
Les enseignants et la laïcité. À propos d’une enquête récente
Les enseignants français exercent-ils désormais leur métier sous la pression de la religion ? C’est ce qu’affirme une enquête de la Fondation Jean-Jaurès qui dresse, au prix de nombreuses confusions et parti pris, un panorama alarmiste de l’enseignement de la laïcité en France.
L’assassinat du professeur d’histoire-géographie Samuel Paty par un terroriste islamiste, à la sortie de son collège de Conflans-Saint-Honorine le 16 octobre 2020, suite à un cours d’enseignement moral et civique assuré deux semaines plus tôt au cours duquel il avait montré des caricatures du prophète musulman provenant du journal Charlie Hebdo, a situé dans un cadre émotionnel inédit pour les enseignants une pratique professionnelle de l’éducation à la laïcité déjà inscrite de longue date dans les programmes scolaires1. Cet événement dramatique a de nouveau entraîné une mise à l’agenda de la laïcité dans les débats en pointant une défaillance au sein de l’institution scolaire de sa transmission, articulée régulièrement à la montée de l’intégrisme musulman et à la défiance d’une partie des élèves musulmans envers les valeurs de la République, déjà documentée2.
C’est dans ce contexte que Iannis Roder, professeur d’histoire-géographie, également membre du Conseil des sages de la laïcité et directeur de l’Observatoire de l’éducation de la Fondation Jean-Jaurès, a publié le 6 janvier 2021 pour cette même Fondation une note intitulée « Les enseignants de France face aux contestations de la laïcité et au séparatisme3 ». Il y dresse un panorama qui se veut général des « enseignants de France » à partir d’un « questionnaire autoadministré en ligne du 10 au 17 décembre 2020 auprès d’un échantillon de 801 enseignants des premier et second degrés en France métropolitaine ». Compte tenu du contexte très vif, on attendait de la Fondation Jean-Jaurès une analyse scientifique rigoureuse et éclairante sur ce sujet. L’auteur de cette note multiplie au contraire les approximations méthodologiques, les confusions sémantiques et les biais interprétatifs dans le seul but de démontrer ce qui se révèle, au fil de la lecture, bien autre chose qu’une simple hypothèse scientifique préalable : les enseignants de France exerceraient désormais leur métier « sous la pression de la religion » causée par une « poussée générale du religieux », ce problème étant maintenant « généralisé à l’ensemble du territoire ».
« L’autocensure » en question
Il est indiqué que « 49 % des enseignants interrogés affirment s’être déjà autocensurés dans leur enseignement des questions religieuses durant leur carrière afin de ne pas provoquer de possibles incidents dans leur classe ». Cette autocensure non quantifiée (une seule fois ?, plusieurs fois au cours de leur carrière ?) est présentée négativement, de façon univoque, comme l’un des indicateurs d’un métier s’exerçant sous la « pression de la religion ». La responsabilité de l’acte pédagogique concourt pourtant à adapter son propos aux élèves que l’enseignant a face à lui, à faire preuve de discernement et de réflexion quant à la parole qu’il engage. Toute analyse portant sur la question de l’autocensure ne peut faire l’économie d’une prise en compte de la diversité des situations, ni de l’explicitation de ce que ce terme peut recouvrir, entre stratégie d’évitement sur un sujet difficile à maîtriser, climat de la classe, et prise en compte normale du public scolaire de la part d’un enseignant chargé d’expliquer le fait religieux, un sujet qui demande une formation préalable. Il en va justement de sa liberté pédagogique de discerner les effets possibles du contenu de sa parole.
La responsabilité de l’acte pédagogique concourt à adapter son propos aux élèves que l’enseignant a face à lui.
Autre problème posé par cette note, certains résultats ne paraissent pas significatifs, et en tout cas insuffisants, pour pouvoir suivre les conclusions de l’auteur. Ainsi, il est écrit, dans un joli lapsus, que les « différentes questions » – au lieu de « réponses » – de l’enquête « font toutes apparaître une prégnance importante du religieux qui s’est immiscé dans la vie professionnelle de l’enseignant ». À l’appui de cette affirmation, le pourcentage de 80 % d’enseignants qui ont déjà « été confrontés au moins une fois au cours de leur carrière à une revendication liée à des croyances ou pratiques religieuses ». « Au moins une fois dans leur carrière » relève d’un fait nettement à la marge de l’expérience professionnelle quotidienne des enseignants. Comment dès lors pourrait-on l’interpréter comme le signe d’une prégnance importante du religieux qui se serait immiscé dans la vie professionnelle des enseignants comme il est pourtant écrit ?
Un amalgame entre laïcité scolaire et liberté d’expression
Les amalgames sont nombreux, notamment dans le recensement des différentes formes de « séparatisme religieux », intégrant pêle-mêle les demandes liées à la restauration scolaire – qui font déjà l’objet d’accommodements laïcs au sein des établissements – et les « refus d’entrer dans des lieux à caractère religieux (ex : église) lors des sorties scolaires » ou les « refus de donner la main à quelqu’un ». Ce qui ne peut que porter à confusion quant à la compréhension du principe et des règles de la laïcité.
Amalgame également autour des questions relatives à Samuel Paty et aux cérémonies d’hommage, dont les résultats sont considérés par l’auteur comme une « illustration des problèmes actuels ». L’auteur mélange ainsi la question de la laïcité scolaire avec celle de la liberté d’expression induite par la présentation des caricatures par Samuel Paty, ce qui ne relève pas des mêmes questionnements, ni des mêmes références législatives, juridiques et philosophiques. La quantification de la contestation ou de la désapprobation des cérémonies d’hommage à Samuel Paty dont il est question dans cette note ne peut être classée aussi simplement dans la liste des « contestations de la laïcité » dont c’est le sujet. L’assassinat de Samuel Paty, et dans certains établissements les contestations de son hommage, soulèvent des débats dont beaucoup d’enseignants se sont emparés courageusement avec leurs élèves le lundi de la rentrée, les jours et les semaines suivants, malgré des conditions très difficiles qui ne sont pas mentionnées par l’auteur4. Les hypothèses avancées par l’auteur attribuant à la « peur » ou « l’autocensure » les raisons qui poussent 25 % d’enseignants à penser que Samuel Paty avait tort de faire cours sur la liberté d’expression à partir des caricatures de presse témoignent là encore d’une vision très dogmatique des pratiques des enseignants. Le choix pour un enseignant de faire un cours sur la liberté d’expression à partir d’un autre support que les caricatures de presse ne peut-il être attribué à d’autres motifs que la peur et l’autocensure ? C’est ici une question indispensable à l’avenir pour les débats sur la liberté d’expression en milieu scolaire et les supports pédagogiques qui les accompagnent.
On sait la difficulté de quantifier le phénomène des atteintes à la laïcité, ce que relevait justement en 2019 le chercheur Ismail Ferhat dans une note de la Fondation Jean-Jaurès5. On sait aussi que les attentats terroristes peuvent avoir pour effet de polariser les discours dans des schémas binaires et, dans le cas de la laïcité, englobant des situations scolaires très variées6. Si l’École fait face à des défis réels et nombreux, le discernement, l’expertise scientifique et la formation des enseignants demeurent justement, dans ce contexte dramatique de l’assassinat d’un professeur en raison de sa pratique professionnelle, les meilleurs outils pour y répondre. Les confusions telles que celles relevées dans cette publication, largement médiatisée, risquent au contraire d’engendrer des représentations tendancieuses des problèmes soulevés et une réponse inappropriée, aux conséquences lourdes pour notre société multiconfessionnelle qui doit s’inscrire dans un projet républicain laïc.
- 1.CNESCO, Laïcité et religion au sein de l’école et dans la société : évaluation des attitudes citoyennes des collégiens et des lycéens, Paris, CNAM, 2020.
- 2.Voir Olivier Galland et Anne Muxel (dir.), La Tentation radicale. Enquête auprès des lycéens, Paris, Presses universitaires de France, 2018.
- 3.Iannis Roder « Les enseignants de France face aux contestations de la laïcité et au séparatisme », note de la Fondation Jean-Jaurès, 6 janvier 2021.
- 4.Alors qu’il était prévu une séquence de dialogue entre collègues puis de débats avec les élèves, l’hommage a été finalement réduit par le ministère, trois jours avant, à l’observation d’une minute de silence.
- 5.Ismail Ferhat, « Quantifier les atteintes à la laïcité scolaire, mission impossible ? », note de la Fondation Jean-Jaurès, 24 septembre 2019.
- 6.Florence Faucher et Gérôme Truc (dir.), Face aux attentats, Paris, Presses universitaires de France, coll. « La vie des idées », 2020, en particulier la contribution de Vincent Tiberj.