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Hamilton

octobre 2016

#Divers

Une comédie musicale « qui change la vie », Richard Rodgers Theater, New York

Parmi les Pères fondateurs des États-Unis d’Amérique, Alexander Hamilton semblait quelque peu oublié – le billet de dix dollars à son effigie était même menacé –jusqu’à ce qu’une comédie musicale, Hamilton, ne lui confère une notoriété nouvelle. Mais ce spectacle populaire réussit à faire chanter et danser, dans la langue du hip-hop et du rap, les enjeux politiques et culturels de la guerre d’Indépendance ainsi que la naissance des institutions et de la monnaie du pays. Dans le contexte de la campagne présidentielle, ces références à l’histoire acquièrent une résonance particulière. La lecture proposée de la personnalité de Hamilton, l’originalité d’une musique introduite pour la première fois dans un spectacle de Broadway, l’actualité des questions posées se conjuguent pour transformer, comme le veut le rêve américain, l’aventure d’un homme, Lin-Manuel Miranda, à la fois compositeur, parolier et interprète du rôle-titre, en un immense succès partagé par le public et la critique.

Quelques chiffres suffisent pour illustrer la capacité du système à s’emparer d’un phénomène culturel signifiant. Transféré en juillet 2015 du Public Theater de New York, où il a été programmé de janvier à mai 2015, au Richard Rodgers Theater sur Broadway, Hamilton reçoit, en 2016, onze Tony Awards (équivalent des Molières), le Grammy Award pour le meilleur album de comédie musicale (équivalent des Victoires de la musique) et le Pulitzer Prize for Drama. Le spectacle, dont le coût de production s’élève à 12, 5 millions de dollars, génère près de deux millions de dollars de recettes hebdomadaires grâce à la vente des 1 321 places du théâtre à un prix moyen de 172 dollars ; 13 à 22 % des billets sont revendus sur le marché secondaire pour environ 900 dollars en moyenne.

Plus de 400 000 albums ont déjà été vendus, sans compter le recours à des sources comme Spotify ou Apple Music, ainsi que plus de 100 000 exemplaires du livre Hamilton: The Revolution, écrit par Lin-Manuel Miranda et Jeremy McCarter sur la création du spectacle. Des produits dérivés ont été lancés comme des tee-shirts, des poupées, des porte-clefs et même une bière. Des représentations sont prévues à Chicago, San Francisco, Seattle et Londres, la spécificité du sujet rendant toutefois l’adaptation à l’étranger plus problématique.

La Fondation Rockefeller a fait un don de 1, 5 million de dollars aux écoles publiques de New York pour permettre à 20 000 de leurs élèves d’assister pour 10 dollars seulement à des matinées et pour développer un programme éducationnel, tant le recours à des formes d’expression qui leur sont familières, comme le rap et le hip-hop, semble pouvoir encourager les jeunes générations à se réapproprier l’histoire de leur pays.

À l’origine du projet se trouve une biographie de huit cents pages, parue en 2004. Ron Chernow y défend l’idée que la mort précoce de Hamilton, à l’âge de 49 ans, lors du duel qui l’opposa à son ennemi politique mais compagnon de lutte Aaron Burr, contribua à gommer son rôle dans l’élaboration de la Constitution américaine et la construction d’une économie moderne. L’image qui domine alors est celle d’un homme arrogant et impulsif, sans référence aucune à son courage physique et moral, son intelligence vive, son intégrité, son opposition à l’esclavage et sa défense des minorités. Combattant de la guerre d’Indépendance, proche de George Washington, délégué de l’État de New York à la Convention et rédacteur de cinquante et un des quatre-vingt-cinq Federalist Papers qui fondent la Constitution, premier secrétaire au Trésor, fondateur de la première banque centrale et artisan de la mutualisation des dettes des États au niveau fédéral, Alexander Hamilton, bâtard né à Nevis dans les Antilles, a largement contribué à dessiner nombre de principes qui définissent encore les États-Unis.

La comédie musicale redonne à ces principes toute leur actualité. Les scènes qui montrent l’enthousiasme et la détermination de ces jeunes hommes qui, un pichet de bière à la main, crient leur attachement à l’indépendance et leur volonté de se battre pour un pays libre et égalitaire, les séquences qui dénoncent les intrigues politiques ou les ambitions personnelles, la lecture de la lettre qui annonce à Hamilton la mort d’un combattant ami sur le point de lever une petite armée de Noirs pour lutter à ses côtés, la distribution des copies du texte où Hamilton rend publique sa liaison extraconjugale, le chantage dont il est l’objet tant il ne peut supporter l’idée d’être accusé à tort d’abus de fonds publics, les débats houleux autour d’une intervention éventuelle en France aux côtés des révolutionnaires, tous ces éléments retentissent fortement aujourd’hui dans un pays en période électorale avec des thèmes qui touchent à la violence raciale, aux problèmes de l’immigration, à l’écrasement des classes moyennes, à la montée des inégalités, à la légitimité des interventions militaires à l’étranger, à la défense de l’idéal démocratique ou à la corruption sous ses formes les plus variées.

La puissance de ce regard renouvelé sur la naissance du rêve américain n’est rendue possible que par l’invention d’un langage musical, certes inscrit dans la tradition de la comédie musicale de Broadway, mais novateur aussi par le mélange de ballades pop, de reggae songs, de hip-hop, de poésie et de rap. Déjà auteur d’une comédie musicale, In the Heights, Lin-Manuel Miranda, entouré d’une troupe soudée d’artistes, pour la plupart noirs et hispaniques, réussit à insuffler par le rythme des chants, des danses, des changements scéniques une énergie qui reflète l’urgence créatrice de cette page d’histoire. Les danseurs sont convaincants, qu’ils exécutent des mouvements de hip-hop, des marches militaires ou des gestes de combat. Les chanteurs scandent avec une force égale des moments de dimension nationale ou d’intimité, comme Hamilton martelant : I’m not throwing away my shot (« Je ne gâcherai pas ce coup »), Jefferson s’exclamant : Wassup (« Comment va ? »), Hamilton et Lafayette déclarant à l’unisson : Immigrants, we get the job done (« Avec nous, immigrés, le travail sera fait »), le roi d’Angleterre George III ânonnant : You’ll be back (« Vous serez de retour »), Jefferson, Madison et Burr répétant : It must be nice to have Washington on your side (« Quelle chance de pouvoir compter sur Washington »), Eliza, l’épouse de Hamilton, évoquant avec désespoir la trahison conjugale en psalmodiant : Burn (« Brûle ») ou Hamilton, après la mort de son fils dans un duel, murmurant dans une douce mélopée : It’s quiet uptown (« Les beaux quartiers sont silencieux ») ou, au moment de mourir, s’interrogeant sur le sens de l’héritage.

L’aspiration à la liberté et le rêve d’un monde nouveau dans l’Amérique du xviiie siècle se retrouvent dans la capacité du théâtre à se réinventer et à introduire des formes artistiques qui, au-delà du divertissement, lui redonnent une place éducative dans la culture de masse réservée jusque-là à la télévision et au cinéma.

Le titre du chant qui conclut le premier acte de Hamilton le résume bien : Non-Stop.