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Photo : Pinho
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Le journalisme gangrené par le médiatique

janv./févr. 2019

Quiconque critique à juste titre les dérives médiatiques bute désormais sur une évidence. On ne pourra bientôt plus «  couvrir  » ce front-là, celui des médias, en campant dans l’ironie rigolote ou le potin assassin. Un peu de sérieux, voire de gravité, s’imposeront fatalement. Et ­s’imposent déjà. Pourquoi ? Parce que cette fameuse hégémonie médiatique, qui bouscule – et parfois ruine – le fonctionnement de la démocratie, n’est pas une calamité qu’il s’agirait de dénoncer infatigablement – et vainement.

C’est une émergence nouvelle, qu’il faut, vaille que vaille, apprendre à penser. Son aggravation rend dérisoires les discours furibards, les piques mondaines ou les déplorations nostalgiques. Les médias seront toujours là demain, après-demain, et plus tard encore. Leur prêter servilement allégeance est une capitulation bêtasse, mais les vitupérer sur le mode dédaigneux n’a pas davantage de sens. Or c’est entre ces deux extrêmes que balance trop souvent le discours dominant.

Ce qu’il faudrait plutôt favoriser, c’est une maîtrise progressive, une mise à distance, un apprentissage citoyen de cet « empire des médias » qui demeure, pour l’instant encore, livré à ses pesanteurs déraisonnables. Cette réappropriation implique un minimum de conceptualisation, de travail théorique. On ne triomphe pas d’un phénomène déstabilisateur sans l’avoir préalablement pensé. Or il se trouve que ce travail conceptuel est largement amorcé. Mais à un niveau trop discret par une « société des clercs » loin du grand public, dans l’exil des colloques, des laboratoires, des sciences humaines.

Une nouvelle discipline du savoir

Périodiquement, des institutions (universités, départements de l’Unesco, sites Internet spécialisés) donnent une assez bonne idée de cette réflexion internationale. Philosophes, médialogues, sociologues, spécialistes des sciences de la communication, chercheurs : un savoir s’accumule bel et bien au sujet des médias qu’il s’agit maintenant de vulgariser, au bon sens du terme. Mais quelle sorte de savoir ? Parmi toutes les analyses proposées, citons, à titre d’exemple, celles de Daniel Bougnoux, professeur émérite de sciences de la communication à l’université Stendhal de Grenoble[1], ou encore le philosophe Bernard Stiegler et son site Ars Industrialis[2].

Pour l’essentiel, l’un comme l’autre imputent au progrès des « techniques médiatiques » quatre basculements dans notre rapport au monde, quatre grands « passages » collectifs. Du vertical à ­l’horizontal, d’abord : en ouvrant un grand angle sur le monde, les médias ruinent les vieilles transcendances, y compris celles de l’école et de l’État. Passage du stock au flux, ensuite : la richesse et la culture se mesurent dorénavant moins en termes de capital accumulé qu’en capacité de circulation. Passage du contenu aux relations, encore : ce n’est plus le contenu ou la substance qui compte désormais, mais la visibilité. Passage enfin de ­l’hétéronomie à l’autonomie : les médias tentent d’accomplir – jusqu’au point limite de l’atomisation – cette (fausse) promesse de la modernité : l’autonomie individuelle absolue.

Dans ce contexte, c’est la spécificité radiophonique qu’il est intéressant d’interroger. La radio hésite en effet entre deux vocations. La première procède de l’instrument lui-même : privilégier la parole, le mot, le concept et offrir, face à l’image, le contrepoids culturel du langage. La radio, de ce point de vue, serait l’alliée objective de l’écrit «  raisonnable  » contre l’émotivité du visuel. Hélas, une station comme France Culture assume quasiment seule cet ancrage nécessaire. L’autre tropisme radiophonique obéit à des pesanteurs inverses. Par son mode de fonctionnement, son recrutement, son cousinage mondain, la radio se vit parfois comme une sorte de télévision privée d’image et donc infériorisée, orpheline et envieuse.

Journaliste ou «  publiciste à portefeuille  »

À ce stade, risquons un mot sur le contenu. Voilà plusieurs années qu’une question revient en force dans nos démocraties désabusées : celle du cynisme. Qu’il s’agisse d’économie (les banquiers devenus « banksters »), de politique (les promesses électorales qui n’engagent plus personne) ou des médias, un cynisme décomplexé imprègne plus que jamais l’air du temps. Nous semblons avancer vers une planète gouvernée par l’impudence et les fausses vertus qui lui font escorte : froids calculs, reniements impavides, utilitarisme, goguenardise médiatisée,  etc.

Un cynisme décomplexé imprègne plus que jamais l’air du temps.

Comme chacun sait, le journalisme n’a pas bonne presse chez nous. C’est à la fois compréhensible et profondément injuste. Compréhensible car telle est bien l’image de notre métier que colporte la littérature, y compris la grande. Je songe à ce portrait ravageur des journalistes parisiens que publia Balzac en 1842, sous le titre Monographie de la presse parisienne. Y étaient notamment épinglés le « publiciste à portefeuille », le « politique à brochures » et le « feuilletoniste », tous gandins mirobolants et contaminés par la vanité ambiante.

Je pense à Duroy, le personnage de Bel Ami de Maupassant, présenté comme une « graine de gredin » (sic) qui évolue dans ce milieu de frivolité, de suffisance et d’oisiveté. N’oublions pas, enfin, le jeune héros de La Comédie humaine de Balzac, Lucien Chardon, devenu Lucien de Rubempré en « montant » d’Angoulême à Paris. Il y réussit dans… l’univers du journalisme, décrit par Balzac comme corrompu et cynique. Au total, la perception du journalisme dans notre pays pâtit d’une lourde, très lourde «  hérédité littéraire  », si je puis ­m’exprimer ainsi. Elle a nourri des aphorismes détestables comme celui-ci : « Le journalisme mène à tout, à condition d’en sortir. »

Évoquer cette hérédité est pourtant très injuste. Notons d’abord qu’elle vise principalement ceux qu’on appelait les « échotiers politiques » ou les « billettistes » parlementaires. Leur fonction leur assignait un rôle de greffiers des petites ambitions, des coups fourrés parlementaires et des politicailleries en tout genre. Or, dans les coulisses politiciennes, l’air du grand large ne souffle guère et l’idéalisme fait sourire. De ce point de vue, les choses dites «  médiatiques  » n’ont pas beaucoup changé.

Un cynisme conforme à l’air du temps ?

Mais ce jugement négatif devient carrément absurde quand il vise non plus le «  médiatique  » mais le journalisme lui-même. Les deux choses sont aujourd’hui bien distinctes. Les nouveaux médias, à l’instar des chaînes d’information continue ou des réseaux sociaux producteurs de « buzz », n’ont plus rien à voir avec le journalisme au sens déontologique du terme. Un « monstre médiatique » est sorti des entrailles du journalisme, comme dans le film de Ridley Scott, Alien, le huitième passager (1979) : après l’arrivée d’un vaisseau spatial sur une planète inconnue, une « créature » infernale jaillissait du ventre du lieutenant Ripley, joué par Sigourney Weaver.

Toute proportion gardée, le «  médiatique  » aussi est infernal. Heureusement, le (vrai) journalisme résiste bec et ongles et survit. Après une bonne dizaine d’années passées dans le jury du prestigieux prix Albert Londres, j’en témoigne. Le grand journalisme est toujours là. Il est tout sauf cynique. Ceux qui l’incarnent – par exemple les reporters – sont sensibles aux injustices, aux luttes pour la vérité et à la solidarité. Même à la télévision. Il faut saluer aujourd’hui la remarquable vitalité du documentaire et de l’enquête. Les auteurs au long cours ne décrivent pas seulement les beautés de la planète. Ils racontent mille combats et n’ont pas renoncé à l’idéalisme. Même chose chez les reporters de terrain et ceux qu’on appelle les journalistes d’investigation ou les « lanceurs d’alerte ». Ceux-là respectent la belle feuille de route qu’invoquent parfois nos confrères américains quand ils recommandent de « donner voix aux affligés et d’affliger les importants ».

Cette attention portée au sort des affligés, c’est-à-dire les sans-grade, les humiliés et les exploités, peut inciter à la colère. Jamais au n’importe quoi de certains médias.

Une impitoyable «  gentillesse  »

À la télévision, hélas, ce journalisme noble, ce reportage au long cours, et risqué comme on le sait, doit cohabiter avec le « monde enchanté » du médiatique, la planète des vanités et du «  pipole  ». Un écosystème protégé où circule en permanence une fausse gentillesse de plus en plus difficile à supporter. C’est l’une des pires confusions de la grosse machinerie. On pourrait appeler cela le syndrome « bisous, bisous ». Dans la plupart des émissions de télévision, il procède d’une habitude très ancienne : le tutoiement ostentatoire et la connivence revendiquée vont de pair avec une pratique infatigable de la «  bise  » et du tendre pelotage. On s’est habitué à ces embrassades de chanteurs, journalistes, acteurs et amuseurs. « Quels projets, ma chérie? »

Dans ce contexte-là, la familiarité humide n’est jamais qu’une convention de théâtre. Elle sert surtout à masquer, jour après jour, une cruauté ravageuse qui est propre au showbiz en particulier et au médiatique en général. Un peu comme cette politesse pointilleuse de l’Asie confucéenne.

Le phénomène est plus ambigu lorsqu’il s’agit des émissions radiophoniques dites interactives. Tous ces auditeurs ou auditrices qui téléphonent ne sont apparemment ni surpris ni choqués d’être immédiatement appelés par leur prénom – « Paulette nous parle depuis Villefranche-­de-Rouergue » – et embrassés comme du bon pain par un animateur qui, c’est juré, leur enverra sa photo dédicacée. Ils répondent sans rechigner à des questions sur la pluie, le beau temps ou les crêpes Suzette. Tout cela introduit un décalage social saisissant.

Comment l’interpréter ? Toute la question est là. Ces dialogues qui se nouent, ces voix anonymes, ces individualités surgissent en effet d’une France dont on ne saurait dire qu’elle est d’humeur guillerette en ces temps de chômage et d’extrême précarité. Dans un contexte de souffrances anonymes, ces échanges télé­phoniques suggèrent, jour après jour, une autre image du «  peuple  ». Non plus grondante ou meurtrie, non plus combative et inquiète, mais atomisée, solitaire, respectueuse des institutions comme des vedettes du moment, prête à empocher, avec mille remerciements, la menue monnaie du bisou médiatique.

Être pris à l’antenne, ou passer en direct, c’est comme passer de l’autre côté du portail, là où s’ébattent ces demi-dieux de paillettes et de lumières qui occupent l’espace audiovisuel. C’est accéder, ne serait-ce qu’une minute, au privilège de la parole. ­L’auditeur devient comme ces reines d’un jour dans une fameuse émission des années 1950. Il n’est plus tout à fait l’écoutant docile, mais l’écouté. Bref, il a l’impression d’être introduit au château, comme jadis les métayers ou les curés méritants.

Au total, le risque n’est pas négligeable. Hier encore, on mesurait le degré de démocratie d’un pays au degré de liberté dont y jouissait la presse. Aujourd’hui, on peut se demander si le médiatique substitué au journalisme ne devient pas dangereux pour la démocratie. Un membre de l’exécutif est désormais harcelé du matin au soir, défié par de vraies ou fausses « urgences », interpellé par des « buzz » médiatiques derrière lesquels il doit courir, petite chose prisonnière du court terme, c’est-à-dire expulsée de la vraie politique. Un comble !

 

 

[1] - Voir Daniel Bougnoux, La Crise de la représentation, Paris, La Découverte, 2006 et sa contribution à Des intellectuels jugent les médias, t. I, Béziers, Mordicus, 2010.

 

[2] - Voir Bernard Stiegler, La Télécratie contre la démocratie. Lettre ouverte aux représentants politiques, Paris, Gallimard, 2016 et le site www.arsindustrialis.org.

 

Jean-Claude Guillebaud

Écrivain, essayiste, conférencier et journaliste (il a reçu le prix Albert-Londres en 1972), Jean-Claude Guillebaud est notamment l'auteur de La Tyrannie du plaisir (Points, 2007), Une autre vie est possible (Pocketn 2014) et dernièrement de La Foi qui reste (L'Iconoclaste, 2017).

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