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Notes de lecture

Dans le même numéro

La gauche américaine en France de Mathieu Hauchecorne et La démocratie et la raison de Catherine Audard

novembre 2019

#Divers

Proposer une lecture sociologique de la réception de la Théorie de la justice de John Rawls en France, tel est le défi que Mathieu Hauchecorne se propose de relever dans La gauche américaine en France. Si ce travail sur « la fabrique transnationale des idées politiques » constitue bien un défi, c’est que A Theory of Justice (1971) avait pour ambition de relancer, sur des bases théoriques nouvelles empruntées aux théories du contrat, la philosophie politique normative – sans nulle prétention sociologique, fût-elle de sociologie politique. Rawls n’a jamais eu l’intention de décrire les institutions politiques de son pays, encore moins de jouer un rôle dans la vie politique des États-Unis : son projet était de trouver une méthode pour choisir des principes de justice applicables à des sociétés démocratiques. Le programme de M. Hauchecorne consiste, quant à lui, à décrire la manière dont les théories de la justice ont été reçues dans le contexte intellectuel et politique français. Nous tenterons de faire dialoguer cette sociologie de la réception avec l’ouvrage que vient de publier Catherine Audard, l’une des principales protagonistes de l’histoire de la réception de Rawls en France.

L’enquête de M. Hauchecorne nous éclaire tout d’abord sur la manière dont une théorie qui fut conçue comme une critique générale de l’utilitarisme a pu susciter un intérêt dans un pays où cette pensée n’avait quasiment pas fait école. La sociologie mise en œuvre doit beaucoup aux réflexions de Pierre Bourdieu sur la circulation transnationale des idées et à l’histoire sociale des idées de Frédérique Matonti. L’histoire des textes, celle de leur « mise en livre » (Roger Chartier) et de leur traduction (Gisèle Sapiro), joue aussi un rôle théorique important dans le livre, ainsi que soixante-et-onze entretiens avec les principaux «  médiateurs  » des théories de la justice en France. Pour le dire dans les termes de la sociologie des professions d’Andrew Abbott, le fil conducteur de ce travail est la question de savoir comment les théories de la justice ont fait « carrière » en France et, puisqu’il s’agit d’une sociologie, grâce à quels « personnels de renfort » – traducteurs, éditeurs, philosophes de profession, membres de cabinets ministériels, etc. Le panorama ainsi dessiné permet un retour éclairant sur un versant peu exploré de l’histoire intellectuelle française des quarante dernières années.

Si Rawls chercha à donner à la philosophie politique une plus grande rigueur méthodologique, sa réception française n’a guère servi cet objectif. Une première série d’appropriations a conduit la Théorie de la justice hors de la sphère de la philosophie politique, dans ce que M. Hauchecorne appelle les « marges disciplinaires », à savoir, chez les économistes, les juristes, les cybernéticiens, mais pas chez les philosophes (1971-1987) ; une deuxième série d’appropriations fut caractérisée par une politisation des théories de la justice et, notamment, par une association des théories de la justice avec l’antitotalitarisme qui dominait alors la scène intellectuelle française (1987-1997) ; les théories de la justice ne commencèrent de faire l’objet d’un intérêt philosophique à proprement parler que dans un troisième moment de l’histoire de leur réception française (1997-2010).

Vers une renaissance de la philosophie morale

Le premier moment de la réception de Rawls est associé aux travaux de deux chercheurs pionniers dans leur domaine, Serge-Christophe Kolm et Jean-Pierre Dupuy, respectivement en économie normative et en cybernétique. Ces deux anciens élèves de l’École polytechnique, qui ne firent qu’une partie de leur carrière en France, contribuèrent à la diffusion des théories de la justice par l’intermédiaire de réseaux d’influence comme l’écologiste Groupe des dix (Dupuy) ou auprès de gouvernements – Kolm donna des conseils à Allende lorsque le Chili fut confronté à une crise inflationniste. Alors que les départements français de philosophie ne manifestaient aucun intérêt pour Rawls, quand ce n’était pas une répulsion idéologique de principe, les représentants de l’économie publique, branche de la microéconomie qui étudie le rôle économique de l’État, développèrent en France un intérêt précoce pour les théories de la justice. Un colloque organisé en 1966 (dont les actes ont été publiés aux éditions du Cnrs en 1968 sous le titre Économie publique) pourrait être tenu pour le « point de départ, s’il en fallait un, de la carrière des théories de la justice en France ». Mais il faut attendre le milieu des années 1970 pour voir les références à Rawls, Sen, Nozick ou Harsanyi se multiplier dans les ouvrages d’économie publique et dans les sphères de l’État.

La contribution de Jean-Pierre Dupuy est liée, sur son versant institutionnel, à la création, en 1982, d’un laboratoire de l’École polytechnique, le Crea, qui avait pour mission de diffuser les hypothèses de la cybernétique sur l’auto-organisation. Ce laboratoire servira aussi de canal à la diffusion conjointe des thèses de René Girard et d’Ivan Illich. Dans Le sacrifice et l’envie (Calmann-Lévy, 1992), J.-P. Dupuy proposa une interprétation de Rawls fortement marquée par la théorie girardienne du désir mimétique et, comme éditeur au Seuil, il publia en 1987 la Théorie de la justice dans la traduction française de C. Audard. L’étude de M. Hauchecorne permet également de suivre l’intérêt pour l’œuvre de Rawls dans une partie de la sociologie française (Raymond Boudon) et chez quelques juristes de renom (Michel Villey).

Un trait commun caractérise cette première réception, bien résumé par un ancien membre du Crea, Bernard Manin : le refus de l’antienne philosophique des années 1970, répétée à l’envi par Foucault, Althusser et Derrida, que « l’âge de la philosophie [était] terminé ». L’intérêt pour Rawls, chez ses premiers médiateurs français, fut aussi un intérêt pour une renaissance possible d’une philosophie morale capable de prendre en compte des arguments en termes de justification, que ce soit en économie, en droit, en sociologie ou en théorie politique.

L’antitotalitarisme

Ce qui valut à Rawls l’attention d’un deuxième groupe de médiateurs fut l’affinité qu’ils lui trouvèrent avec l’antitotalitarisme. Reprenant à John Pocock, historien de l’humanisme civique, la notion de « langage politique », M. Hauchecorne souligne bien la pluralité des formes prises par le langage antitotalitaire des années 1980 : on le retrouve à la revue Esprit, chez les « nouveaux philosophes », chez les « nouveaux économistes », à la fondation Saint-Simon et chez les « néo-kantiens ». L’importance accrue des références aux théories de la justice dans les numéros d’Esprit de la fin des années 1970 et des années 1980 accompagna les analyses de Paul Ricœur, mais aussi celles de Cornélius Castoriadis et de Claude Lefort, dont M. Hauchecorne oppose les tendances « libertaires » au libéralisme de Raymond Aron. Selon les éditorialistes de la revue, le retour du politique devait aller de pair avec une approche des politiques publiques en termes de justification. En février 1978, Paul Thibaud présentait ainsi la question de la justice sociale comme une manière d’éviter les « simplismes égalitaristes peu théorisés ». Si c’est bien sûr à Louis Dumont qu’il pensait en l’occurrence, les théories de la justice apportèrent également, quand elles furent traduites en français, un surcroît de théorisation pour penser ensemble égalité et liberté.

Chez les catholiques de gauche

Ceux qui ont introduit Rawls en France y auraient été poussés – telle est la thèse principale de M. Hauchecorne – par un ethos chrétien qui aurait persisté après leur prise de distance avec les Églises. L’adoption d’une ligne antitotalitaire par Esprit accompagna de fait l’abandon, à la fin des années 1970, de la référence au personnalisme chrétien de son fondateur, Emmanuel Mounier. Pour autant, cette hypothèse qu’un investissement théorique en philosophie morale aurait pu remplacer la perte d’une foi religieuse ne convainc pas, du moins pas totalement, car elle ne vaut que pour quelques médiateurs de la réception de Rawls en France. Ne convainc pas non plus l’argument supplémentaire qui entend expliquer l’intérêt pour la Théorie de la justice par une homologie de parcours entre certains des médiateurs français et le philosophe américain. Rawls avait certes été dans sa jeunesse un épiscopalien ardent, dont témoigna la publication très tardive d’une maîtrise intitulée Le péché et la foi ([1942], Hermann, 2010). Mais deux thèses s’opposent sur l’interprétation de l’évolution spirituelle de Rawls : pour l’une, la rupture avec la foi aurait été brutale, précipitée par l’expérience de la guerre ; pour l’autre, la rupture aurait été graduelle. Rawls soutient la première, M. Hauchecorne la seconde, avec des arguments qu’il tire d’une étude attentive des archives du philosophe. Bien que le philosophe de Harvard ait continué à donner des communications sur la religion dans les années 1950, l’expérience de la guerre l’avait, de son propre aveu, conduit à un abandon de la foi. Mais comment ce parcours spirituel, quelle qu’en soit l’interprétation, aurait-il pu influencer les intellectuels français qui introduisirent Rawls en France, puisqu’il leur était parfaitement inconnu avant 2009 ?

Après la fin de l’histoire (de la réception)

La démocratie et la raison constitue un livre de choix pour mettre à l’épreuve ou confirmer les thèses avancées dans La gauche américaine en France. À l’hypothèse d’un Rawls de la sortie de la religion, C. Audard oppose l’idée que le projet rawlsien n’était pas de déduire une conception de la justice d’une conception religieuse de la vie bonne, mais de penser la justice à partir de la « fragmentation culturelle » des démocraties contemporaines. Il ne pouvait donc s’agir pour le philosophe de Harvard de montrer que nos sociétés politiques continueraient de garder une référence, ne serait-ce que subliminale, aux valeurs chrétiennes occidentales, mais d’élaborer une conception de la justice qui puisse être reconnue comme valide par des citoyens ayant des conceptions parfois très différentes de la vie bonne.

Pour autant, certaines des premières critiques adressées à la Théorie de la justice portèrent bien sur le point de savoir si la conception rawlsienne de la justice ne dépendait pas encore d’une conception particulière de la vie bonne, mais il s’agissait en l’occurrence d’une conception libérale de la vie bonne, d’une conception qui privilégierait l’autonomie individuelle, et non pas d’une conception chrétienne. À partir d’une réflexion sur la notion de « raison publique », C. Audard restitue avec beaucoup de finesse les arguments de ce débat. Insistant notamment sur le fait que les sociétés démocratiques sont celles qui reconnaissent l’existence de « désaccords raisonnables », elle met au cœur de sa lecture de Rawls la question de l’« autonomie doctrinale » : « indépendante de toute doctrine philosophique, religieuse ou morale », la conception de la justice doit pouvoir être « acceptée et soutenue par la plus grande majorité des citoyens d’une démocratie libérale avancée ». Dans cette approche, l’ambition de Rawls n’est donc pas de proposer une conception de la justice comme substitut à une conception religieuse du bien, mais de penser les conditions d’une adhésion raisonnable à une conception de la justice qui n’implique pas de renoncer à nos convictions profondes, qu’elles soient de nature religieuse, morale ou philosophique. L’intérêt de la philosophie rawlsienne est, comme le rappelle C. Audard, de nous permettre de penser le cadre éthique d’une politique démocratique pluraliste.

Pour autant, la méthode de M. Hauchecorne se révèle fructueuse dès lors que l’on considère l’ouvrage de C. Audard du point de vue de ce que Roger Chartier appellerait sa « mise en livre ». La démocratie et la raison n’est pas seulement une traduction de John Rawls, paru à Londres en 2007, mais encore un livre nouveau dont la fonction est de faire passer dans le « champ idéologique français » la matière d’un texte écrit à l’origine pour une collection anglaise d’introductions à la philosophie. Cette traduction seconde serait d’autant plus intéressante à étudier pour un sociologue de la réception qu’elle conduit C. Audard à corriger la manière dont elle avait elle-même contribué à introduire Rawls en France à la fin des années 1980. Confirmant ce que M. Hauchecorne dit de la « fabrication d’un Rawls social-démocrate », C. Audard revient sur cette première interprétation qui lui paraît désormais erronée. Rawls n’est pas – n’est plus – un social-démocrate soucieux de faire jouer à l’État le rôle de correcteur des maux du capitalisme, mais un libéral « radical », qui serait aujourd’hui proche d’un Thomas Piketty, les deux auteurs considérant selon C. Audard que « plus que l’inégalité de revenus, c’est la concentration de la propriété du capital dans les mains d’une minorité qui est la cause structurelle de l’injustice sociale que l’État providence a été incapable de combattre pour des raisons politiques ».

La démocratie et la raison introduit ainsi un thème nouveau, celui d’un Rawls critique radical des inégalités structurelles qui ont conduit aux actuelles dérives populistes de nos démocraties. Ce n’est donc pas un hasard si la traduction de 2019 comporte un chapitre sur la «  fragilité démocratique  ». La lecture du beau livre de C. Audard à la lumière des hypothèses stimulantes de M. Hauchecorne montre, à tout le moins, que la lecture de Rawls n’est pas une chose du passé, puisque l’une de ses plus fidèles interprètes nous donne de très bonnes raisons de le relire aujourd’hui à la lumière de notre actualité politique.

Cnrs Éditions et Grasset, 2019

Luc Foisneau

Luc Foisneau est directeur de recherche au CNRS et enseignant à l’EHESS, où il dirige la mention Études politiques depuis 2015. Il est également membre du Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron. Spécialiste de Thomas Hobbes, ses recherches portent sur la théorie de la justice et l’histoire de la pensée politique moderne et contemporaine. Il est l’auteur de Hobbes. La vie inquiète

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