Images de soi
« Fotograficus ». C’est ainsi que se définissait Gerard Petrus Fieret (1924-2009), artiste néerlandais, dont LE BAL – lieu dédié à l’image document – présente une rétrospective savoureuse. Fieret était jusqu’alors totalement inconnu en France, alors qu’il est dans son pays un monument, et que sa réputation a gagné depuis longtemps les États-Unis… « Fotograficus », parce que Fieret se voyait non pas comme un photographe, mais comme un « homme photographique », tant son rapport à la photographie était existentiel. « C’est Descartien, affirmait-il. Je prends l’appareil photo, mon troisième œil, j’observe et je me vois dans le monde réel, “donc je suis”. » Dans l’acte photographique, la pellicule, l’émulsion, le papier deviennent sa peau. Il les traite comme la vie écorche ou caresse un corps, comme elle swingue ou glisse vers le caniveau… Dans un mélange de passion, d’imagination, de surprise et de négligence.
Poète, peintre et dessinateur, Fieret se donnera quinze ans corps et âme à la photographie, faisant du sous-sol où il vit à La Haye avec son chat aveugle son laboratoire et son studio. L’essentiel de son œuvre photographique se situe entre 1965 et 1975. Il est acheté et collectionné par des musées néerlandais, et il leur fait des dons importants, qu’il vient signer et re-signer, tamponner et retamponner de manière obsessionnelle, à partir de 1980, alors que son équilibre mental laisse à désirer, avec des accents de paranoïa.
L’homme est à la fois fantasque et timide. D’apparence modeste, il est néanmoins sûr de lui et de son art – un art qui part dans les marges, qui se moque des canons de la photographie ou de la muséalité et semble en permanence dénier à l’œuvre tout statut « majuscule », en la traitant avec une forme de dérision tragique, qui est peut-être une manière de se défendre contre une immense sensibilité. Car la fausse désinvolture de ce poète qui « trouve le mot “artiste” trop restrictif » ne suffit pas à voiler sa profonde humanité.
« Je veux tout embrasser, dit-il. Il n’y a pas de photos ratées ». Ses propres images deviennent des sujets, parfois celles des autres, notamment des photos de familles, par une forme de création appropriatrice. Tout vaut signe et sens pour lui, y compris les rayures du négatif, les pliures du papier et même les chiures de mouches sur des clichés qu’il laisse traîner chez lui, entassés à même le sol.
Le film qu’a réalisé Jacques Meijer en 1971, présenté au Bal dans le cadre de l’exposition, montre à quel point Fieret s’est jeté tout entier dans l’acte photographique, comme le fit à peu près à la même époque, outre-Atlantique, la jeune américaine Francesca Woodman, avec la même absence de retenue. Les deux œuvres sont étrangement parentes, mais si elles sont irréductibles l’une à l’autre. Woodman était partie à la recherche d’elle-même en se photographiant dans un jeu de présence et d’effacement. Sollers la qualifiait chaleureusement de sorcière en évoquant Rimbaud[1]. Et il y a bien chez Fieret quelque chose d’un chaman rimbaldien. Mais ce n’est pas la seule facette du personnage. En le découvrant au travail, photographiant un modèle, en le voyant tirer ses clichés, ou encore vider dans la rue ses bacs de rinçage, ou plus tard traîner jusqu’à la laverie automatique un énorme paquet de linge, on ne peut s’empêcher de songer à l’humour désespéré de Boby Lapointe où à certains poèmes de Jacques Prévert. Fieret est aussi un humanisme anarchiste qui aime la vie mais la regarde avec une forme d’inquiétude ou de nostalgie, comme s’il voulait avoir la certitude d’en être, mais craignait en même temps toujours de la violer. Ainsi, la manière dont il photographie les femmes – un de ses sujets préférés – est à la fois tendre et nostalgique ; sans pruderie aucune, mais toujours courtoise ; libre et jubilatoire, mais pourtant retenue…
Les images de Fieret sont rarement datées, et tout aussi peu légendées. Le temps n’y est présent que sous la trace des blessures et des cicatrices qui marquent les documents, comme le témoignage d’une finitude à laquelle l’artiste s’abandonne… de même qu’il laisse le spectateur se perdre dans le labyrinthe de son œuvre inclassable. Lui-même a poursuivi sa route comme un « clochard céleste » qui vit sur un fil, comme s’il avait achevé son autoportrait photographique et l’avait offert à qui voulait le recevoir… À la fin de sa vie, il était connu à La Haye, comme l’homme au chapeau noir et aux pigeons !
« Photographe sans appareil », telle se définit Katrien de Blauwer qui vit et travaille à Anvers et compose des images à partir de ce qu’elle trouve dans des magazines en noir et blanc des années 1920 à 1960. Tout semble séparer cette artiste flamande de Gerard Petrus Fieret. Cependant, son « art du Cut » (selon l’expression retenue par Christine Ollier qui l’accueille dans sa galerie des Filles du Calvaire), par lequel elle cadre, découpe et monte ses collages n’en compose pas moins un véritable autoportrait intime. Chaque découpe est un éclat d’émotion, une étincelle vibratoire qui dévoile une part d’elle-même. Ici, le regard devient miroir de soi, et l’œuvre par un effet kaléidoscopique, assemble comme un portrait cubiste les détails choisis et assemblés par l’artiste. Katrien de Blauwer a raison de se définir comme photographe, car c’est bien par cadrage, et par saisi d’un instant qu’elle opère. Le montage – même s’il renvoie également au travail cinématographique – est encore une manière d’exposer la sensibilité de celle qui opère. Les à-plats monochromes qui viennent s’ajouter au puzzle, sont tirés des vieux livres, et c’est la mémoire qui est ici convoquée symboliquement, et sa capacité d’altérer la lecture de l’image. Elle vient comme une limite, comme un cache, comme un filtre aussi…
On peut lire sur le site de Katrien de Blauwer qu’elle a commencé à « collectionner des images, à les découper et à les recycler comme une auto-investigation thérapeutique ». Comme chez Fieret, cette recherche de soi passe par l’exploration du féminin. Mais ici, pas de « modèles », mais des fragments de silhouettes ou de visage dont on devine des origines cinématographiques – Antonioni, ou la Nouvelle Vague, par exemple. C’est dans leur force iconique que la « photographe sans appareil » puise une matière dont elle fait un langage. Et c’est encore elle-même qu’elle donne à percevoir, comme derrière un léger rideau qui interdit toute appropriation mais en dit néanmoins assez pour que l’on perçoive la vibration intime de l’artiste. Si bien que ce que sa démarche peut avoir de formel et de conceptuel, par son épure, atteint chez le spectateur quelque chose qui ne l’est pas du tout, faisant de lui la plaque sensible où se révèle le sujet qui s’expose.
Il en va très différemment du travail de Radenko Milak présenté dans la même galerie. Comme autant d’arrêt sur image ses lavis noir et blanc saisissent des scènes de grands films du cinéma. On reconnaîtra Hitchcock, Tarkovski, Antonioni (là encore), Bergman, Godard… La maîtrise technique du peintre, qui en donne un rendu quasi photographique, n’a pas cette fois-ci pour intention de rendre compte de son admiration ni de son émotion devant les œuvres. Milak ne parle pas de lui, mais plutôt de nous. Il présente en effet une sorte de répertoire d’images mentales inscrites en nous par les œuvres des cinéastes. Dès lors, ses peintures fonctionnent plutôt comme un miroir d’eau dans lequel nous contemplons notre propre mémoire, personnelle et collective, à travers ce que ces « icônes » cinématographiques réveillent en nous, et leur capacité d’attirer notre regard comme une sorte de matière noire par laquelle nos émotions sont appelées. Le soi qui se révèle alors n’est plus celui de l’artiste qui s’engage dans la création poétique – comme Fieret ou De Blauwer – mais celui du spectateur qui se découvre dans le reflet que lui propose le peintre témoin du temps qui est le nôtre.
[1] Texte de Philippe Sollers dans le catalogue de l’exposition « Francesca Woodman » à la Fondation Cartier en 1998.