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Photo : Den Verhovny
Photo : Den Verhovny
Dans le même numéro

La forteresse cachée

Rose Réjouis

La vie d’un homme
Jette-la au feu
La vie d’un insecte
Jette-la au feu
Réfléchis et tu te rendras compte
Que le monde est sombre
Et que ce monde qui flotte
N’est qu’un rêve

Ces mots qui me hantent sont les paroles chantées pendant le festival du feu célébré dans ce film d’Akira Kurosawa, la Forteresse cachée (1958), qui a inspiré la Guerre des étoiles, de George Lucas. Quelques semaines après la sortie de mon livre, j’ai rêvé que c’était moi la Princesse Yuki. Dans le rêve, le samouraï qui m’accueille en lieu sûr, moi et le trésor du clan des Akizuki, c’est Pierre Bourdieu. Il a un visage bleu et des cheveux verts, mais je le retrouve en bonne santé. Il a faussé sa mort pour pouvoir diriger un centre de recherche caché dans la forêt. Un centre de recherche sur l’injustice, qui ne mise plus sur la crédibilité d’une seule personne, mais sur le refus du citoyen moyen de supporter l’érosion capitaliste des humains. C’est par l’intermédiaire d’une émission de radio que nous parlons stratégie, en langage codé bien sûr, avec les membres du clan qui ont accepté de continuer de vivre dans le monde tel qu’il est et un passeur de livres qui nous fait le résumé de tous les nouveaux livres qui travaillent les problématiques de la domination sociale. Dans cette nouvelle communauté, je ne suis plus une princesse. Je pose ce fardeau pour participer aux travaux comme tout le monde.

Parfois, je me surprends à avoir peur que mon livre ne soit pas compris, qu’il sera lu à l’envers comme la prière d’une communauté qui demande que ses enfants reviennent sains et saufs de la guerre et que Dieu entend peut-être comme la requête de terroriser et de massacrer les enfants des autres, de brûler leurs champs, de ne laisser après la bataille que fumée et mutisme[1]. Parfois, je me demande s’il n’y a pas une sorte de magie qui opère quand on écrit et qui fait que ce qu’on dit est dit sans nous. Et en effet, c’est peut-être cela l’écriture, n’est-ce pas : ce qui est dit y est dit sans nous, encore et encore. Si je pouvais m’arrêter d’écrire, je crois que je le ferais.

Quand j’ai écrit mon livre, je voulais faire un portrait de mon pays, rappeler au monde que, pour nous, le Japon a toujours été d’abord le pays du beau. Au Japon, nous disons Hito ga, utsukushi kuni: « ensemble, en tant que peuple, nous composons le beau pays ». Mais à la place, j’ai élaboré un argument que je peine moi-même à comprendre désormais : montrer que le Japon a une proto-modernité bien à lui qui remonte à la culture des sociétés Tokugawa et qui précède l’arrivée de la modernisation occidentale. En gros, je semble dire qu’à la différence de certains, nous sommes bien dignes de la modernité.

Parfois, je me demande s’il n’y a pas une sorte de magie qui opère quand on écrit et qui fait que ce qu’on dit est dit sans nous.

J’ai pris mes professeurs comme interlocuteurs et je voulais intégrer leurs idées. Je voulais montrer que celui-ci a raison de dire que la civilité est l’espace public des citoyens de l’Occident, mettre en œuvre l’idée de celui-là, selon laquelle « les relations de café » créent un espace public qui permet l’accumulation ou la perte de capital social. Tel était le cadre doré de mon travail : montrer qu’à sa façon aussi, le Japon avait réussi à dompter l’homme et la nature, afin de créer les conditions d’une société cosmopolite, dans laquelle l’étranger est avant tout, comme dans l’Europe d’Adam Smith, un client potentiel ou une connaissance qui pourrait, tôt ou tard, servir nos intérêts.

Mais quelque chose d’étrange s’est passé au cours de l’écriture du texte. Je crois que j’ai changé. Je n’ai plus eu envie de défendre aucune thèse. J’ai même complètement perdu de vue le cadre que je m’étais imposé et mon livre est devenu une sorte d’encyclopédie de la pratique esthétique japonaise. Je ne voulais plus rien prouver ; je voulais seulement faire un inventaire des cercles de littérature et des arts za (pratiqués assis), ces cercles qui permettaient à ceux qui avaient les moyens d’y participer, d’aménager leurs réseaux sociaux avec de multiples « connaissances » (mu’en) en dehors des règles d’une hiérarchie traditionnelle – familiale ou étatique – fondée sur l’âge, les titres, le genre, l’âge et le statut. Alors, j’ai décrit les rituels associés aux arts de poésie (renga, waka, haikai), ceux du chant (joruri), les cérémonies du thé, les cours d’arrangements de fleurs (ikebana), la pratique du théâtre (No) et de mille autres. J’ai parlé des pseudonymes qu’empruntaient les samouraïs dans leur cercle de chants et qui soulignaient la fraternité des membres du cercle, les journaux intimes ou cahiers de bord de ceux qui participaient aux cérémonies du thé, du rituel consistant à faire passer un seul bol de thé à tous les participants, comme des technologies qui créaient des cultures égalitaires proto-modernes[2].

Quelque chose d’étrange s’est passé. Et maintenant, j’ai peur… oui, c’est bien ça, j’ai peur. J’ai peur que mon livre ne soit pas lu comme une encyclopédie neutre et bienveillante et que certains le lisent à l’envers. Comme si ce livre sur les pratiques esthétiques auxquelles les gens de mon pays se sont identifiés pendant longtemps était un réquisitoire contre tous ceux qui ne peuvent prouver qu’ils sont aussi de bons connaisseurs de ci ou de ça, qu’ils ont aussi de beaux fétiches exotiques, de belles japonaiseries ou chinoiseries à offrir à l’Occident. J’ai peur que parler du « miracle japonais » ne soit qu’une façon voilée de qualifier les autres, ailleurs, de désastres, de jeter la pierre à ceux qui n’ont pas survécu au malheur d’être « découverts » par l’Occident…

Je suis gênée d’avoir pris au sérieux ce faux concours de beauté. Qu’est-ce que cet enfantillage ? Le persécuteur chantonne : vous n’avez pas d’archives, vous n’avez pas de modernité. Et à nous d’entonner : ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai… Et on fait ce qu’on peut pour pouvoir quitter le mur des persécutés. Avec soulagement et sans se retourner. Quel est ce vers de Langston Hughes ? « Demain, je me mettrai à table quand il viendra du monde. Personne n’osera me dire alors “Va manger à la cuisine”. De plus, ils verront comme je suis beau et seront pris de honte – moi aussi, je suis l’Amérique[3]. »

Je me rends compte désormais que mon livre est complètement tourné vers l’Occident, comme si je prenais l’Occident pour seul témoin, pour seul juge, tournant le dos même à ceux qui seraient mieux à même de comprendre le Japon. Je tourne le dos à la Corée, à la Chine et, bien sûr, à tout le continent africain. Dans mon livre, c’est comme si l’Arctique et l’Antarctique n’existaient pas. Qu’est-ce que les microbes ou la beauté des aurores boréales auraient à faire là-dedans, quand on fait le beau devant l’Occident… C’est enfin mon tour. Ils me regardent. Je monopolise leur attention. Toute la nature est soudainement biffée de la surface de la Terre. Seuls règnent les réseaux de distribution et de comptabilité, les cahiers de compte de l’Occident, l’économie mesquine des archives. C’est très simple, voyez-vous : c’est écrit ou ce n’est pas écrit ? Si vous n’avez pas inventé d’écriture, à quel titre vous permettez-vous…

Oui, mon livre flotte dans un espace apocalyptique. Il n’y reste qu’une route. Seul l’Occident a survécu. Toute l’Afrique a brûlé sous le Soleil sans que personne ne remarque sa disparition. Tant pis. L’Afrique, ce n’était que des problèmes sans solution de toute façon. Que c’était éprouvant de s’affronter à ses tâches ingrates. On ne pouvait pas gagner gros.

J’aimerais pouvoir écrire une espèce de post-scriptum à mon texte pour dire… pour dire quoi au juste ? Je ne sais pas… Je sens ma pensée défaillir. Je suis fatiguée. Et cette chanson qui me trotte dans la tête :

Pendant que la marée monte

Et que chacun refait ses comptes

J’emmène au creux de mon ombre

Des poussières de toi

Le vent les portera

Tout disparaîtra mais

Le vent nous portera[4]

Oui, c’est ça, il faut absolument que je m’y mette, que j’écrive un post-­scriptum qui dise… Oui, c’est ce que je dirais, tant pis, que je veux regagner la forteresse dans la forêt.

 

 

[1] - Voir «  La prière guerrière  » [1916] dans Mark Twain, la Liberté de parole, trad. par Thierry -Gillybœuf, Paris, Payot et Rivages, 2010.

 

[2] - Cette description de la proto-modernité du japon est issue du magnifique livre de Eiko Ikegami, Bonds of Civility Aesthetic Networks and the Political Origins of Japanese Culture, New York, Presses universitaires de Cambridge, 2005. Voir aussi : Pierre-François Souyri, Nouvelle Histoire du Japon, Paris, Perrin, 2010.

 

[3] - Langston Hughes, «  I, too  », dans Weary Blues (1926).

 

[4] - Ces paroles sont de la chanson du groupe Noir Désir, «  Le vent nous portera  ».

 

Rose Réjouis

Rose Réjouis est professeur de littérature à The New School. Intéressée par la politique culturelle des affects, du genre, de la race et de la classe, par la pensée juive et la littérature de la diaspora africaine, elle étudie particulièrement les stratégies narratives des minorités sociales et ethniques, en prêtant attention au jeu entre idées et structures littéraires. Elle est également…

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