi que ce soit laisse des gens (immédiatement ou plus tard) dans une situation pire que ne l’était leur situation d’origine. Un chercheur en médecine, trouvant un nouveau produit de synthèse qui traite efficacement une nouvelle maladie, ne détériore pas la situation des autres en les privant de ce qu’il s’est approprié, s’il refuse de le vendre autrement que selon ses conditions15. » Le chercheur en médecine ne fait rien de mal en ne distribuant pas gratuitement son traitement, dans la mesure où il ne détériore pas la situation des malades, mais se refuse seulement à agir de façon philanthropique. Cela permet de fournir une justification du fait que les États ont considéré qu’ils ne disposaient pas de bonnes raisons morales de contraindre les entreprises pharmaceutiques. Ils ont donc préféré se substituer aux acteurs privés pour rendre le vaccin universellement disponible. Cette position n’avait pas vocation à remettre en cause la propriété du vaccin ni à demander aux entreprises pharmaceutiques d’être vertueuses.
Cela étant, cette thèse n’est recevable qu’à partir du moment où l’on accepte l’idée selon laquelle les entreprises pharmaceutiques disposent d’un droit de séparer leur intérêt de celui de la société tout entière. C’est précisément ce que permet la logique propriétaire16. Si, au contraire, on insiste sur la solidarité de l’intérêt de l’entreprise avec celui de la société qui a rendu possibles son existence et son enrichissement (dans le cas des vaccins, l’importance des aides publiques, de la formation des ingénieurs en pharmacie et des achats publics ne laisse aucun doute sur l’imbrication de l’intérêt privé des entreprises pharmaceutiques et des puissances publiques), il est possible de montrer qu’il est juste que les avantages comme les charges au sein de la société soient mutualisés. De ce point de vue, il aurait pu être moralement justifié d’imposer aux entreprises pharmaceutiques des contraintes qui dérogent au libre usage de la propriété au nom de la réciprocité sociale, argument qui tend à s’imposer de plus en plus, notamment pour les entreprises qui auraient bénéficié d’aides, à qui l’on estime avoir le droit d’imposer des clauses de réciprocité (en matière de création d’emploi, par exemple). Ainsi, une entreprise pharmaceutique, même sans avoir bénéficié d’aides financières directes de l’État, bénéficie néanmoins d’aides indirectes par la formation qu’il a fournie aux ingénieurs et laborantins, par une stabilité juridique et économique qu’il rend possible, etc. Mais un tel argument suppose de critiquer l’idée qu’une entreprise ne doit sa richesse qu’à elle-même et à l’activité de ses employés. Cela suppose de la remettre dans le cadre du milieu social qui lui a permis de se développer et de tirer de là une règle de réciprocité justifiant d’introduire une série de limitations à la propriété et à son exercice, c’est-à-dire à imposer la prise en compte de la part du commun dans le propre. C’est précisément en utilisant ce type de stratégie que Léon Bourgeois a justifié l’impôt sur le revenu dans une approche solidariste en 189517.
On pourrait ajouter à l’argument de la réciprocité celui de l’efficacité collective. S’il n’est pas prouvé que la propriétarisation est le meilleur moyen d’atteindre le meilleur résultat collectif, alors pourquoi ne pas examiner des formes de communalisation des données de la recherche et des moyens de production ? En ce sens, l’impératif du bénéfice commun, qui semble avoir guidé l’argumentaire pour maintenir les brevets durant la crise sanitaire, pourrait être retenu pour exiger au contraire des propriétaires de brevets qu’ils mettent en commun leurs recherches et leur appareil de production, quand il n’est pas montré, en particulier en situation de crise, qu’il n’est pas le plus approprié pour fournir à tous la plus grande quantité de traitement. Ainsi, Locke lui-même, dans son Second Traité du gouvernement, a considéré que le droit de propriété n’était moralement justifié qu’à la condition expresse d’être mutuellement avantageux. Mais dans le cas où l’on peut montrer qu’il n’est pas vrai que la propriété privée est le moyen le plus susceptible de conduire à l’avantage collectif, ne vaut-il pas la peine d’examiner d’autres modes d’exploitation et de distribution à même de conduire plus sûrement au bien commun ? C’est précisément ce qu’a fait Elinor Ostrom en critiquant la tragédie des communs de Garrett Hardin18. De son point de vue, il est loin d’être acquis que la manière optimale de gérer les ressources soit de les subordonner à la gestion privative. Il existe des façons collectives de gérer des ressources partagées qui ne conduisent pas à leur épuisement.
Ainsi, il apparaît envisageable, en vue de l’avantage mutuel, de passer à des formes collaboratives de production qui rétribuent par un revenu contributif sans désinciter à la mise en commun des productions intellectuelles nécessaires au genre humain. Les travaux de Michel Bauwens sur le modèle des licences Creative Commons19 ou d’autres pistes fondées sur les brevets ouverts (open patents) offrent des pistes fructueuses20. Il existe ainsi différentes voies permettant de penser des alternatives à la propriétarisation par le brevetage qui sont susceptibles de libérer l’innovation et la rendre collectivement profitable, sans pour autant porter atteinte aux droits légitimes des individus à vivre de leur participation à l’innovation industrielle.
- 1. Voir Séverine Dusollier, « Vaccins contre le Covid-19 : “La levée des brevets est le préalable à un régime de propriété intellectuelle plus solidaire” », Le Monde, 16 juin 2021.
- 2. Voir Paul A. Samuelson, “The pure theory of public expenditure”, Review of Economics and Statistics, vol. 36, no 4, novembre 1954, p. 387-389.
- 3. La loi du 7 janvier 1791 portant sur la propriété industrielle est tout à fait fidèle à cette conception des choses. Dans son préambule, elle dispose : « L’Assemblée nationale [considère] que toute idée nouvelle dont la manifestation ou le développement peut devenir utile à la société, appartient primitivement à celui qui l’a conçue, et que ce serait attaquer les droits de l’homme dans leur essence, que de ne pas regarder une découverte industrielle comme la propriété de son auteur. »
- 4. Notamment les Creative Commons. Voir Mikhail Xifaras, « Le copyleft et la théorie de la propriété », Multitudes, vol. 41, no 2, 2010, p. 50-64.
- 5. Sur le revenu contributif, voir, par exemple, l’entretien d’Ariel Kyrou avec Bernard Stiegler, « Le revenu contributif et le revenu universel », Multitudes, vol. 63, no 2, 2016, p. 51-58.
- 6. Voir Louise Millot et François Pochart, « L’ineptie du débat sur les licences d’office et la levée des brevets » [en ligne], Dalloz actualité, 12 avril 2021.
- 7. Voir Elizabeth Berthet, Matthieu Dhenne et Lionel Vial, « Covid-19 : Comment mettre en œuvre la licence d’office » [en ligne], Institut Boufflers, 2020.
- 8. Un certain nombre de controverses historiques sur le brevetage sont rappelées par Fabienne Orsi dans Marie Cornu, F. Orsi et Judith Rochfeld (sous la dir. de), Dictionnaire des biens communs, Paris, Presses universitaires de France, 2017, p. 148-152.
- 9. Voir Thibault Schrepel, « Les brevets : un mal nécessaire ? Étude d’une possible remise en cause » [en ligne], Revue concurrentialiste, juillet 2014.
- 10. Joseph Stiglitz, “How intellectual property reinforces inquality”, The New York Times, 14 juillet 2013.
- 11. Voir Benjamin J. Birkinbine, “From the commons to capital: Red Hat, Inc. and the business of free software” [en ligne], Journal of Peer Production, no 10, mai 2017 ; Sébastien Broca, Utopie du logiciel libre. Du bricolage informatique à la réinvention sociale, préface de Christopher Kelty, Paris, Le Passager clandestin, 2013.
- 12. Voir T. Schrepel, “Patent troll through the US and EU antitrust law: When co-operation is no longer an option”, European Competition Law Review, vol. 34, no 6, mai 2013, p. 318-325.
- 13. Voir Ismaël Benslimane, Les brevets sont-ils un mal nécessaire ? Analyse et défense de la thèse réformiste contre la thèse conservatrice en situation d’incertitude épistémique, thèse de doctorat de l’université Grenoble-Alpes, 2020.
- 14. Voir Florian Cova, « La morale au-delà du devoir : le problème de la surérogation », Le Philosophoire, vol. 30, no 2, 2008, p. 55-74.
- 15. Robert Nozick, Anarchie, État et utopie [1974], trad. Évelyne d’Auzac de Lamartine révisée par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Presses universitaires de France, 2008, p. 226.
- 16. Voir Pierre Crétois, La Part commune. Critique de la propriété privée, Paris, Éditions Amsterdam, 2020.
- 17. Voir Pierre Crétois, Le Renversement de l’individualisme possessif. De Hobbes à l’État social, Paris, Classiques Garnier, 2015.
- 18. Voir Édouard Jourdain, Elinor Ostrom. Le gouvernement des communs, Paris, Michalon, 2022, p. 17 et suivantes.
- 19. Sur les licences à réciprocité renforcée et leurs enjeux plus larges, voir Pierre-Carl Langlais, « Rendre aux communs le produit des communs : la quête d’une licence réciproque » [en ligne], Sciences communes, 21 septembre 2014.
- 20. Voir Christine Frison et Esther van Zimmeren, « Brevet ouvert (open patent) », dans M. Cornu, F. Orsi et J. Rochfeld (sous la dir. de), Dictionnaire des communs, op. cit., p. 153-156.