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Photo : Rami Al-zayat
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Internet ou le pluralisme radical. Entretien avec Romain Badouard

Propos recueillis par Anne-Lorraine Bujon

Internet a engendré une profusion des prises de parole publique qui a trois conséquences majeures : le pouvoir de filtrage de l’information, autrefois dévolu aux journalistes, revient désormais aux moteurs de recherche et aux réseaux sociaux ; la notoriété se substitue à l’autorité ; la frontière entre vie publique et privée tombe. Les plateformes en ligne favorisent un enfermement idéologique et une plus grande brutalité des échanges. La régulation se fait en toute opacité, avec à la fois un risque de privatisation de la censure et un risque que les architectures de surveillance se retrouvent à la disposition de régimes autoritaires.

Vous rappelez dans votre livre, Le Désenchantement de l’Internet[1], que l’imaginaire des premiers temps d’Internet et des réseaux sociaux était celui de l’agora, un forum ouvert à tous qui permettrait une meilleure circulation des connaissances et de l’information, donc un débat plus riche et une démocratie plus vivante. Aujourd’hui, on est passé à une vision de cauchemar où règnent la manipulation, la désinformation et l’exploitation commerciale des conversations virtuelles. Comment expliquer ce retournement ?

Les espoirs et les déceptions quant au potentiel démocratique d’Internet sont en fait les deux facettes d’une même pièce. Internet, en tant que réseau de communication ouvert et décentralisé, a engendré une profusion des prises de parole dans le débat public. En offrant les mêmes possibilités de publication à chaque internaute, il a rendu visibles les nombreuses «  manières de voir  » qui co-existent au sein de la société. En ligne, chacun peut prendre la parole pour exprimer ses points de vue, défendre ses valeurs, faire valoir sa grille de lecture des questions de société. Côté pile, cette ouverture enrichit le débat public en garantissant une forme de pluralisme démocratique radical. Côté face, cette « libération des subjectivités[2] », pour reprendre l’expression de Dominique Cardon, se fait parfois de façon brutale, sectaire, conflictuelle ou malveillante. La diversité des «  manières de voir  » se transforme parfois en divergence des formes de rationalité, au point qu’il devient difficile de s’accorder sur ce qui peut être considéré comme «  vrai  » entre des communautés qui ne partagent pas les mêmes épistémologies. Ces dissonances ont toujours existé, mais elles étaient à l’époque des médias de masse cantonnées à la sphère privée et étaient gommées dans le débat public par le principe de majorité, ce qui veut dire que l’opinion du plus grand nombre constitue le mètre-étalon à partir duquel est évaluée la pertinence des points de vue minoritaires. Dans l’espace pluraliste que dessine Internet, les «  manières de voir  » s’épanouissent librement et les conflits de valeurs éclatent au grand jour. 

Quelles sont les spécificités du débat public en ligne, et comment les réseaux sociaux, en particulier, ont-ils fait évoluer la façon dont il se structure ?

Dans Le Désenchantement de l’Internet, je discute sept évolutions majeures du débat public en ligne, qui transforment en profondeur la manière dont nous construisons du commun aujourd’hui en démocratie. Parmi ces évolutions, une des principales est la reconfiguration du « gatekeeping », ce pouvoir de filtrage de l’information dont disposent les journalistes dans les médias de masse. Les journalistes décident en effet des contenus qui méritent d’être portés à la connaissance des citoyens et des citoyennes, en choisissant qui ils invitent dans leurs émissions, à qui ils tendent leurs micros, de qui ils parlent dans leurs articles. Ce faisant, ils statuent sur la légitimité des acteurs de la société civile à prendre la parole dans le débat public. Si ce travail de sélection est rendu obsolète par le modèle de communication institué par Internet, le gatekeeping n’a pas disparu en ligne. Il s’est au contraire reconfiguré, au profit de nouveaux acteurs : notamment les moteurs de recherche et les réseaux sociaux, qui héritent ainsi d’un pouvoir politique important en bénéficiant de postes de contrôle (leurs serveurs) par lesquels transite l’information et à partir desquels ils peuvent opérer des formes de censure.

Une autre grande transformation est la reconfiguration de la parole ­d’autorité. Puisque Internet permet techniquement à chacun de ­s’exprimer librement, il institue un principe d’égalité entre les internautes dans leur légitimité à prendre la parole et à faire valoir leurs opinions. Professeurs et élèves, médecins et patients, experts et novices se retrouvent tous au même niveau. À partir du moment où les réseaux sociaux sont devenus l’espace principal du débat public en ligne, ils ont également fait évoluer la conception de l’autorité dans la discussion, d’une logique de pertinence et de persuasion vers une logique de diffusion et d’impact. Sur Facebook, Twitter ou YouTube, les internautes disposent en effet d’une force de frappe très inégale en fonction de leur nombre d’amis, d’abonnés ou de followers, qui constituent autant de relais de leurs arguments ou de leurs prises de position. Les indicateurs de notoriété se substituent ainsi aux arguments d’autorité et constituent les principaux leviers qui permettent à un internaute de se faire entendre.

Au-delà de cette logique de popularité, la principale transformation portée par les réseaux sociaux a été de faire tomber la frontière séparant vies publique et privée. À l’ère des médias de masse, les individus entretenaient des relations personnelles au sein desquelles ils exprimaient leurs préoccupations quotidiennes et se «  transformaient  » en citoyens lorsqu’ils se mobilisaient sur des sujets d’intérêt général. Cette distinction n’a plus lieu d’être sur les réseaux sociaux, où une opinion personnelle ou un témoignage peuvent facilement se transformer en controverse ouverte et où, inversement, les sujets de société sont «  personnalisés  » en fonction des expériences et des intérêts de chacun. Les mouvements #BalanceTonPorc et #MeToo en sont de bons exemples.

Une autre conséquence de cet affaiblissement de la frontière entre vies publique et privé est que le partage d’informations sur les réseaux sociaux tend à revêtir une dimension identitaire. En effet, lorsque nous diffusons une information sur ces plateformes, nous ne faisons pas que la relayer, nous adoptons également une attitude vis-à-vis d’elle. Cette attitude est explicite lorsque nous écrivons un statut pour l’accompagner, ou implicite quand elle s’inscrit dans un flux de publications qui en dit long sur nos centres d’intérêt et nos préférences. Ce que nous partageons contribue à la construction de notre identité numérique, et nous sert également à affirmer notre appartenance à une communauté d’idées, de valeurs ou de pratiques. Cet élément est particulièrement important dans le cadre de la controverse sur les « fake news » par exemple. Lorsqu’on étudie les contenus des «  fausses informations  » politiques, on se rend compte que celles-ci expriment principalement une défiance à l’égard des élites politiques et médiatiques, avec une forte tonalité «  anti-système  » et xénophobe. À ce titre, leur partage sur les réseaux sociaux peut s’apparenter à une forme de prise de parole politique qui consiste à exprimer un point de vue sur l’actualité, même à partir d’éléments imaginaires, comme l’explique Emmanuel Taïeb dans ses travaux sur le complotisme[3]

Quelle part de ces transformations peut-on attribuer aux stratégies éditoriales et commerciales des grandes plateformes d’Internet ? Peut-on les en tenir responsables ?

La première responsabilité des plateformes est celle du design des espaces de débat qu’elles proposent à leurs utilisateurs. L’écosystème participatif dessiné par Facebook ou Twitter, avec les «  likes  » et les «  retweets  », est un environnement de débat qui cantonne les internautes à une posture réactive et appelle à des réponses binaires en termes de «  j’aime/je n’aime pas  », peu propices à un débat constructif et apaisé. Un autre élément du design des réseaux sociaux qui influence les dynamiques de participation qui s’y produisent a trait à leur architecture, et notamment à la manière dont des algorithmes organisent, trient et hiérarchisent les informations qui y circulent. Facebook, par exemple, porte à la connaissance de ses utilisateurs, sur leurs fils d’actualité, les informations postées par leurs contacts dont ils sont les plus proches. Or, sociologiquement parlant, on sait que les contacts dont nous sommes le plus proches sont ceux qui sont les plus susceptibles de partager nos opinions. Se produit alors une forme d’enfermement idéologique à travers la formation de «  bulles de filtrage  », où les informations que nous consultons ne font que nous conforter dans nos convictions, alors même que pour que le débat public fonctionne correctement en démocratie, il est nécessaire qu’en tant que citoyen, nous soyons exposés à des arguments contradictoires. Ce phénomène avait été dénoncé à grands renforts d’éditoriaux lors de la campagne sur le Brexit au Royaume-Uni, et de la campagne présidentielle de 2016 aux États-Unis.

Mais la responsabilité des plateformes n’est pas que technologique. Leur modèle économique, qui repose sur la mise à disposition d’un service gratuit pour vendre du temps d’attention à des annonceurs, joue également un rôle important dans les phénomènes de désinformation ou de propagation des discours haineux. Parce que ces contenus font réagir les internautes, et les font donc passer davantage de temps à utiliser leurs services, ils sont également ceux qui rapportent le plus de revenus publicitaires aux plateformes. Leurs algorithmes peuvent ainsi mécaniquement promouvoir ce type de contenus pour maximiser les profits de ces grandes entreprises, comme cela a été dénoncé récemment dans le cas de YouTube. Les réseaux sociaux ne sont pas seuls en cause : la régie publicitaire de Google, par exemple, est également montrée du doigt parce qu’elle permet à des sites qui véhiculent des discours haineux ou «  complotistes  » de gagner de l’argent en utilisant ses services.

Face à la manipulation des informations et à la dégradation du débat public, pensez-vous qu’il faille se tourner vers les pouvoirs publics ?

Nous vivons aujourd’hui un moment important dans l’histoire des démocraties occidentales. Jusqu’à présent, le principal problème des pouvoirs publics vis-à-vis des contenus problématiques qui circulaient en ligne était de contraindre des entreprises américaines qui ne répondaient pas au droit européen à réguler davantage les informations qui transitent via leurs serveurs. Ces entreprises, bercées par l’idéologie libérale-­libertaire de la Silicon Valley, étaient très réticentes à l’idée de censurer des contenus, préférant se dépeindre en «  plombiers  » gérant des tuyaux mais n’intervenant pas sur les flux qui y circulent.

La régulation se fait
en toute opacité, laissant courir
des risques importants
de privatisation de la censure
en démocratie.

La situation a changé aujourd’hui : suite aux différents scandales qui les ont affectés, les plateformes adoptent volontiers une posture de régulateurs, et les pouvoirs publics leur ont sciemment délégué des pouvoirs de censure. La question est de savoir quelles obligations nous sommes capables ­d’imposer à ces géants ­d’Internet en termes de transparence et de contrôle de leurs mécanismes de filtrage des informations. Force est de constater ­qu’aujourd’hui, la régulation se fait en toute opacité, laissant courir des risques importants de privatisation de la censure en démocratie. Comme le notait la chercheuse Zeynep Tufekci dans le magazine Wired en janvier dernier[4], nous vivons une époque paradoxale, où les réseaux sociaux incarnent une forme d’âge d’or de la liberté d’expression mais où le pouvoir de quelques acteurs sur la circulation des idées n’a jamais été aussi important dans l’histoire.

Le fonctionnement actuel d’Internet et des réseaux sociaux constitue donc une menace pour la démocratie ?

Aujourd’hui encore, Internet et les réseaux sociaux restent des outils au service de la liberté d’expression et de la démocratie, en ayant permis une libération de la parole citoyenne sans précédent et des formes de mobilisation informelles de la société civile qui lui permettent de peser davantage dans la vie politique. Pour autant, le désenchantement que nous connaissons aujourd’hui laisse planer plusieurs menaces, de natures différentes. La première est l’abandon d’un espace public commun où peuvent être débattues les grandes questions de société. Même si cet espace n’a jamais véritablement existé, il n’en demeure pas moins que la tendance est à la «  balkanisation  » du débat, où les internautes discutent dans leur coin avec des personnes qui partagent leurs convictions, évitant ainsi l’inconfort du débat contradictoire. La seconde est liée à la «  brutalisation  » du débat public en ligne. La culture d’échange en vogue sur les réseaux sociaux banalise et légitime des formes de violence expressive qui ont pour conséquence de produire des mécanismes d’auto-censure. Beaucoup d’internautes préfèrent aujourd’hui ne pas exprimer leurs idées plutôt que de prendre le risque d’être victimes de campagnes de harcèlement visant à les intimider. Il en découle un appauvrissement du débat et un refroidissement des relations sociales.

La désinformation, avec les technologies de deep fake, risque également de faire un bond en avant dans les prochaines années. Lorsque nous serons incapables de savoir si une déclaration vidéo d’une personnalité politique a véritablement eu lieu, il sera difficile de débattre ensemble car nous ne partagerons plus une même certitude des faits qui sont à discuter. C’est cela qu’exprime le terme de «  post-vérité  », même s’il est certainement exagéré de parler d’une «  ère de la post-vérité  » dans la mesure où les émotions et les valeurs ont toujours joué un rôle important dans notre perception de la réalité. Il existe également des menaces ­d’ingérence, comme l’a montré l’affaire russe aux États-Unis. Enfin, il est un enjeu dont on discute assez peu aujourd’hui dans le débat public, qui est la mise à disposition des architectures de surveillance que nous avons créées à des régimes autoritaires. L’extrême droite est aujourd’hui aux portes du pouvoir dans de nombreux pays et, lorsque ces partis finiront par arriver aux affaires, ils bénéficieront, avec les outils de surveillance ­d’Internet, d’outils de contrôle des populations dignes des pires scénarios de science-fiction. Cela peut paraître alarmiste, mais c’est le type de réalité sur laquelle quelqu’un comme Edward Snowden, et d’autres avant lui, ont tenté de nous alerter.

L’espace public «  classique  », hors ligne, n’a jamais été un espace de liberté et d’échanges spontanément pacifiques et démocratiques… Un ensemble de lois et de normes permettent d’y encadrer le débat, de la liberté de la presse à la pénalisation des discours de haine, du droit de la diffamation au financement de l’audiovisuel public. Peut-on calquer la régulation de la communication numérique sur celle de l’espace public «  physique  » ?

Les lois qui régissent le fonctionnement de l’espace public hors ligne valent également en ligne, mais elles y sont plus difficilement applicables. Surtout, la loi n’est pas la source de normativité la plus puissante sur Internet, par rapport à d’autres types de normes comme les architectures techniques. Cela signifie qu’en ligne, ce que nous faisons est moins le fruit de ce que la loi nous autorise à faire ou non, que le fruit de ce que la technologie nous permet ou nous empêche de faire. C’est ce qu’a voulu dire Lawrence Lessig avec sa célèbre formule « Code is law[5] ». Sur Internet, la manière dont nous débattons découle en partie des contraintes et des possibilités offertes par les outils à notre disposition. Les désillusions du débat public en ligne que nous connaissons aujourd’hui peuvent également être dépassées par la production de nouveaux espaces de débat, plus inclusifs et respectueux des citoyens. Nombreux sont les développeurs à œuvrer au quotidien pour la création de technologies alternatives, qui renouent avec les valeurs d’ouverture et de transparence promues par les fondateurs du réseau. Leurs dispositifs permettront peut-être, dans l’avenir, de créer davantage de commun. C’est aussi en ce sens que l’acte de production technologique est profondément politique.

 

 

[1] - Romain Badouard, Le Désenchantement de l’Internet. Désinformation, rumeur et propagande, Limoges, Fyp, coll. «  Présence/Questions de société  », 2017.

 

[2] - Dominique Cardon, La Démocratie Internet. Promesses et limites, Paris, Seuil, 2010.

 

[3] - Emmanuel Taïeb, «  Logiques politiques du conspirationnisme  », Sociologie et sociétés, vol. 42, n° 2, automne 2010, p. 265-289.

 

[4] - Zeynep Tufekci, “It’s the (democracy-poisoning) Golden Age of free speech”, Wired, 16 janvier 2018.

 

[5] - Lawrence Lessig, Code and Other Laws of Cyberspace, New York, Basic Books, 1999.

 

Romain Badouard

Maître de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'Université Paris II Panthéon-Assas, Romain Badouard est également chercheur au CARISM et enseignant à l'Institut français de presse. Il a publié Le Désenchangement de l'internet. Désinformation, rumeur, propagande (Fyp, 2017).

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