
Le style intellectuel de Claude Lefort. Entretien avec Pierre Rosanvallon
Propos recueillis par Justine Lacroix et Antoine Garapon
Par sa critique du totalitarisme comme pathologie interne à la démocratie, Claude Lefort a été une ressource pour la deuxième gauche. Plus sensible à l’histoire sociale, Pierre Rosanvallon raconte leur itinéraire commun et explique que l’œuvre de Lefort permet de penser le populisme contemporain.
Vous avez bien connu Claude Lefort. Pourriez-vous revenir sur votre rencontre et les étapes de votre compagnonnage intellectuel ?
Le premier livre sur la couverture duquel était mentionné le nom de Claude Lefort a été pour moi l’ouvrage collectif Mai 68. La Brèche[1]. Mais à l’époque, c’était le nom d’Edgar Morin qui irradiait car il était, avec Michel de Certeau, l’un des interprètes les plus éloquents du mouvement de 1968. Castoriadis figurait, lui, sous un pseudonyme. Quant au nom de Lefort, il n’avait pas été spécialement remarqué à ce moment-là. Un peu plus tard, c’est la parution de son livre sur Machiavel[2] qui a été une découverte pour moi.
J’étais alors permanent à la Cfdt et j’avais commencé à réfléchir à ce qui me semblait une question essentielle, l’entropie démocratique. Le grand mot d’ordre de 1968, ou des années 1960 plus largement, était la redécouverte de la démocratie, l’invention de l’autonomie, la mise en œuvre du collectif. Mais nombre d’expériences en ce sens finissaient par se retourner contre elles-mêmes. Toute une sociologie des expériences autogestionnaires dans les kibboutzim israéliens et en Yougoslavie mettait l’accent sur les phénomènes de dégradation de l’énergie collective. Il ne suffisait donc pas de généreux projets pour transformer le rapport des individus à leur organisation collective : il fallait partir des difficultés de la démocratie pour la comprendre et la faire progresser. Cela m’a amené à m’intéresser à tous ceux que l’on a appelés les théoriciens réalistes de la démocratie. Dès le début des années 1970, je me suis ainsi plongé dans les travaux de Robert Michels et de Moïsei Ostrogorsky, deux pionniers de la science politique et de la sociologie des organisations que l’on redécouvrait à peine à l’époque.
Cette redécouverte m’a amené aussi à m’intéresser aux théoriciens réalistes classiques de la politique, parmi lesquels le nom de Machiavel s’imposait avec éclat. C’est pour cela que j’avais foncé sur ce livre de Lefort. En même temps que je découvrais son ouvrage, une personne avec qui je travaillais à la Cfdt l’avait rencontré, avec Castoriadis, dans l’un des groupes qui avaient fait suite à la dissolution de Socialisme ou barbarie. Dans ce groupe appelé le « Cercle Saint-Just » étaient présents Edgar Morin, Claude Lefort, Cornelius Castoriadis, Daniel Mothé, ouvrier chez Renault, et Marcel Gonin, permanent à la Cfdt et mentor intellectuel et politique d’Edmond Maire.
J’avais ainsi récupéré la sténotypie d’un exposé de Lefort qui avait pour titre « Comment comprendre la démocratie », fait dans l’une de ces réunions qui avaient lieu vers 1966. Je crois que c’était son premier texte sur le sujet. Mais, à l’époque, la figure la plus visible dans le couple Lefort-Castoriadis était plutôt Castoriadis, dont les articles de Socialisme ou Barbarie avaient été republiés dans la collection 10/18 et avaient eu un large écho, tant dans le monde intellectuel que dans le monde militant. En 1973, quand j’ai lancé la revue Cfdt-aujourd’hui, j’ai rencontré pour cette raison Castoriadis, sur la suggestion de Marcel Gonin, et me suis lié fortement avec lui. Il a ainsi écrit plusieurs articles dans les premiers numéros de Cfdt-aujourd’hui. Il avait un tempérament très chaleureux et militant, pas du tout académique.
Je connaissais le nom de Lefort grâce à ce livre sur Machiavel et à cette sténotypie, mais j’étais beaucoup plus proche personnellement de Castoriadis. Au milieu des années 1970, la réflexion politique en France était dans un moment italien : on découvrait Gramsci, qui commençait à être traduit. Quand on a lancé la revue Faire, il y avait la revue Mondo Operaio avec laquelle nous coopérions et son directeur Noberto Bobbio avec lequel j’avais des échanges. Les intellectuels italiens étaient plus largement nos grands partenaires, qu’il s’agisse du cercle autour d’Il Manifesto, des théoriciens de l’operaismo ou des penseurs du renouveau marxiste. Castoriadis était tout à fait dans ce milieu-là. On se rencontrait alors aussi bien dans des réunions à Paris qu’en Italie.
Un itinéraire en commun
La publication de mon livre sur L’Âge de l’autogestion[3], en 1976, a marqué le début de ma relation avec Lefort. Il m’a envoyé une longue lettre me disant que l’ouvrage l’avait beaucoup intéressé et qu’il souhaitait qu’on se rencontre. À partir de là, nous nous sommes vite trouvés sur un terrain commun. Cela correspond aussi à ce qu’on peut appeler le moment antitotalitaire de la deuxième gauche : L’Archipel du Goulag est traduit à partir de 1974[4], et Un homme en trop[5] paraît peu après.
Lefort a été présent à cette époque dans un groupe de travail de la revue Esprit, le Groupe politique, où l’on trouvait également François Furet, Olivier Mongin, Paul Thibaud, Marcel Gauchet, Jacques Julliard et moi. Olivier Mongin et moi avions lu les numéros de la revue Texture, et ceux de la revue L’Anti-Mythes. Marcel Gauchet était également très présent à ce moment-là : il travaillait comme une sorte d’assistant informel de Lefort, et assistait à tous ses séminaires.
Pour Lefort, il fallait comprendre le totalitarisme comme
une pathologie interne
à l’idée démocratique.
Lefort est apparu comme une personne-ressource dans cette naissance d’une définition antitotalitaire de la gauche et de la deuxième gauche. Nous avions organisé une conférence commune entre la revue Libre, la revue Faire (la revue de la deuxième gauche dont j’étais responsable avec Patrick Viveret) et la revue Esprit. Lefort avait pris la parole pour Libre, j’étais intervenu pour Faire et Paul Thibaud avait pris la parole pour Esprit. Lefort s’est alors imposé pour beaucoup d’entre nous comme celui qui avait une véritable théorie critique du totalitarisme, qui se démarquait de ses critiques libérales. La critique aronienne du totalitarisme consistait en effet alors à dire que le totalitarisme devait être compris comme un illibéralisme radical. Pour Lefort, il fallait le comprendre comme une pathologie interne à l’idée démocratique. Cette distinction se retrouve dans la critique du populisme aujourd’hui, dont beaucoup de personnes ne font qu’une critique libérale.
Si Lefort s’est imposé comme une personne centrale dans cette réflexion, et a eu cette grande reconnaissance d’une partie du mouvement antitotalitaire, il ne s’est jamais vraiment imposé comme une personnalité publique. Dans le mouvement rocardien, beaucoup de gens ne le connaissaient pas. C’est la raison pour laquelle nous avions voulu publier un très long entretien avec lui dans Faire. Les responsables de la Cfdt ne connaissaient pas Lefort, alors que tout le monde connaissait Castoriadis, qui était une personnalité sociale, souvent interviewé dans Le Matin de Paris, Libération et Le Nouvel Observateur. À l’inverse, Lefort avait un côté ombrageux. Une fois, les journalistes du Nouvel Observateur avaient eu le malheur de corriger une phrase un peu longue dans une interview qu’il leur avait accordée : il n’accepta plus jamais d’en faire !
Mais peut-être à cause de la différence d’âge, je m’entendais extrêmement bien avec lui. J’avais une légitimité sociale : je venais du mouvement syndical, j’avais écrit sur l’autogestion. J’avais commencé à réfléchir sur le totalitarisme, sur l’utopie d’une démocratie immédiate à elle-même, de la transparence, quand je travaillais sur l’autogestion (qui est, au fond, une utopie libérale). C’est comme cela qu’est venue l’idée qui débouchera sur la publication de mon livre Le Capitalisme utopique[6]. Quand je lui en avais parlé, il m’avait suggéré de m’inscrire en thèse. Comme je sortais d’Hec, il m’avait fait dispenser de Dea. Quand le livre a été publié, j’en ai ainsi fait une thèse de troisième cycle sous sa direction.
Cette grande proximité intellectuelle a eu une inscription sociale particulière à partir de 1979. François Furet, nouveau président de l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess), s’était alors rendu compte que si on voulait comprendre l’histoire de la Révolution française, il fallait intégrer à la réflexion une dimension de philosophie politique. Il a pour cela mis en place un groupe de lecture et de réflexion informel à l’Ehess où l’on comptait, parmi les seniors, Furet, Lefort, Castoriadis un temps, Pierre Nora, Jacques Julliard et quatre « jeunes » : Marcel Gauchet, Pierre Manent, Bernard Manin et moi. De 1979 à 1983, nous nous sommes réunis une fois par mois. C’était très informel et ce que je trouvais extraordinaire était qu’il n’y avait absolument pas de sens de la hiérarchie dans ce groupe : les anciens travaillaient à égalité avec des jeunes, dont les itinéraires étaient parfois un peu chaotiques (sauf pour Pierre Manent, qui était normalien, agrégé et assistant de Raymond Aron au Collège de France).
Je me suis rapproché de Lefort du fait de son style intellectuel. Le caractère un peu prophétique de Castoriadis était très séduisant, mais avec Lefort j’avais l’impression d’une fraternité intellectuelle plus forte. Ce lien s’est prolongé et peu à peu institutionnalisé. Grâce à Lefort, Furet et tout un ensemble de professeurs de l’Ehess qui, dans les années 1970, étaient très ouverts, comme Jacques Le Goff, Françoise Héritier, ou Pierre Vidal-Naquet, j’ai eu la chance d’y être élu comme maître-assistant en 1983. J’étais alors rattaché à un centre de recherche codirigé par Edgar Morin et par Lefort, dont je partageais le bureau rue de la Tour. Par la suite, je suis devenu responsable du centre Raymond Aron, dont Lefort était membre. Il a continué de se rendre à son bureau de l’Ehess, boulevard Raspail, jusqu’aux derniers mois de sa vie.
Du lieu vide du pouvoir au peuple introuvable
Comment les concepts et analyses de Lefort sont-ils liés avec vos propres concepts, le « peuple introuvable » ou la « démocratie inachevée » ? Comment les questions des droits de l’homme et du totalitarisme permettent-elles d’appréhender l’œuvre de Lefort ? Avec les bouleversements vertigineux auxquels on assiste aujourd’hui sur le plan géopolitique en Europe aussi bien que dans le monde, toute cette nouveauté que Lefort n’avait pas pu anticiper, quelles sont encore la pertinence et la force – ou les faiblesses – de la pensée de Lefort pour le monde contemporain ?
Lefort a été le grand théoricien critique du totalitarisme. Il s’agissait de montrer que la légitimité communiste procédant de son inscription sociologique dans la classe ouvrière n’était pas une légitimité intellectuelle et morale. Et qu’il y avait donc une autre façon de penser un idéal de gauche. Beaucoup de ses écrits, c’est frappant, mêlaient l’analyse de la politique contemporaine à l’analyse du totalitarisme, que ce soit son livre L’Invention démocratique[7] ou d’autres essais de cette période. On y trouve beaucoup de choses sur le Parti communiste, la critique de Mitterrand et, plus largement, celle des « progressistes » dans le monde socialiste.
Sa critique était éminemment plus forte que la critique libérale, aronienne. Le Comité des intellectuels pour l’Europe et la liberté (Ciel), mis en place par ce milieu au milieu des années 1970, portait une vision tout à fait libérale selon laquelle il fallait prioritairement restaurer la démocratie libérale face aux menaces totalitaires. Il n’était pas question pour eux de penser une démocratie rénovée. À l’inverse, pour Lefort, la réflexion sur l’approfondissement démocratique était inséparable d’une réflexion sur les dérapages totalitaires.
C’est pour cela qu’il n’a pas été d’accord avec l’ouvrage de François Furet, Le Passé d’une illusion[8], et qu’il a écrit La Complication[9] pour y répondre. Malgré son estime intellectuelle pour Furet, il divergeait avec lui sur ce point-là : le communisme n’était pas une illusion mais une pathologie de l’espérance ou du progressisme.
Sa vision du totalitarisme n’a cessé de me sembler également beaucoup plus puissante que celle d’Hannah Arendt. Arendt voit dans le totalitarisme le point d’arrivée ultime d’une certaine modernité : un monde désocialisé, dans lequel toutes les appartenances ont été rompues, ne peut retrouver son unité que sous la forme de ce « peuple un » dans lequel le fantasme de l’unité apporte une réponse au phénomène de désocialisation. Certes, l’œuvre d’Arendt ne se limite pas aux Origines du totalitarisme[10], un livre marquant parce que c’est le premier à avoir fait une théorie du totalitarisme, par rapport aux autres qui étaient simplement des critiques libérales. Mais Lefort est allé beaucoup plus loin.
Arendt s’est intéressée au phénomène totalitaire avec des intuitions sociologiques très fortes, que Lefort en revanche n’a pas eues. Il ne s’est pas tellement intéressé à tous ces théoriciens réalistes d’une sociologie du phénomène totalitaire, jusqu’à Orwell. Dans Penser la Révolution française[11], François Furet avait écrit sur celui qui avait fait la première théorie de la dérive des partis sous la Révolution française, Augustin Cochin. Lefort n’avait pas cette dimension historique et sociologique, il est vraiment resté un philosophe politique de la démocratie. Son obsession était de remettre la question de la démocratie au centre de la réflexion politique : ne pas le faire avait à ses yeux pour conséquence de maintenir la domination intellectuelle des partis communistes.
Cette question du totalitarisme a alors eu une actualité double. D’abord, l’actualité du stalinisme. Lefort a montré qu’il y a eu un stalinisme sans Staline, qu’il ne s’agissait pas seulement d’un culte de la personnalité, mais d’un phénomène socio-politique spécifique. Or le phénomène totalitaire avait une double prégnance dans les années 1970 : d’une part, une prégnance dans la constitution politique des gauches en Europe (la place des partis communistes) et, d’autre part, une consistance non seulement parce que l’Union soviétique restait un régime totalitaire mais parce qu’il y a eu la révolution culturelle chinoise et le Cambodge. Le Cambodge redisait avec force qu’il y avait une actualité terrible du totalitarisme et de la menace totalitaire.
Ensuite, Lefort s’est intéressé à reprendre la question des droits de l’homme comme constitutifs d’une pensée de la démocratie, en positif. Mais il n’a pas été contemporain de ce qui est devenu notre problème, la question des populismes. Pendant très longtemps, on a analysé les populismes comme une résurgence de l’extrême droite, pas comme un moment démocratique aussi important que l’était celui des totalitarismes. De ce point de vue, la pensée de Lefort a été celle d’un moment politico-intellectuel dont il a été la grande figure, au cours des années 1970 et au tournant des années 1970 et 1980.
S’il y a une pertinence de sa pensée au-delà de ce moment, elle n’est pas instrumentale. L’un de ses concepts centraux consiste à comprendre la démocratie comme affirmation du « lieu vide » du pouvoir. Cela veut dire qu’il ne faut pas qu’il soit absorbé par l’idée d’un peuple directement actif, totalement incarné dans la figure de « l’égocrate », formule qu’il a reprise à propos de Staline. Il a défini cette notion avec l’obsession de vider ce lieu de cette surcharge d’incarnation, de prétention représentative.
Le concept de « peuple introuvable » sert à montrer
qu’il y a un hiatus entre
le principe politique et le principe sociologique de la démocratie.
Dans mon travail, j’ai essayé de développer cette notion, en articulant le fait que le peuple était à la fois un principe politique incontournable et une réalité sociologique problématique. Le concept de « peuple introuvable » sert à montrer qu’il y a un hiatus entre le principe politique et le principe sociologique de la démocratie. Il faut travailler ce hiatus en déclinant, justement, les formes du peuple et en ayant recours à une notion élargie et démultipliée du pouvoir social.
Je l’ai fait en montrant qu’il y a le « pouvoir de tous », le « pouvoir de personne » et le « pouvoir de n’importe qui ». Le pouvoir de tous ne prend forme que de façon approchée parce que, sauf dans l’utopie de l’incarnation, il n’existe que dans le fait électoral majoritaire. Dans cette modalité instrumentale et institutionnelle, le pouvoir de tous n’est qu’une approximation très problématique et limitée, mais qui a une vérité pratique : mettre un point final aux discussions, par la dimension arithmétique du fait que cinquante et un est supérieur à quarante-neuf. Cette vertu est instrumentale plutôt que sociale.
Le peuple peut être défini aussi par le fait que n’importe qui en est membre et a des droits qui doivent être présentés à ce titre. Chaque individu se voit reconnu comme étant important pour la société et détenteur de droits personnels autant que politiques. Les droits de l’homme, c’est donner forme au pouvoir de n’importe qui. Les institutions d’un tel pouvoir permettent la garantie de tels droits, avec au premier chef le rôle joué par la justice constitutionnelle.
La démocratie est enfin le pouvoir de personne, le régime dans lequel personne ne peut absorber lui-même le pouvoir, ce qui est représenté par des institutions qui échappent au pouvoir majoritaire, comme les idées de pouvoir judiciaire ou d’institutions indépendantes.
Le cœur de la vie intellectuelle de Lefort était situé à un moment où l’important était d’effectuer le travail qu’il a fait. On ne pouvait, au moment où il a écrit son œuvre, attendre autre chose. Si j’ai voulu décliner et instrumentaliser la notion de « lieu vide du pouvoir », c’est que j’ai pris conscience qu’il fallait dorénavant faire beaucoup d’histoire et de sociologie pour faire de la théorie politique. Lefort en réalité lisait assez peu. Il lisait très profondément, et toujours les mêmes choses : il fallait voir l’état totalement démantibulé de ses exemplaires de De la démocratie en Amérique et de L’Ancien Régime et la Révolution ! Il s’intéressait à l’actualité, il lisait la presse. Il s’était intéressé à l’histoire de la Révolution dans le cadre de notre groupe de réflexion, mais il en savait beaucoup moins que la plupart d’entre nous. Nous étions, par exemple, plongés dans les archives parlementaires ; je ne crois pas qu’il les ait jamais ouvertes. Il connaissait des textes de Sieyès, de Robespierre. C’est aussi lui, avec Foucault, qui m’a initié à l’intérêt qu’il y aurait à travailler sur les libéraux comme Guizot. Il voulait surtout aller à l’os de cette question d’une pensée de la démocratie qui servirait en même temps de point d’appui pour faire une critique des totalitarismes et pour développer l’idéal démocratique.
Vers une critique des droits de l’homme ?
La notion de peuple introuvable fait aujourd’hui l’objet de deux critiques dans l’espace public français. Vous dites que le peuple ne renvoie pas à l’existence d’une masse positive et déterminée, que celle-ci est la somme de demandes de reconnaissance et de privation de droits, et que c’est à partir de la notion de minorité que s’appréhende le peuple. Cela rejoint ce que disait Lefort en 1979 : « C’est dans le progrès d’une conscience des minorités qu’on peut découvrir un foyer d’universalité[12]. »Est-ce mal compris ? Car cette idée est aujourd’hui assez critiquée dans certains pans de la philosophie politique, pas seulement en France. Nancy Fraser, par exemple, appelle « néolibéralisme des progressistes » l’idée qu’à force de mettre l’accent sur les minorités, sur les luttes pour les droits, sur ces privations de reconnaissance, on aurait oublié les classes populaires et la question de la redistribution[13]. C’est plus explicite encore chez des auteurs qui sortent du champ académique, comme Jean-Claude Michéa par exemple.
À suivre cette thèse, Lefort serait la rencontre du capitalisme cognitif et des mouvements sociaux. Il faut ici voir deux choses. La première est le moment où l’œuvre de Lefort a été faite. S’il était encore intellectuellement actif aujourd’hui, Lefort n’en serait pas resté à la conception des droits de l’homme qui était la sienne. J’ai écrit La Société des égaux[14] pour montrer qu’il fallait aussi penser l’égalité comme relation sociale et pas seulement comme critique des inégalités économiques. Il n’y a pas de critique politique possible des inégalités économiques s’il n’y a pas également une théorie de l’égalité sociale. Ça n’était pas le problème de la génération de Lefort, ni celui de la période, parce que Lefort était encore immergé dans un moment de l’histoire du capitalisme et de l’histoire sociale dans lequel ces questions n’étaient pas apparues.
Cette divergence à propos des droits traduisant pour certain la menace d’une dissociation ou d’une pulvérisation de la société n’était pas une question de l’époque et, même aujourd’hui, le développement des droits personnels quels qu’ils soient n’est pas contradictoire avec une théorie de la citoyenneté. Il faut penser aux deux. Nous sommes encore dans le début de l’histoire d’une pensée globale des droits. Pour l’instant, on a uniquement pensé des droits de l’autonomie des individus. Des droits qui sont toujours dans la problématique la plus classique de la construction ou du maintien de la propriété de soi. C’est bien ce dont il est question avec l’avortement ou le mariage pour tous.
Mais il existe un autre type de droits : non pas des droits défensifs de la propriété de soi, mais des droits de la construction d’une autonomie, non pas comme position mais comme action. J’ai toujours été sensible à cela à cause de mes lectures récurrentes dans le domaine du droit du travail. Dans le droit du travail, il ne s’agit pas simplement d’organiser la protection, mais d’élargir des possibilités d’action. La notion de droits de « l’homme au travail », par exemple, permet de concevoir des choses neuves.
Vous avez dit que la question des droits comme pulvérisation sociale n’était pas le souci de Claude Lefort, mais il a tout de même eu un dialogue sur ces questions avec Pierre Manent, puis il y a eu ce désaccord autour de l’article de Marcel Gauchet, « Les droits de l’homme ne sont pas une politique[15] ».
Dans Notre histoire intellectuelle et politique[16], je reviens en détail sur l’histoire de cet article. Quand il est paru, on ne pouvait pas le lire comme on le lit aujourd’hui. C’était un article très violent mais, à l’époque, Lefort y a surtout vu la marque du tempérament éruptif, imprécateur de Gauchet. Ce dernier nous disait des choses comme « tous ces gens finiront à la poubelle », « le Collège de France implosera sur ses propres bases », « dans dix ans, plus personne ne saura qui était Foucault ». On voyait donc cet article comme une espèce d’éruption un peu exagérée et comme le produit d’un agacement. Mais si c’était pour dire simplement qu’on ne peut pas se contenter de défendre les droits et de souscrire au principe du marché pour penser l’avenir, nous étions tous d’accord.
Lire Lefort aujourd’hui
Concernant l’actualité et les grands phénomènes accusés depuis la mort de Lefort, en particulier la mondialisation comme perturbateur politique majeur, quelle est la pertinence de ses concepts aujourd’hui ? Quelle a été la réception de l’œuvre de Lefort, dans le monde francophone comme dans le reste du monde ?
Dans le domaine de la théorie politique, les questions de la construction européenne et de la mondialisation, qui n’étaient pas les siennes, ont beaucoup alimenté les réflexions politiques. Le travail d’Étienne Balibar ou de Jean-Marc Ferry en était très nourri en France, celui d’Habermas en Allemagne, celui de beaucoup d’Anglais et d’Italiens aussi.
Lefort ne parlait pas très bien anglais, même s’il allait parfois aux États-Unis. Il a reçu des prix, mais ne voyageait pas beaucoup. Cela explique peut-être qu’il n’ait pas eu la reconnaissance internationale qu’il aurait dû avoir. Aux États-Unis, ceux qui l’ont fait connaître sont Jean Cohen et Andrew Arato. Il a été traduit assez tardivement, chez des petits éditeurs. Les gens qui le connaissent aux États-Unis sont ceux qui connaissent bien la littérature française. Charles Taylor sait bien ce qu’il a fait et le respecte. En revanche, des Américains comme Michael Sandel ou Bruce Ackerman n’ont jamais entendu parler de Lefort alors qu’ils ont été biberonnés à Arendt. Je ne sais pas s’il y a jamais eu de comptes rendus de ses livres dans la New York Review of Books par exemple. Aux États-Unis, c’est peut-être aussi lié au fait que la question du totalitarisme n’avait pas du tout la centralité qu’elle a en Europe.
Lefort est aujourd’hui
une ressource pour penser
le populisme, comme
un retournement de la démocratie contre elle-même.
Il y a le cas de l’Amérique latine où, en général, les penseurs français sont très lus et traduits. Pendant deux ou trois ans, Lefort a été professeur à l’université fédérale de São Paulo parce que c’était des Français qui l’avaient créée. C’est Fernand Braudel, dans les années 1950, qui lui a ainsi proposé d’aller enseigner là-bas. Il a pour cela été très reconnu au Brésil et plus largement en Amérique latine. Une ministre de la Culture de l’État de São Paulo, membre du Parti des travailleurs, Marilena Chaui, était l’une de ses anciennes élèves. En Argentine, au Mexique et au Chili, il a été aussi très lu.
Reste que Lefort reste toujours aujourd’hui une ressource importante pour penser le populisme, comme un retournement de la démocratie contre elle-même. En lisant ce qui s’écrit actuellement sur le sujet, je suis frappé que, notamment aux États-Unis, avec le dernier livre de Yascha Mounk par exemple[17], il s’agit surtout d’en faire une critique libérale, ce qui est conceptuellement très limité.
[1] - Edgar Morin, Claude Lefort, Cornelius Castoriadis, Mai 68. La Brèche, Paris, Fayard, 1968.
[2] - Claude Lefort, Le Travail de l’œuvre Machiavel, Paris, Gallimard, 1972.
[3] - Pierre Rosanvallon, L’Âge de l’autogestion ou la Politique au poste de commandement, Paris, Seuil, coll. « Politique », 1976.
[4] - Alexandre Soljénitsyne, L’Archipel du Goulag. 1918-1956 : Essai d’investigation littéraire, Paris, Seuil, 1974.
[5] - Claude Lefort, Un homme en trop. Réflexions sur L’Archipel du Goulag [1976], Paris, Seuil, réédité chez Belin, coll. « Alpha », 2015.
[6] - Pierre Rosanvallon, Le Capitalisme utopique. Histoire de l’idée de marché [1979], Paris, Seuil, 1999.
[7] - Claude Lefort, L’Invention démocratique, Paris, Fayard, 1981.
[8] - François Furet, Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au xxe siècle, Paris, Calmann-Lévy, 1995.
[9] - C. Lefort, La Complication, Paris, Fayard, 1999.
[10] - Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, New York, Harcourt Brace & Co, 1951, publié en français en trois volumes, Sur l’antisémitisme, Paris, Seuil, 1973 ; L’Impérialisme, Paris, Seuil, 1982 ; et Le Système totalitaire, Paris, Seuil, 1982.
[11] - François Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1978.
[12] - Claude Lefort, « La communication démocratique », Esprit, septembre-octobre 1979.
[13] - Voir par exemple Nancy Fraser, « De Clinton à Trump, et au-delà », Esprit, septembre 2018.
[14] - Pierre Rosanvallon, La Société des égaux, Paris, Seuil, 2011.
[15] - Marcel Gauchet, « Les droits de l’homme ne sont pas une politique », Le Débat, juillet-août 1980.
[16] - Pierre Rosanvallon, Notre histoire intellectuelle et politique 1968-2018, Paris, Seuil, 2018. Recensé dans Esprit, décembre 2018, p. 163.
[17] - Yascha Mounk, The People vs. Democracy: Why Our Freedom Is in Danger and How to Save It, Cambridge, Harvard University Press, 2018.