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Flux d'actualités

La céramique sort de la minorité artistique

« Ceramix – De Rodin à Schütte. » Sèvres-Cité de la céramique (jusqu’au 12 juin) et La maison rouge (Paris, jusqu’au 9 juin), en partenariat avec le Bonnenfanten Museum de Mastricht (Pays-Bas)

avril 2016

#Divers

La céramique dans l’art moderne puis contemporain, c’est un peu la lettre volée de la nouvelle d’Edgar Poe. Elle est là et bien là, mais personne ou presque ne la remarque. Longtemps, elle fut considérée comme un exercice « latéral » d’artistes qui délaissaient un instant leur pratique principale pour se distraire du côté de la décoration ou de l’artisanat. Ces créateurs, cependant, ne l’entendaient pas ainsi. Gauguin, par exemple, se félicitait d’avoir « été le premier à (se) lancer dans la céramique sculpture » et proclamait, en 1889, que « la céramique n’est pas une futilité ». Rodin, Picasso, Duffy, Derain, Leger, Miro, Appel, Fontana ou plus récemment Tàpies et Chillida, ou encore Alechinsky ont fait beaucoup plus que de s’offrir un délassement, ou une escapade.

La double exposition présentée à la Cité de la Céramique de Sèvres et à La maison rouge, à Paris, le prouve sans difficulté. Mais elle fait bien davantage. Camille Morineau et Lucia Pesapane, respectivement conservatrice du patrimoine et historienne d’art, démontrent que la céramique est une discipline à part entière qui occupe une place singulière dans l’histoire de l’art contemporain, avec sa propre cohérence et une authentique pertinence. Depuis plusieurs années, elles observaient, dans les foires, les biennales et autres expositions, la présence de plasticiens qui en avaient fait leur principal, et parfois même unique, mode d’expression. Mais encore fallait-il passer d’une intuition diffuse à sa vérification et en prendre à témoin le public.

Futamura, Yoshimi – Vasque, 2014, grès et porcelaine 43 x 52 x 44cm

Qu’est-ce qui fait un art ? La réponse à cette question se rapporte à plusieurs « ingrédients », dont les dosages sont variables selon les disciplines. L’un d’entre eux, c’est de s’inscrire dans une histoire et dans un héritage avec lesquels l’artiste dialogue. Une histoire propre à la technique employée, mais aussi, plus largement, l’histoire de l’art. Parmi les œuvres réunies dans Ceramix, plusieurs l’affirment directement, avec des modalités différentes. Ainsi, avec Astratto, Bertozzi et Casoni revisitent-ils à leur manière la voie ouverte par Bernard Palissy au xvie siècle, comme le firent aussi Georges Pull ou Picasso. Grayson Perry, avec Memory Jar, réactualise de son côté l’art antique de peindre la faïence. Jessica Harrison, pour sa part, détourne, comme quelques autres, la tradition du bibelot, si souvent kitsch ou doucereuse, pour explorer nos effrois. Quant à Ai Weiwei, en brisant une urne de la dynastie Han, il interroge la liberté que nous prenons avec les œuvres et l’histoire dont nous sommes héritiers, voire la violence que nous exerçons sur elles.

Un autre ingrédient de l’art, c’est la capacité d’abstraction que permet une technique. « La pittura e cosa mentale », disait Léonard de Vinci. Un détour par le Japon montre que les céramistes ont parfaitement intégré cette affirmation. Au milieu du xxe siècle, le travail du groupe Sodeïsha s’écartait délibérément de toute fonctionnalité pour se concentrer sur l’expressivité de la ligne, de la forme ou de la texture. Les œuvres des artistes japonais qui se sont depuis lors engouffrés dans cette voie sont particulièrement éloquentes, notamment par ce que l’on pourrait définir comme leur « sensualité conceptuelle ». Qu’un mouvement comparable s’épanouisse au même moment de l’autre côté du Pacifique, avec le travail de Ken Price ou Ron Nagle, souligne qu’il y a bien plus qu’un particularisme culturel asiatique, mais un mouvement porté par la céramique elle-même.

Bertozzi & Casoni, Astratto, 2013, 53 x 79 x 62 cm, céramique polychrome

Fort différents, les « livres infeuilletables » d’Alechinsky, d’Araki ou d’Halim Al-Karim nous font glisser de l’abstraction à la symbolisation, en nous mettant en présence de l’insaisissable. Autre dimension fondamentale de tout art. Le vase recomposé de Yee Sookyung ou ceux, brisés et déformés de Miquel Barceló nous laissent devant un mystère, tout comme l’Opus Nigrum de Paula De Solminihac, évoquant des vestiges indéchiffrables, ou l’œuvre recomposant le végétal d’Ana Hillar et Oscar Dominguez (Aunque solo quede tiempo in mi lugar [même s’il ne reste à ma place que du temps]), signe de l’éminente fragilité du monde. Enfin, quand Katinka Bock nous confronte à la matière même de la terre, dans ses plis, dans son façonnage premier, elle cherche manifestement à nous faire éprouver quelque chose de l’ordre d’une co-naturalité que l’on peut rapprocher du nom biblique de l’être humain, Adam – parce qu’il a été tiré d’adamah, la terre, l’humus…

Un art, c’est aussi un véhicule pour explorer ce qui nous habite ou nous hante. Les rêves, les angoisses, les fantasmes… Les œuvres de Leiko Ikemura nous convoquent avec force du côté de l’enfance, comme celles de Klara Kristalova nous font voyager entre les contes fantastiques de Scandinavie. Nous voilà entre mythes et psychanalyse… Mais précisément, ce qui se joue là, dans l’imaginaire, nous renvoie vers l’intrication entre les puissances de la chair et les jeux de l’esprit. La céramique se révèle alors particulièrement douée pour investir ces espaces « troubles », parfois difficilement maîtrisables, où se croisent éros et thanatos. La plasticité de la terre, sa sensualité, son aptitude à recevoir la couleur et l’émail en font un matériau de choix pour parcourir ces territoires étranges. À deux doigts d’un art minimal, les formes simples et brutes d’Hannah Wilke sont aussi féminines et paisibles que la « baroque » Vulve de roses en biscuit de porcelaines de Sèvres de Johan Creten, tandis qu’Anne Wenzel, Elmar Trenkwalder ou Rachel Kneebone donnent de la chair une vision pathétique. Les Compotes humaines d’Erik Dietman trahissent l’embarras du rapport au corps côté masculin, tandis que Michel Gouéry fait goulûment mine de le techniciser pour lui rendre sa performativité. Elsa Sahal, enfin, opère, de manière acide et caustique, par réduction, distorsion et amplification pour traiter de la dimension sexuelle des êtres – principalement féminins – et surtout de leurs représentations, notamment pornographiques.

Johan Creten, L’Homme parfait, 1993, émail sur terre cuite rouge en deux éléments, 87 x 53 x 56 cm

Ce sont les mêmes qualités plastiques qui ouvrent la possibilité d’une « céramique funk », en Californie dans les années 1960, libérant des ressources d’expressivité et d’humour dont Robert Arneson s’empare avec une gourmandise décapante (George [Washington] and Mona [Lisa] in the bath of Coloma ou encore Captain Ace). Un peu plus tard, Kathy Butterly inventera, dans une veine comparable, des vaisselles improbables (Splash [éclaboussure] ou Tip Toe [pointe de pied]).

Chez Thomas Schütte, l’exploration de la figure humaine se fait plus tragique, entre autres dans ces masques par lesquels il reprend une tradition très ancienne, que Jean Carriès, à la fin du xixe siècle ou Derain dans la première moitié du xxe avait déjà revisitée. Comment ne pas s’interroger sur le caractère prémonitoire de sa série Die Fremden (les étrangers), qu’il avait présentée à la Dokumenta de Kassel en 1992 ? Cette dimension politique, au sens le plus philosophique du terme, le Belge Johan Creten la revendique totalement, dans des œuvres qui prennent à bras-le-corps les drames, les crises et les débats de notre époque. Son Homme parfait interroge le totalitarisme, sa Vierge d’Aleppo nous renvoie vers le conflit syrien, comme sa Burka arasée, meulée, évoque les ravages de l’islamisme. Tout l’intérêt de son travail tient précisément dans le rapport à la matière qu’il installe, où l’œuvre de la main en dit autant que les discours…

Au fil des deux versants de l’exposition, à Sèvres et à Paris, avec les accents propres à la configuration de chaque lieu, en croisant des moments de l’histoire de la céramique moderne et contemporaine avec des mouvements ou des personnalités, Camille Morineau et Lucia Pesapane installent donc la céramique à la hauteur d’un art totalement actuel et mondial. Sans doute faut-il noter que dans un temps qui fait toujours davantage place au virtuel, la dimension tactile, éminemment matérielle et finalement charnelle de la céramique s’impose comme un contrepoint nécessaire pour ne pas perdre de vue le réel. Certes, d’autres disciplines artistiques s’y emploient également, mais c’est résolument que celle-ci met, si l’on peut dire, les deux pieds dans le plat. Par ailleurs, il n’est pas anodin qu’elle soit pratiquée par nombre de femmes et que l’exposition les présente à parts égales avec les hommes, ce qui contraste largement avec beaucoup de manifestations culturelles ou intellectuelles. Sans filer la métaphore matricielle du matériau que travaillent ces artistes pour expliquer cette parité presque « naturelle » – ce qui serait courir le risque d’une essentialisation absurde –, on peut se réjouir des effets démultiplicateurs de la créativité qui semblent découler de ce « dialogue des genres », lequel est en lui-même tout un art…

Jean-François Bouthors