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Dans le même numéro

Que sont devenus les partis-mouvements ? La France insoumise et La République en marche depuis 2017

janv./févr. 2022

LREM et LFI incarnent une nouvelle forme de mobilisation politique qui, sous couvert d’échapper à la bureaucratie, se passe des dispositifs censés garantir le pluralisme. Caractérisés par une forte personnalisation et un fonctionnement vertical, ces partis-mouvements sont moins destinés à construire la vie politique qu’à préparer l’échéance électorale.

La campagne présidentielle de 2017 a été marquée par l’irruption de nouvelles formations politiques, La République en marche (LREM) et La France insoumise (LFI), portant les ambitions de leur candidat, Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon. Alors que, dans le modèle des partis traditionnels, le parti fabrique le candidat (par des primaires fermées ou ouvertes), c’est ici le candidat qui crée de manière ad hoc une structure pour asseoir la mobilisation électorale. Les deux organisations ont ainsi été créées par le haut au moment de l’élection présidentielle de 2017 par un candidat, certes autoproclamé, mais qui cherche à appuyer son ambition sur une structure collective.

LREM et LFI présentent de grandes divergences sur le plan idéologique mais elles convergent d’un point de vue organisationnel1 : elles se présentent comme des « mouvements » fortement inclusifs, souples, conjuguant horizontalité participative et verticalité décisionnelle et cherchent à se démarquer des partis installés dans le système politique, jugés trop bureaucratiques. Tant du côté de LFI que de LREM, le Parti socialiste, dont beaucoup de cadres sont issus, constitue un contre-modèle explicite. Comment ces « mouvements » ont-ils évolué depuis 2017 ? Ils deviennent juridiquement des partis une fois les scrutins présidentiel et législatif passés, touchant une dotation publique annuelle de fonctionnement (plus 20 millions d’euros pour LREM, 4 millions pour LFI). Mais conservent-ils leurs traits structurels initiaux ? La souplesse qu’ils revendiquent est-elle une propriété organisationnelle liée à leur nouveauté ou une caractéristique durable ? Est-on face à un nouveau modèle de parti ? Au-delà du contexte présidentiel qui les a vus naître, comment s’intègrent-ils au système politique2 ?

Une nouvelle forme partisane

Revenons d’abord sur la forme organisationnelle initiale de ces partis « à prétention mouvementiste » selon l’expression de Fabien Escalona3. Il s’agit dans les deux cas de partis structurés fortement à partir d’Internet et dont la personnalisation est très forte. Emmanuel Macron a créé un parti qui porte ses initiales et qui est voué à son soutien avant et après l’élection. Dans la théorie du « populisme de gauche » dont s’inspire Jean-Luc Mélenchon, le leader joue un rôle tribunitien et coagulateur. Les deux mouvements consacrent une nouvelle forme d’engagement, de militantisme et de communauté partisane qui passe par une adhésion formelle minimale et gratuite sur Internet et correspond au modèle de l’engagement distancié (intermittent, à faible coût…). Deux écueils cherchent à être conjurés : la constitution de notabilités locales et la formation de sensibilités internes, deux phénomènes qui ont ankylosé le Parti socialiste. Ces partis rejettent les formes traditionnelles de la démocratie intra-partisane, comme les congrès mais aussi le vote des adhérents pour désigner les dirigeants et les candidats. L’absence d’élections internes et de courants, autres que des consultations thématiques, est théorisée. Il s’agit d’éviter, par des règles en quelque sorte prophylactiques, la « bureaucratisation », conçue comme une pente naturelle des partis.

Autour de quelles règles statutaires s’organise la démocratie interne ? Si une large autonomie est donnée à la base, le fonctionnement est très centralisé et vertical et les principales décisions échappent aux adhérents dans les deux cas. Les formes dominantes de démocratie partisane interne (vote d’orientation et de désignation notamment) sont mises à distance. Mais l’évitement de la démocratie interne prend des modalités pratiques différentes dans les deux organisations. Dans le cas de LREM, elle s’appuie sur des statuts détaillés et méticuleusement rédigés qui définissent clairement les règles du jeu et cadrent fortement le fonctionnement du parti qui est très centralisé (le bureau exécutif est la principale instance). Les adhérents ne désignent pas les dirigeants. Les responsables départementaux, « référents », sont nommés par le centre et ne peuvent être élus (parlementaire ou élu local) « pour éviter que ne se créent des baronnies locales », lesquelles s’appuient souvent sur le contrôle des militants4. Les statuts sont conçus pour empêcher la constitution de pouvoirs locaux trop concentrés.

Quant à elle, LFI ne dispose pas officiellement de statuts ni de direction partisane clairement identifiée. Le mouvement est marqué par une forme de désorganisation organisée. Jean-Luc Mélenchon définit son mouvement comme « gazeux », non « démocratique » mais « collectif5 ». Il existe une « charte » de la France insoumise qui tient en une page là où les textes statutaires des partis en comptent plusieurs dizaines (Parti socialiste ou Les Républicains). L’absence de règles combinée au leadership naturalisé de Jean-Luc Mélenchon concentre l’autorité dans ses mains sans réel contre-pouvoir. Il existe un organe de coordination nationale, mais il ne constitue pas un réel « bureau » politique ou national comme chez Les Républicains (LR), le PS ou LREM. Appelé « équipe opérationnelle », dirigé jusqu’en juin 2019 par Manuel Bompard, un proche de Jean-Luc Mélenchon, puis par Adrien Quatennens, il a pour tâche de coordonner pratiquement les campagnes, les actions de La France insoumise, l’équipe de permanents au siège (une dizaine). Comme chez LREM, les dirigeants nationaux (dont l’organisation récuse jusqu’à l’existence même) ne sont pas désignés par un vote ou un congrès. Le jeu démocratique des partis traditionnels est jugé « nombriliste » et stérile. Les seules structures pouvant s’apparenter à des organes nationaux sont les conventions ou les assemblées représentatives, mais elles ne sont pas constituées de membres permanents (usage du tirage au sort). LFI compte par ailleurs deux « espaces » supplémentaires dont les fonctions sont ambiguës : l’espace des luttes et l’espace politique. À LREM comme à LFI, aucune place formelle n’est laissée à l’expression d’un pluralisme interne organisée.

Dans les deux cas, la plateforme numérique, porte d’entrée du parti, est le levier d’un pouvoir centralisé6. Les dotations de financement public permettent de salarier des permanents (une centaine pour LREM7, une dizaine pour LFI) qui sont concentrés au siège. La plateforme permet un haut niveau d’intermédiation : les services en ligne disponibles permettent de créer des groupes locaux ou de les rejoindre, de faire des dons, de télécharger du matériel de campagne, de se former mais aussi de communiquer de manière directe avec les adhérents et de les consulter. Ses fonctionnalités permettent de compenser l’absence de niveaux partisans intermédiaires que les deux partis veulent à tout prix éviter. Le parti, conçu comme une agora numérique, est construit autour d’une nouvelle offre et architecture de participation. Les adhérents sont consultés régulièrement sur des sujets d’actualité via la plateforme et peuvent participer à des forums (l’Atelier d’idées à LREM). Mais force est de constater le décalage entre la promesse démocratique et la réalité d’une démocratie acclamative plus que délibérative. De fait, les membres se limitent le plus souvent à ratifier des propositions faites par la direction ou des enjeux sans conséquence et peu conflictuels.

Les adhérents ont aussi peu de droits que de devoirs.

À LREM comme à LFI, il est très facile d’adhérer, ce qui est présenté comme une garantie d’ouverture démocratique. Le parti n’est pas censé être un sanctuaire coupé de la société. Il est de même très facile de constituer des groupes locaux (non soumis à autorisation) et de prendre des initiatives locales. Cette règle a été un atout et une ressource lors de la campagne présidentielle de 2017. Il a permis aux mouvements de se développer rapidement à la base et de capter la dynamique d’engagement produite à l’occasion de l’intense mobilisation présidentielle. Les comités d’En marche peuvent se créer sans contrainte. La structure de base de LFI est le groupe d’appui (pendant la présidentielle) puis d’action (après 2017). Les groupes ne peuvent dépasser quinze membres (officiellement pour faciliter l’action, officieusement pour empêcher qu’ils se constituent en contre-pouvoir). Cette souplesse et le non-filtrage de l’adhésion, gage d’ouverture et de transparence, justifient en retour le fait de donner peu de droits à une base « ouverte » qu’on ne peut contrôler. Le niveau local est perçu avec méfiance. Il est conçu comme un espace de notabilisation et d’autonomisation par rapport au parti. On comprend dans ces conditions que si la base est autonome, elle a très peu de pouvoir et de moyens. Les adhérents ont aussi peu de droits que de devoirs.

Une institutionnalisation difficile

Comment ces mouvements, LREM et LFI, évoluent-ils dans le temps, comment s’institutionnalisent-ils ? Certes, une forme de normalisation s’opère. Ils sont « saisis8 » par le jeu politique et les institutions politiques. Ils se parlementarisent9 et s’électoralisent en jouant le jeu des élections intermédiaires et locales. Mais les deux mouvements sont confrontés à de grandes difficultés qui empêchent leur stabilisation : ils ne parviennent pas à s’implanter localement et ils connaissent une forte démobilisation militante liée notamment à l’absence de démocratie interne. Ces partis s’apparentent à des formes d’inorganisation.

La dimension territoriale est essentielle dans le fait partisan en France. Comme tout parti, LREM et LFI doivent s’investir dans les élections locales d’autant plus qu’elles sont construites par les médias comme des épreuves de légitimité entre deux scrutins présidentiels. Or les deux organisations ne sont pas équipées pour affronter ces échéances. La structuration territoriale de LREM est chaotique et conflictuelle. La légitimité locale des députés, élus principalement sur le nom du président de la République, est fragile10. Ils ont rarement un ancrage local préalable et sont contestés dès leur élection par les « marcheurs » (il y a eu 15 000 dépôts de candidatures aux élections législatives sur la plateforme). Ils entrent souvent en conflit avec les référents départementaux, qui, non élus, cherchent à s’affirmer en se portant garants de l’esprit anti-notabiliaire du mouvement. Les élections municipales de 2020 ont fortement mis en tension l’organisation. C’est une commission nationale qui a attribué les investitures de manière très centralisée. Ses décisions sont mal acceptées par la base locale, d’autant plus que LREM a fait le choix d’investir pour moitié des élus sortants. Ce parti pris est dicté par la volonté de continuer à décomposer la vie politique, d’affaiblir le Parti socialiste et Les Républicains et d’obtenir des élus dans les conseils municipaux. Il est aussi lié à la faible confiance accordée aux cadres locaux du mouvement. Les dissidences se multiplient (Paris, Lyon, Marseille, Lille…). Le scrutin marque une débâcle pour LREM qui n’atteint aucun de ses objectifs (Paris) ou perd des villes comme Lyon. LREM ne compte au bout de cinq ans qu’un millier d’élus locaux (essentiellement des conseillers municipaux), ce qui est un niveau historiquement bas pour un parti au pouvoir11. Les élections municipales sont tout aussi difficiles pour LFI qui a choisi également de délivrer les investitures par un « comité électoral » centralisé. Il n’y a pas d’échelons départementaux permettant de coordonner la campagne (les groupes locaux sont non municipalisés, au moins au départ). Les candidats ont très peu de moyens financiers pour faire campagne. LFI a essayé sans grand résultat de constituer des listes citoyennes tournées vers les milieux populaires et les « quartiers ». Là encore les dissidences sont au rendez-vous (Lyon, Montpellier, Seine-Saint-Denis) et le mouvement sort abîmé d’un scrutin pour lequel il n’était pas préparé ni armé. Les élections régionales et départementales confirment ces difficultés. L’absence de démocratie interne dans les deux mouvements n’est pas problématique tant qu’il n’y a pas de candidats à désigner. Elle le devient lorsqu’il faut distribuer des investitures aux élections. Or les procédures sont à la fois centralisées et relativement opaques12, suscitant beaucoup de désengagement militant.

Si LREM et LFI ont capté la forte dynamique de mobilisation lors de l’élection présidentielle de 2017 et revendiqué rapidement un nombre impressionnant d’adhérents inscrits sur la plateforme (500 000 en mai 2017 pour LFI, 370 000 en juillet 2017 pour LREM), ces adhésions numériques et volatiles ne se sont pas transformées en engagement durable. Les deux partis ont assoupli les modes d’adhésion via Internet mais ils ont fabriqué une base évanescente et déresponsabilisée. La démobilisation affecte aussi les adhérents aux plus fortes appétences d’engagement. LFI et LREM attirent des militants mais ne les retiennent pas. Elles se révèlent incapables de les fidéliser et de les rétribuer symboliquement. Moins d’un adhérent sur cinq est inscrit dans un groupe d’action local à LFI en février 201913. La « tyrannie de l’absence de structure14 » emporte des effets censitaires puissants. Elle favorise les cadres du mouvement qui ont accumulé du capital militant15 (ceux qui sont issus du Parti de gauche) et/ou qui possèdent un fort capital scolaire ou universitaire ou du temps (les étudiants de science politique sont surreprésentés chez les cadres à Paris, Lille, Rennes, Brest, Annecy…). Le « gazeux » permet d’être réactif et « efficace », mais il génère des hiérarchies informelles sans permettre au pluralisme de s’organiser. La sociologie du mouvement populiste n’est absolument pas populaire. La formation des militants a été une préoccupation rapidement abandonnée. L’absence de démocratie interne provoque aussi des départs liés aux évolutions de la ligne du mouvement. Cette dernière est fixée lors des réunions du groupe parlementaire et surtout par le dirigeant du parti, qui n’a de comptes à rendre à personne. Immanquablement des désaccords sur l’orientation du mouvement surgissent (ce qui est la routine dans les partis). C’est le cas autour des questions de l’Europe et de la laïcité. L’absence de lieux de débats et de votes nuit à l’ouverture de débats sereins entre des stratégies contradictoires. Elle est d’autant plus frustrante que les militants de LFI sont en général très diplômés et disposés à débattre. De nombreux partisans de la ligne souverainiste et populiste, cadres très expérimentés, quittent le parti au moment des élections européennes (Charlotte Girard16, responsable du programme en 2017, Manon Le Bretton, Liêm Hoang-Ngoc…). D’autres départs sont liés à l’évolution sur le rapport à la laïcité, qui n’a pas fait l’objet de débats internes. Alors que le mot « islamophobie » était proscrit à LFI en 2017 et 2018, il devient d’usage courant en 2019. La question des discriminations occupe une place nouvelle, ce qui suscite la désaffection des militants « laïcards ».

On observe des phénomènes très proches à LREM. L’enquête du think tank Terra Nova confirme statistiquement en octobre 2018 que la grande majorité des adhérents de LREM depuis l’élection présidentielle sont inactifs sur le terrain17. À la différence de LFI, la plupart des adhérents n’ont aucune expérience partisane préalable. Mais la démobilisation touche progressivement un noyau plus actif. L’absence de démocratie interne suscite immédiatement, dès la promulgation des statuts en juillet 2017, des contestations et des frondes internes (des collectifs se constituent comme Les Marcheurs libres, Les Marcheurs en colère, La Démocratie en marche…). Des conflits éclatent dans de nombreux départements et villes entre groupes locaux, référents et parlementaires. Les élections municipales entraînent des flux importants de défections militantes. Alors que LREM dispose de moyens financiers conséquents, les référents tout comme les groupes locaux ont peu de moyens. En entretien, les membres du bureau exécutif estiment à 10 000 le nombre de militants encore actifs en 2021. À bien des égards, le mouvement présidentiel est fantomatique ou « virtuel », pour reprendre l’expression même d’un de ses cadres, François Patriat, sénateur et membre du bureau exécutif d’En marche !18. Le sociologue Albert Hirschman a défini trois possibilités qui s’offrent à l’individu en cas de désaccord avec une organisation : Exit, Voice, Loyalty (la quitter, s’exprimer ou être loyal)19. Les deux organisations étudiées limitent le champ des options à deux : partir ou se résigner et se taire. L’impossibilité de la prise de parole entraîne des vagues de départ, d’autant plus simple que l’adhésion à ces mouvements est peu engageante20.

Des partis personnels intermittents

LREM et LFI se présentaient initialement comme des mouvements inclusifs et ouverts sur la société civile. La volonté a-t-elle existé d’en faire des organisations structurées et actives ? Il est permis d’en douter. Pour LREM, les propos des proches du président de la République sont sans ambiguïté. Gabriel Attal a déclaré à la presse : « Emmanuel Macron a conçu En marche ! comme un outil politique. D’abord pour conquérir le pouvoir et aujourd’hui pour réussir le mandat. Nous n’avons jamais envisagé d’en faire un objet politique qui vive pour lui-même comme le Parti socialiste ou Les Républicains21. » Les cadres de LFI sont largement conscients des défauts de l’organisation. Des dizaines d’entretiens que nous avons réalisés ressort la volonté de « voyager léger » et de ne pas s’embarrasser d’une organisation trop lourde qui risque d’échapper à ses dirigeants. En fin de compte, si on sacrifie ici au typologisme, LFI et LREM sont moins des partis-mouvements22 que des partis personnels23 et des machines présidentielles, centrés sur leur dirigeant, qui ont pour vocation principale de le promouvoir et de préparer la prochaine élection présidentielle. Ils ne sont en cela pas très singuliers (le Rassemblement national est aussi proche de ce point de vue). Gardons en mémoire Max Weber, qui affirmait au début du xxe siècle que les partis servaient surtout à donner le pouvoir à leur chef24. L’originalité historique de ces partis est sans doute d’assumer explicitement une rationalité organisationnelle largement électorale tournée vers l’élection présidentielle.

La République en marche est vouée à la défense de la politique gouvernementale et aux intérêts d’Emmanuel Macron. L’engagement à LREM se fait sur une base très personnalisée (on est « macroniste » avant d’être « marcheur »). La communication du mouvement est centrée autour de l’action de l’exécutif et du président de la République. Ce dernier nomme des proches à sa tête (Christophe Castaner, Stanislas Guerini). Le cabinet de l’Élysée ou le président tranchent directement les décisions les plus sensibles (composition de liste aux élections européennes, arbitrages sensibles politiquement aux élections municipales…)25. Pour autant, de l’avis de nombreux cadres du mouvement rencontrés en entretien (Jean-Marc Borello ou Pierre Person), Emmanuel Macron ne s’intéresse guère au mouvement et considère que sa place est secondaire dans l’ensemble de ses ressources politiques. LREM est conçue essentiellement comme une courroie de transmission et de légitimation de la politique gouvernementale et non comme un espace de pluralisme. Le bureau exécutif de LREM, réuni le lundi, ne produit aucune position politique substantielle. Pierre Person, numéro deux du mouvement à partir du 1er décembre 2018, quitte la direction de LREM en septembre 2020. Il déplore le manque de pluralisme, d’animation politique et idéologique du parti qui « n’existe pas assez par rapport à l’exécutif » : « Je souhaitais la structuration de vraies sensibilités, un moment où elles puissent se compter comme un congrès. Mais c’était hors de question, on m’a dit clairement. Il n’y a pas d’espace de discussion quoi26 ». L’absence de pluralisme interne conduit à la création de micro-partis à la périphérie de LREM et autorisant la double appartenance, enrôlant les déçus de droite (Agir) et de gauche (Territoires de progrès)27.

L’un des espaces que le parti-mouvement aurait pu occuper est celui de la production des idées (donner une consistance doctrinale faisant défaut au macronisme) ou celui de la préparation du programme de 2022. Mais cette fonction politique a été externalisée (notamment à l’Institut Montaigne) ou assurée par l’exécutif. Lorsque son délégué général, Stanislas Guerini, propose en mars 2019 au gouvernement une hausse des droits de succession, son initiative est immédiatement repoussée. Le syndrome classique du parti « godillot » est renforcé par le fait que LREM est une organisation jeune, peu structurée et délaissée par les cadres macronistes qui aspirent avant tout à intégrer les cabinets ministériels ou le groupe parlementaire. Les investitures aux élections législatives ne seront données qu’après la présidentielle, ce qui est une manière de marquer encore plus fortement la tutelle d’Emmanuel Macron sur les députés.

La collégialité est plus forte à LFI et la légitimité du programme est fortement mise en avant. La place du dirigeant est néanmoins aussi centrale. Le mouvement fonctionne presque comme une communauté charismatique. Sa présidentialisation est assumée dans la mesure où le scrutin présidentiel est présenté comme le verrou du système politique à faire sauter à n’importe quel prix. La communication du dirigeant (ses interventions médiatiques, ses meetings, ses déclarations…) est une des fonctions centrales de la plateforme numérique qui assure un lien direct entre le chef et la base. Officiellement, Jean-Luc Mélenchon n’a pas de titre de dirigeant – il n’est que le président du groupe parlementaire –, mais, comme il l’assume lui-même, il est « la clé de voûte du mouvement ». Il n’hésite pas à excommunier certains cadres jugés indociles28. Sa garde rapprochée qu’il coopte et « forme » (Manuel Bompard, directeur de la campagne en 2017 comme en 2022, Adrien Quatennens, Mathilde Panot ou Bastien Lachaud) assure la direction et la coordination opérationnelle du mouvement. En l’absence de règles formelles, la proximité avec le chef est une ressource déterminante dans la constitution du cercle dirigeant. La « tyrannie de l’absence de structure » entraîne aussi des phénomènes de cour29. Cette centralité du chef est néanmoins une source de fragilité politique. La baisse de son crédit politique et de sa popularité (à la suite notamment du scandale des « perquisitions » ou de déclarations jugées outrancières) affaiblit le mouvement dans son ensemble. Les partis personnels sont très vulnérables au sens où ils dépendent fortement du capital politique de leur chef qui peut se démonétiser rapidement.

On observe une remobilisation de la base militante dans la perspective de la présidentielle, qui confirme le caractère cyclique et quinquennal de l’engagement. Les dotations publiques reçues de l’État sont tournées vers la préparation de l’élection présidentielle. Avec La France insoumise, LREM est le seul parti en France à dégager des excédents (en septembre 2020, 7, 6 millions d’euros pour le parti du président). Lors d’un entretien, un membre du bureau exécutif de LREM nous confie : « Le parti, c’est surtout un carnet de chèques, des locaux et, dans une moindre mesure, des militants pour faire campagne le jour venu30. » L’achat de locaux pour 35 millions d’euros en juin 2021 (68 rue du Rocher, à quelques pas de l’Élysée) permet d’envisager l’installation du prochain siège de campagne et fait office de « garantie » auprès des banques pour obtenir des prêts pour la prochaine campagne, comme nous le déclare en entretien la trésorière Astrid Panosyan31. Les moyens sont moins considérables à LFI, mais la trésorière du mouvement, Marie-Pierre Oprandi, fidèle historique de Jean-Luc Mélenchon, cherche au maximum à éviter les dépenses locales pour financer meetings et campagnes du candidat. De ce point de vue, on observe un retournement intéressant au regard de la théorie des partis politiques : LREM et LFI ont contribué à « décartelliser » le système politique (ils ont cassé le duopole formé par le Parti socialiste et Les Républicains) mais ils se sont cartellisés au sens où ils dépendent largement de fonds publics, qui représentent plus de 80 % de leurs ressources, dans la mesure où la cotisation est gratuite32. Les deux partis ne seront pourtant pas au cœur de la campagne présidentielle, au moins publiquement. Les deux candidats cherchent à apparaître libres de toute attache partisane : Jean-Luc Mélenchon n’a pas été investi par le mouvement mais parrainé via une nouvelle plateforme, « Nous sommes pour », par 200 000 citoyens en décembre 2020. Le label LFI a fait place à une nouvelle marque, L’Union populaire, en 2021. Les cadres de LREM l’annoncent très tôt : Emmanuel Macron ne sera pas candidat du mouvement en 2022 mais continuera à être celui du « dépassement33 ». Le sigle LREM disparaît au profit de « majorité présidentielle » lors de l’université d’été d’octobre 2021.

Serait-on entré dans l’ère des partis personnels intermittents, fluides, à obsolescence programmée ? Les définitions les plus canoniques des partis dégagent un critère permettant de les distinguer d’autres organisations : ils sont censés avoir une « espérance de vie supérieure à celle de leurs dirigeants34  ». Si Jean-Luc Mélenchon n’a pas voulu construire une organisation durable, c’est qu’elle est indexée sur son temps politique (2022 est sa dernière candidature à l’élection présidentielle). Quelle utilité aura LREM si Emmanuel Macron est battu ou réélu ? LREM et LFI survivront-elles à leurs créateurs ? Rien n’est moins sûr. Les politistes vont devoir revoir leur définition des partis.

  • 1. Jean-Luc Mélenchon reconnaît cette similitude sur son blog, le 4 mars 2017, tout en remarquant que « le rapport à la société » des deux mouvements diffère.
  • 2. Cet article s’appuie sur une enquête commencée en 2017 et fondée sur 160 entretiens avec cadres et dirigeants des deux mouvements. Certains seront directement utilisés ici.
  • 3. Fabien Escalona, « Les partis politiques : détestés mais incontournables » [en ligne], Mediapart, 1er décembre 2021.
  • 4. Entretien mené avec Jean-Marc Borello, membre du bureau exécutif, le 12 mai 2021.
  • 5. Entretien avec Jean-Luc Mélanchon, « L’insoumission est un nouvel humanisme », Le 1 hebdo, 18 octobre 2017.
  • 6. Les deux partis sont proches du modèle du parti digital ou plateforme. Voir Paulo Gerbaudo, The Digital Party: Political Organisation and Online Democracy, Londres, Pluto Press, 2018.
  • 7. Soit le plus gros effectif partisan à l’échelle de la vie politique.
  • 8. Pierre Bourdieu, « Le mort saisit le vif », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 32-33, avril-juin 1980, p. 3-14.
  • 9. De fait, le groupe parlementaire de LFI, qui se réunit tous les mardis, devient la direction du parti. Jean-Luc Mélenchon le qualifie de « bureau politique improvisé ». À LREM s’opère une forme de dissociation entre le parti et le groupe parlementaire LREM qui vivent dans deux mondes séparés.
  • 10. Voir Étienne Ollion, Les Candidats. Novices et professionnels en politique, Paris, Presses universitaires de France, 2021.
  • 11. La France en compte 500 000.
  • 12. Rémi Lefebvre, « Enjamber le scrutin local. La France insoumise et les élections municipales de 2020 », dans Arthur Delaporte, Anne-Sophie Petitfils et Sébastien Ségas (sous la dir. de), Les partis font-ils encore la campagne ? La place des organisations partisanes durant les élections municipales de 2020, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, à paraître en 2022.
  • 13. Entretien avec Jill Royer et Arthur Cheysson, permanents au siège. Manuel Cervera-Marzal estime à 20 000 le nombre de militants ou d’adhérents actifs fin 2018 (M. Cervera-Marzal, Le Populisme de gauche. Sociologie de la France insoumise, Paris, La Découverte, 2021).
  • 14. Jo Freeman, “The tyranny of structurelessness” [en ligne], Jofreeman.com, 1971-1973.
  • 15. Voir Frédérique Matonti et Franck Poupeau, « Le capital militant. Essai de définition », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 155, no 5, 2004, p. 4-11.
  • 16. Selon elle, « on ne peut pas ne pas être d’accord à LFI ». Entretien mené le 15 avril 2019.
  • 17. Bruno Cautrès, Marc Lazar, Thierry Pech et Thomas Vitiello, « Données de l’enquête Terra Nova sur La République en marche : tri à plat » [en ligne], Terra Nova, 22 octobre 2018.
  • 18. Dinah Cohen, « “On n’a pas des militants, on a des cliqueurs” : François Patriat étrille LREM, parti “trop virtuel” », Le Figaro, 22 juin 2021.
  • 19. Albert O. Hirschman, Exit, voice, loyalty. Défection et prise de parole [1970], trad. par Claude Besseyrias, préface de Pascal Delwit, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2011.
  • 20. Une timide réforme des statuts de LREM renforce un peu le pouvoir des adhérents en 2020.
  • 21. Alexandre Lemarié, « Le mouvement LREM, colosse aux pieds d’argile », Le Monde, 14 mai 2018.
  • 22. Voir Donatella della Porta, Joseba Fernández, Hara Kouki et Lorenzo Mosca, Movement Parties Against Austerity, Cambridge, Polity Press, 2017.
  • 23. Voir Glenn Kefford et Duncan McDonnell, “Inside the personal party: Leader-owners, light organizations and limited lifespans”, The British Journal of Politics and International Relations, vol. 20, no 2, 2018, p. 379-394.
  • 24. Max Weber, Le Savant et le Politique [1919], édition de Catherine Colliot-Thélène, Paris, La Découverte, 2003.
  • 25. Stéphane Séjourné, député européen et conseiller à l’Élysée, assure l’interface avec LREM.
  • 26. Entretien mené le 8 janvier 2021.
  • 27. Ces partis, le MoDem, LREM et Horizons (Édouard Philippe) se rassemblent dans Ensemble citoyens ! en novembre 2021.
  • 28. Par un tweet en janvier 2019, il exclut un cadre du mouvement et ancien proche, François Cocq.
  • 29. Voir M. Cervera-Marzal, Le Populisme de gauche, op. cit.
  • 30. Le financement de la campagne de 2017, sans parti préexistant, avait été l’une des prouesses inaugurales de l’entreprise Macron. Cet enjeu ne se pose plus cinq ans plus tard.
  • 31. Entretien mené le 29 avril 2021.
  • 32. Voir Yohann Aucante et Alexandre Dézé (sous la dir. de), Les Systèmes de partis dans les démocraties occidentales. Le modèle du parti-cartel en question, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.
  • 33. Charlotte Chaffanjon, « “Macron ne sera pas le candidat LREM” ou la stratégie du grand dépassement », Libération, 10 mars 2021.
  • 34. Joseph LaPalombara et Myron Weiner (sous la dir. de), Political Parties and Political Development, Princeton, Princeton University Press, 1966.

Rémi Lefebvre

Professeur de science politique à l’université de Lille et chercheur au Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (CERAPS), il vient de publier Les mots des partis politiques (Presses universitaires du Mirail, 2022).

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L’amour des marges. Autour de Michel de Certeau

Comment écrire l’histoire des marges ? Cette question traverse l’œuvre de Michel de Certeau, dans sa dimension théorique, mais aussi pratique : Certeau ne s’installe en effet dans aucune discipline, et aborde chaque domaine en transfuge, tandis que son principal objet d’étude est la façon dont un désir fait face à l’institution. À un moment où, tant historiquement que politiquement, la politique des marges semble avoir été effacée par le capitalisme mondialisé, l’essor des géants du numérique et toutes les formes de contrôle qui en résultent, il est particulièrement intéressant de se demander où sont passées les marges, comment les penser, et en quel sens leur expérience est encore possible. Ce dossier, coordonné par Guillaume Le Blanc, propose d’aborder ces questions en parcourant l’œuvre de Michel de Certeau, afin de faire voir les vertus créatrices et critiques que recèlent les marges. À lire aussi dans ce numéro : La société française s’est-elle droitisée ?, les partis-mouvements, le populisme chrétien, l’internement des Ouïghours, le pacte de Glasgow, et un tombeau pour Proust.