Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Que faire voir ?

Leçon de cinéma

avril 2019

Dans cette leçon de cinéma, le réalisateur japonais définit le cinéma comme un enregistrement fragmentaire, qui oscille entre document et fiction. Réaliser un film consiste donc à déterminer le format d’un plan (couper), faire naître un récit (monter) et faire apparaître la force intérieure des sujets (écouter).

Ce texte est adapté d’une master classe de cinéma dispensée par Ryusuke Hamaguchi à l’École normale supérieure de Lyon le 16octobre 2018. Lors de cette visite, le cinéaste a travaillé avec les étudiants à la réalisation de films-portraits reposant sur le dispositif qu’il avait inventé et expérimenté avec son collègue Ko Sakai, dans une trilogie de documentaires consacrés aux sinistrés du grand tremblement de terre de mars2011 dans le Tohoku: The Sound of the Waves (2011), Voices from the Waves (2013) et Storytellers (2013). Consistant à alterner les champs-contre-champs frontaux et des plans de biais qui saisissent l’un des interlocuteurs de dos et le second de face, ce dispositif rend possible l’écoute réciproque de deux victimes en présence. À travers ces longs entretiens, le documentaire vise moins à consoler qu’à «  faire entendre la voix des morts  ».

Le résultat de ces journées de travail a été un ensemble de courts films occupés par la crise d’identité traversée par chacun des interviewés. Qu’ils se livrent sur leurs difficultés de communication, sur leur peur de l’avenir de la société, sur leurs rêves macabres, sur leurs anxiétés ou encore leur désir de devenir parent… «  si l’humanité est encore là  », ces films ont libéré des voix d’étudiants habités par la catastrophe dans ses multiples sens (intime, politique ou sociale, environnementale).

La réflexion de Ryusuke Hamaguchi dépasse à la fois le cadre pédagogique de la rencontre et son film Asako 1&2 (2018) pour traiter de questions « essentielles » au medium cinématographique. Nous le remercions chaleureusement de nous avoir confié ce texte, et remercions sa traductrice Fusako Saito pour son précieux travail.

Élise Domenach

 

Des trois questions qui me semblent aujourd’hui fondamentales au cinéma, deux ont d’abord été formulées par mon professeur, Kiyoshi Kurosawa. Après ma licence de lettres, j’ai travaillé en tant qu’assistant-réalisateur. Puis, en 2006, j’ai intégré le master images spécialité cinéma de l’université des Arts de Tokyo, la première école nationale de cinéma au Japon, créée un an avant mon arrivée. Kiyoshi Kurosawa y enseignait et il est devenu mon maître. J’avais déjà réalisé quelques films, mais en suivant les cours de Kurosawa, en regardant ses films, en discutant avec lui pendant ses séminaires, j’ai été amené à changer radicalement ma conception du cinéma. C’est dans cette perspective que j’aimerais évoquer ici deux pouvoirs fondamentaux de la caméra, qui m’ont conduit, dans mon propre travail, à y articuler une troisième question.

La puissance d’enregistrement

Il faut commencer par évoquer un film que Kurosawa nous montrait toujours pour parler du plan, ou du « shot » au cinéma. Il s’agit de La Sortie de l’usine Lumière à Lyon (1895) des frères Lumière, considéré comme l’un des tout premiers films du monde. Qu’est-ce qui nous permet de voir ce film maintenant ? L’invention de la caméra et du projecteur par les frères Lumière, bien sûr, et la création, par là, de l’expérience cinématographique. Mais ce n’est pas de cela que je veux parler. Les gens sont sortis de l’usine, ils bifurquent à droite et à gauche, un chien apparaît, puis une voiture à cheval. Pourquoi ces choses-là figurent-elles dans ce plan ? Parce que tout cela a réellement existé. Un jour, il y a plus de cent vingt ans, ces mouvements ont réellement eu lieu. Les gens sont sortis de l’usine, devant la caméra, ils ont bifurqué à droite et à gauche, le chien a surgi et, à la fin, une voiture à cheval est apparue. La caméra les a enregistrés.

Le terme « shot » désigne la pellicule qui a capté des images à partir du démarrage de la caméra jusqu’à son arrêt. Shot est le participe passé du verbe shoot, qui signifie «  filmer  ». Ce participe passé est devenu un nom, qui désigne les objets filmés. En français, on dit «  plan  » ; mais j’utiliserai le mot shot, parce que sa connotation d’objet filmé me semble mieux adaptée que le mot français, qui renvoie à l’idée d’une étendue plane. Pendant le tournage, un tour de caméra correspond à un shot. C’est l’unité de base.

La raison pour laquelle le film des frères Lumière est si important est qu’il est composé d’un seulshot. Dans le cinéma des premiers temps, une pellicule correspondait à une durée de moins d’une minute. On n’avait pas encore inventé la technique du montage, qui permet de coller les pellicules entre elles pour les rallonger. Le film des frères Lumière permet donc d’expérimenter un shot pur, sans montage. Les choses se répètent, inchangées. Les faits qui ont eu lieu dans le passé se sont fixés sur la pellicule une fois pour toutes. Cette caractéristique, Kurosawa l’appelle « représentation du passé » ou « représentation des faits ». Pour ma part j’ai été amené à l’appeler «  enregistrement  », pour insister sur cette puissance d’enregistrement.

Les frères Lumière ont découvert eux-mêmes les implications de ce pouvoir de la caméra. Ils ont envoyé des gens dans toutes les régions du monde, pour récolter des enregistrements dont ils ont fait le commerce, et le cinéma a débuté par cet aspect documentaire. Le shot existe donc avant tout en tant qu’enregistrement d’un événement passé. J’ai mis longtemps à comprendre ce que cela avait de fascinant et de surprenant, mais j’ai fini par saisir cette caractéristique fondamentale du cinéma grâce au grand nombre de shots que Kurosawa nous a montrés.

Kurosawa prétendait que les tâches fondamentales du réalisateur se résumaient en deux points. Premièrement, où installer la caméra ? Deuxièmement, à quel moment commencer à faire tourner la caméra et à quel moment couper ? Le travail du réalisateur, d’après lui, est donc de déterminer le format d’un plan.

L’instant décisif

Kurosawa nous montrait aussi des images très convaincantes de Théo Angelopoulos, réalisateur grec, et de Richard Fleischer, réalisateur américain, mais j’aimerais évoquer ici un autre shot qui m’a fasciné : c’est un extrait de Walkover, de Jerzy Skolimowski, un film de 1965. Juste avant son match, un boxeur veut fuir avec sa maîtresse, mais son ami lui court après pour l’en dissuader. Je me souviens encore des clameurs des spectateurs, dans la salle où j’ai vu ce film, au moment de cette scène.

Skolimowski a choisi de placer la caméra à l’avant du train et de commencer son shot à partir du moment où l’ami du boxeur, qui est dans le train, le poursuit en moto. Le boxeur saute du train, et le shots’arrête quand le train s’éloigne. D’autres réalisateurs auraient peut-être tourné plusieurs plans pour montrer la même chose. On pourrait imaginer par exemple d’en tourner trois: un sur l’homme juste avant qu’il ne saute du train, un deuxième sur l’homme qui atterrit sur le sol, et un troisième sur le passager à terre avec le train qui s’éloigne. Quels seraient les avantages de cette façon de filmer ? D’abord, la sécurité pour l’acteur, qui n’a pas à sauter véritablement du train. Ensuite, ce découpage permettrait aux spectateurs de bien comprendre ce qu’il se passe. Enfin, il permettrait de bien insister sur le danger. Skolimowski a néanmoins choisi de filmer en un seul shot. Il connaît le danger physique que cela représente pour son acteur. Il sait parfaitement que la vitesse du train sera moins perceptible. Mais il pense que les spectateurs seront convaincus par son image, parce que cette image devient un enregistrement, une preuve. Les spectateurs deviennent témoins oculaires, et c’est cette sensation qui compte. Pour l’anecdote, l’acteur qui saute est le réalisateur lui-même : Skolimowski était en effet un grand sportif, qui pratiquait notamment la boxe.

 

Cette image devient
un enregistrement, une preuve.
Les spectateurs deviennent témoins oculaires.

L’image captée dans le film Walkover est un instant décisif : un moment de changement irréversible dont le spectateur est témoin. Dans ce cas précis, il s’agit de saisir le moment où les jambes quittent le train en marche et atterrissent par terre. Si on le filme en plusieurs shots, on ne pourra jamais capter cette sensation d’irréversibilité. Skolimowski a estimé qu’il était plus important de saisir cet instant que d’assurer sa sécurité ou de représenter la vitesse du train. C’était son rôle de réalisateur.

Cette reconnaissance de la caméra comme outil d’enregistrement n’est pas nouvelle. Les caméras de surveillance utilisent ce pouvoir. On installe la caméra dans un endroit où les gens peuvent commettre des crimes, ou dans des lieux particulièrement sensibles, pour un enregistrement 24 heures sur 24. Au cas où, malheureusement, un crime surviendrait, cet enregistrement peut servir de preuve lors de l’enquête et du procès. Skolimowski et Kurosawa ont exploité cette valeur de l’image comme preuve ; dans leurs films, les spectateurs sont comme des juges. Toute­fois, le statut de ces images risque de passer de preuve irréfutable à preuve circonstancielle. C’est dû à une autre caractéristique, tout aussi essentielle, du shot.

Le sentiment de la catastrophe

Dans un autre film des frères Lumière, Pompiers: un incendie (1897), des voitures de pompiers filent dans les rues de Dublin, de la droite vers la gauche. Les gens les poursuivent joyeusement, pleins d’entrain. Mais, tout d’un coup, les gens s’arrêtent, se figent. Une zone vide semble pénétrer l’image. On dirait que les gens ont peur. Mais cela semble cesser, les gens se détendent, se remettent à marcher et sortent du cadre. Que s’est-il passé ? Le spectateur a ressenti une impression de catastrophe. Qu’y avait-il en dehors du cadre de la caméra ? Il ne peut pas le savoir. Il a envie de demander : que s’est-il passé ? Montrez-nous ! Mais ce shot ne le montre pas.

Ici, il ne s’agit pas d’un choix volontaire du réalisateur. Le trépied de l’époque n’était pas équipé d’un axe de rotation, il s’agissait d’une base fixe sur laquelle on posait la caméra sans pouvoir le faire panoter. Les frères Lumière ont donc placé la caméra devant la sortie de l’usine, ou à un endroit où ils savaient qu’il se passerait des choses. Et avec une pellicule d’une durée d’une cinquantaine de secondes, ils ont filmé tout ce qu’ils pouvaient enregistrer. Mais la caméra, une fois installée, ne pouvait être déplacée si facilement. Lorsque le projet des réalisateurs a rencontré des limites et a échoué, les images captées par la pellicule ont conservé un sentiment de manque. Je ne connais pas de film qui montre ce manque d’une façon aussi radicale que Pompiers: un incendie, même dans le cinéma contemporain.

Les expressions des personnages à l’intérieur du cadre changent en fonction de ce qui se passe en dehors et que le spectateur ne voit pas : de la surprise à la frayeur, puis au soulagement. Ce changement provoque précisément le désir de voir ce qui se passe en dehors du cadre, mais que les frères Lumière n’ont pas pu filmer. Bien entendu, avec un équipement contemporain, il suffirait d’effectuer une rotation de la caméra de la droite vers la gauche. On aurait pu ainsi saisir la scène autrement qu’à travers le seul regard des personnages. Et si la capacité de mémoire de la caméra était suffisante, les frères Lumière auraient pu capter une durée plus longue. Pourtant, même si la caméra était plus mobile, même si on inventait des objectifs qui couvraient un angle extra-large et extra-télescopique, et qu’on pouvait faire tourner la caméra très longtemps, il reste impossible d’enregistrer ce qui se passe avant le démarrage et après l’arrêt de la caméra. L’autre caractéristique du shot, qui se superpose à sa nature d’enregistrement, est sa nature fragmentaire.

Enregistrement tronqué, enregistrement parfait

Un shot est un enregistrement, entre le démarrage et l’arrêt de la caméra, dans un cadre défini. Comparé à l’immensité du monde, il ne représente qu’un tout petit fragment, qui montre paradoxalement l’immensité du temps et de l’espace en dehors du cadre. La caméra, en tant qu’appareil d’enregistrement, enregistre et capte la lumière, que l’œil humain ne peut pas saisir de façon homogène et précise. L’enregistrement par la caméra est un enregistrement presque parfait d’un temps et d’un espace donné. Pourtant, sa perfection est affaiblie par avance. Car un shot n’est qu’un fragment. Il s’agit d’un enregistrement parfait mais tronqué.

C’est ce caractère fragmentaire qui affaiblit la valeur de preuve du shot. Le cadre du plan et le point de départ et d’arrêt de la caméra montrent toujours l’étendue infinie du temps et de l’espace en dehors des images enregistrées. Pour l’espace, prenons comme exemple une personne qui a reçu une balle de fusil : si l’auteur du crime se trouve en dehors du cadre, cette image ne peut pas devenir une preuve. Pour ce qui est du temps, dans la mesure où nous ne pouvons pas savoir ce qui s’est passé avant le démarrage de la caméra, toutes sortes d’interprétations sont possibles. L’image enregistrée représente-t-elle une réalité brute, ou s’agit-il d’une fiction ? Personne ne peut le savoir. Dès que l’on évoque l’existence d’éléments extérieurs au cadre, l’image passe du statut de preuve irréfutable à celui de preuve circonstancielle.

Un réalisateur a découvert que cette nature fragmentaire ouvre justement des possibilités infinies au cinéma. Il s’agit de David Wark Griffith, que l’on considère comme le père du cinéma. Considérons plusieurs scènes extraites du film Le Lys brisé, sorti en 1919. Griffith n’a pas inventé la narration. Vingt ans avant le film, la technique du montage était déjà inventée : on enchaîne les séquences en collant les pellicules l’une après l’autre, ce qui permet de raconter des histoires. Alors quelle fut la véritable découverte, la véritable invention de Griffith ?

Les éléments extérieurs au cadre appartiennent bien au temps
et à l’espace de la fiction.

Considérons la séquence dans laquelle la femme, jouée par Lillian Gish, retrouve son amant plus âgé, qui l’avait autrefois abandonnée. Ils se rencontrent et l’expression de leurs visages est montrée à travers des gros plans. Sur leur visage, on lit leur surprise qui grandit. On associe souvent Griffith à l’invention de la technique du gros plan. En réalité, le gros plan existait déjà, mais Griffith est indubitablement celui qui l’a le mieux exploité. Ce qu’il a vraiment inventé, c’est l’espace en dehors du cadre, le hors-champ comme espace de fiction. Si on fait des plans de plus de plus serrés, la caméra enregistre les détails d’un objet avec de plus en plus de précision. Le degré de fragmentation augmente, et cela signifie que le domaine capté, dans le temps et dans l’espace, devient de plus en plus petit, et qu’à côté, le domaine qui n’est pas capté, le hors-champ, s’élargit de plus en plus. Les gros plans de Griffith ont intégré ce hors-champ, et le regard des personnages qui le fixent. Les éléments extérieurs au cadre appartiennent bien au temps et à l’espace de la fiction, distincts du monde réel, et Griffith en a découvert le mode d’emploi.

Gros plans et hors-champ

Dans le gros plan sur Lillian Gish, l’arrière-plan est noir et sombre, tandis que dans l’arrière-plan derrière l’homme, on distingue les mêmes éléments que dans les séquences précédentes. Autrement dit, dans la réalité, ces deux personnes n’ont pas été filmées dans le même temps et dans le même espace. Griffith a entièrement changé l’éclairage pour tourner le gros plan sur Lillian Gish. Il a peut-être aussi changé de lieu. Ce dont on est certain, c’est que chaque shot est l’enregistrement d’un fragment – d’un espace et d’un temps tout à fait différents. Malgré cela, si l’on reconstruit mentalement ces cadres et que l’on fait se rencontrer la direction du regard de chacun des personnages, on peut engendrer une fiction dans laquelle ces deux personnages appartiennent au même espace, et dans laquelle ils se regardent. Griffith a inventé une méthode pour transformer le temps et l’espace réels en dehors du cadre en un espace et un temps fictionnels.

Résumons les caractéristiques des techniques de montage perfectionnées par Griffith. D’abord, approcher les personnages sous un même angle, ou «  monter dans le même axe  » : on relie dans un même axe deux shots de taille différente, pris à des moments et avec des procédés différents. Ensuite, pour renforcer le sentiment de la succession dans le temps, on relie les actions des personnages entre elles. On parle alors de «  monter les actions  ». Enfin, si on approche un seul personnage, on peut utiliser un gros plan. Le regard est orienté vers l’extérieur du cadre. Si on associe la direction de deux regards filmés dans deux plans différents, on peut donner l’impression que les deux regards, et donc les deux personnages, se regardent l’un l’autre dans un même temps et dans un même espace. En réalité, ces regards ne se rencontrent que dans l’imaginaire des spectateurs. On peut appeler cette liaison des regards «  ligne imaginaire  ».

Ces trois techniques de base donnent une continuité au film : «  monter dans un même axe  », «  monter les actions  » et «  monter les regards  ». Inventées par Griffith, elles ont ensuite été travaillées et affinées par le cinéma classique hollywoodien. Deux shots, qui sont des enregistrements d’un temps et d’un espace différents, sont par définition discontinus. Si on les juxtapose, cette discontinuité apparaîtra clairement, c’est normal. Or Griffith a découvert les moyens d’atténuer et d’adoucir cette dis­continuité. En d’autres termes, il a trouvé une méthode pour réorganiser les shots et les subordonner à la capacité de compréhension des spectateurs. « Il y a des gens là-bas », « deux personnes se sont rencontrées », « il a été surpris », « ils ont discuté et elle s’est attristée »… En regardant une série de scènes, les spectateurs retrouvent des causes et des effets. Un récit peut naître, et la communication entre le film et les spectateurs peut s’élaborer.

La nature fragmentaire du shot est la condition fondamentale de tout film de fiction. Cette nature fragmentaire affaiblit la valeur d’enregistrement du shot, mais elle libère aussi cette force pour la déplacer du côté de la fiction. C’est par l’intermédiaire de cette faiblesse que deux shots peuvent être reliés. La valeur d’enregistrement renvoie à l’aspect documentaire du cinéma, et la valeur fragmentaire renvoie à sa dimension fictionnelle. Griffith a su utiliser cette dualité comme une force inhérente.

Document ou fiction ?

Griffith a certes entièrement libéré la force fictionnelle du cinéma. Mais le cinéma était doté de ces deux caractères, documentaire et fiction, dès l’époque des frères Lumière. Un film, en tant qu’assemblage de shots, est toujours, jusqu’à un certain degré, un documentaire et, jusqu’à un certain degré, une fiction. C’est l’approche du réalisateur qui fait apparaître plutôt la tendance documentaire ou fictionnelle du film.

Dans la fiction, on filme souvent les visages et, dans le documentaire, les personnages sont souvent filmés de dos. Dans le cinéma de fiction, un scénario détaillé est écrit avant le tournage alors que dans le documentaire, on filme d’après une idée générale et on constitue une ligne définitive au montage, à partir des matières collectées. Dans la fiction, le cameraman sait ce qui va se passer devant la caméra. Dans le documentaire, il ne sait pas. Dans les émissions documentaires sur les actualités médicales ou policières, vous avez certainement vu beaucoup de personnes filmées de dos. L’équipe est souvent en retard par rapport aux événements. La caméra ne peut jamais filmer en même temps et le visage et le dos d’un individu.

C’est une évidence, mais elle illustre le fait que la valeur documentaire et la valeur de fiction travaillent en sens inverse. Pour revenir à la question de Kurosawa, si on place la caméra devant le visage, la puissance de fiction augmente ; si on la place derrière le dos, la puissance documentaire augmente. En exagérant un peu, on peut dire que la vérité et le mensonge exercent chacun leur force en s’amortissant mutuellement.

Vérité et mensonge

En créant des films, j’ai compris à quel point les deux questions de Kurosawa sont importantes : où placer la caméra ? Quand commencer et arrêter le shot? Ces questions demandent de concilier concrètement la valeur d’enregistrement et la valeur fragmentaire du cinéma. Le dosage est déterminé par votre approche du film. Kurosawa parle-t-il de l’équilibre entre la vérité et le mensonge, ou de l’équilibre entre la fiction et le documentaire ? Non. Les meilleurs réalisateurs du monde, dont Kurosawa fait partie, cherchent à capter des images qui sont à la fois «  entièrement vraies  » et «  entièrement fausses  ».

Considérons un shot de Kurosawa dans Kaïro (2001), de 41’58’’ à 42’40. Je n’en connais pas où ses deux questions sont à ce point condensées et intenses. Ici, il s’agit d’un saut dans le vide. Seulement, plutôt que la mort, Kurosawa nous montre l’instant décisif après lequel on ne peut plus revenir en arrière. Bien entendu, il ne s’agit pas d’une mort réelle. Si un film enregistrait une mort réelle, il s’agirait presque d’un crime. Non seulement la mort, mais aussi la violence sont exprimées au cinéma, alors que les règles sociales les interdisent formellement. Autrement dit, le cinéma se trouve dans la contradiction de montrer ce qu’on ne devrait pas montrer. Kurosawa profite de la fonction de la caméra qui enregistre la réalité pour créer un shot étonnant. Il est arrivé à optimiser la fiction absolue d’une «  mort dans le cinéma  » et l’impression d’un documentaire à partir d’un témoin qui, malgré lui, a assisté à la scène de la mort.

Kurosawa racontait l’histoire suivante. Un jour qu’il était invité par l’université coréenne de réalisation cinématographique, un étudiant lui demanda : « Comment faire pour que mes films paraissent plus réalistes? J’ai l’impression qu’ils semblent toujours faux. Mes acteurs semblent avoir juste mémorisé leurs dialogues et les lire à voix haute. » Kurosawa répondit : « C’est normal. Car les acteurs mémorisent leurs textes et les disent à voix haute. Et la caméra est un outil assez bête, qui enregistre la réalité telle qu’elle est. Donc il est normal que vos films semblent faux. Ce n’est pas de votre faute. En un sens, raconter une histoire avec une caméra est intrinsèquement une contradiction. » Quand j’ai entendu cela, alors que j’avais déjà réalisé plusieurs films à cette époque, j’ai compris exactement pourquoi j’avais ce sentiment d’échec. Car, en réalité, les acteurs jouent. La caméra enregistre le corps d’un acteur en train de jouer, donc elle enregistre aussi tous les signes du jeu d’acteur. Bien sûr, le public y est habitué. Il sait que c’est faux, mais cela ne pose pas de problème. Il m’est arrivé pourtant de constater que la réalité qui est enregistrée par la caméra ruine totalement la fiction que je tente de réaliser. Introduire un meilleur acteur ne résoudra pas le problème. Car le jeu donnera toujours d’une manière ou d’une autre l’impression d’être un jeu.

Les deux questions de Kurosawa concernent la manière d’ajuster ces deux qualités : l’enregistrement et le fragment. Il demande ce que nous devons filmer et dans quelle mesure nous devons fragmenter la réalité. Si ces deux qualités ne sont pas précisément ajustées, elles fonctionneront l’une à l’encontre de l’autre. Mais si nous ajustons précisément ces deux qualités, elles peuvent ne pas se ruiner mutuellement. Nous devons tirer parti du fait qu’un shot est un enregistrement et un fragment. Voilà pourquoi ces questions commandent ma stratégie en tant que réalisateur. Ne jamais chercher à cacher la fausseté. Cependant (ou, du même coup), cela devra paraître réel. Mon film sera un documentaire et une fiction en même temps.

Parmi les génies dans le traitement de cette double nature du cinéma, on compte l’américain Howard Hawks et l’iranien Abbas Kiarostami. Tous deux avaient à cœur ces deux questions de Kurosawa, qui permettent d’entrevoir ce qu’on pourrait appeler «  l’essence du cinéma  ». Ces questions n’appellent pas de réponse définitive. Elles trouveront une réponse différente lors de chaque tournage, car ce questionnement est en lui-même une création.

La force de l’écoute

La trilogie documentaire que Kô Sakai et moi avons réalisée dans le Tohoku rassemble les entretiens que nous avons menés auprès de gens appelés « lessinistrés » du séisme, du tsunami et de la catastrophe nucléaire survenus en 2011. À travers ma façon de leur demander « Racontez-moi tout ce que vous voulez. Je veux tout savoir sur vous », j’ai senti qu’ils apparaissent petit à petit chacun comme des individus, affranchis de leur statut de « sinistré ». Il m’a semblé qu’ils s’exprimaient de plus en plus activement pour me faire comprendre quel homme ou quelle femme ils étaient. Sakai et moi avons acquis une certitude à travers ce tournage : c’est la force de l’écoute. Lorsqu’une personne s’intéresse à une autre, l’écoute engendre une énergie incroyable qui nous fait voir et entendre des choses que nous n’avions pas espérées.

La dernière question essentielle, sur laquelle je souhaiterais conclure, est donc : qu’est-ce que je veux faire voir ? Cette question ne concerne pas vos actions vis-à-vis de la caméra, mais votre position vis-à-vis des objets filmés. Ce que nous filmons ne nous appartient pas. Il y a toujours un «  détenteur des droits  » avec lequel négocier. Si nous empruntons un objet pour décor de tournage, nous négocions. Dans le cas du documentaire, il faut négocier avec la personne filmée pour qu’elle montre son visage. Dans le tournage de fiction, les acteurs, par habitude, acceptent de montrer leur visage à la demande du réalisateur, sans procédure compliquée de négociation. Mais si on veut extraire de la personne filmée quelque chose de plus que son simple visage, comment faire ? Si nous souhaitons voir le vrai visage de la personne, et que cette essence humaine est en temps normal cachée dans les profondeurs de l’individu, comment procéder ?

La mise en scène
n’est pas autre chose
que la recherche et la tentative
de faire voir ce que nous voulons.

Dans l’histoire du cinéma, certains réalisateurs ont tenté d’enregistrer la force intérieure des gens : Cassavetes, Bresson, Ozu, Mizoguchi, Renoir… Une chose est certaine : si nous voulons extraire une chose cachée, nous n’y arriverons jamais en restant nous-mêmes cachés. Nous devons offrir nous aussi quelque chose à la personne interrogée, quelque chose d’équivalent à l’offre de l’autre. La mise en scène n’est pas autre chose que la recherche et la tentative de faire voir ce que nous voulons. Je dirais «  réalisation  » plutôt que «  mise en scène  ». Mais le mot japonais Enshutsu signifie littéralement «  faire sortir le jeu (des acteurs)  », ou faire apparaître à la surface ce que les gens cachent en eux-mêmes.

Que souhaitez-vous faire voir ? Que ferez-vous pour cela ? Voilà une autre question qu’il faut garder en tête en tournant vos films, si vous voulez faire l’expérience de la force de l’écoute.

Propos recueillis par Élise Domenach, traduits du japonais et de l’anglais par Fusako Saito et Élise Domenach.

 

Ryusuke Hamaguchi

Cinéaste japonais, il a notamment réalisé Asako I & II (2018).

Dans le même numéro

Lancer l’alerte

« Lancer l’alerte », un dossier coordonné par Anne-Lorraine Bujon, Juliette Decoster et Lucile Schmid, donne la parole à ces individus prêts à voir leur vie détruite pour révéler au public des scandales sanitaires et environnementaux, la surveillance de masse et des pratiques d’évasion fiscale. Ces démarches individuelles peuvent-elles s’inscrire dans une action collective, responsable et protégée ? Une fois l’alerte lancée, il faut en effet pouvoir la porter, dans un contexte de faillite des espaces traditionnels de la critique.