Le crépuscule des passions à la Colline
« Qu’est-ce que le théâtre vient faire dans cette histoire ? » Dernière réplique de Bettencourt Boulevard. C’est évidemment au spectateur de répondre à cette pirouette de Michel Vinaver qui vient lui rappeler que ce qu’il vient de voir est d’abord une œuvre, certes accrochée à une « affaire » encore fumante, mais une œuvre avant tout. À l’heure où l’on estampille des livres ou des films avec le label « à partir d’une histoire vraie », cette chute met les points sur les i, au risque de décevoir ceux qui auraient voulu enrôler le théâtre dans le jeu politicien, ou dans celui des distributions de claques pour des têtes choisies, ou même dans la leçon de morale à la petite semaine médiatique qu’on nous sert à longueur de semaines.
L’affaire a fasciné Vinaver pour ce qu’elle mettait en jeu. Une histoire plus longue, plus ancienne, qui dominait ses personnages, une mécanique qui appartient au double registre théâtral du comique et du tragique.
Délibérément, le dramaturge a référé sa pièce au film de Billy Wilder, Sunset Boulevard. Comment ne pas voir un parallèle entre le déclin de Norma (jouée par Gloria Swanson) vieille gloire du cinéma muet qui se raccroche à l’espoir que lui apporte Joe, scénariste raté qui profite de sa fortune et celui de Liliane Bettencourt fascinée par le photographe François-Marie Banier. C’est effectivement un boulevard du crépuscule que reconstitue Vinaver à partir des matériaux qu’il a accumulés sur l’affaire. Tous les protagonistes sont là, sous leurs noms (interprété avec gourmandise par des comédiens en verve, en particulier Jérôme Deschamps dans le rôle de Patrice de Maistre, Francine Bergé dans celui de Liliane, et Didier Flamand en François-Marie Banier). Le dramaturge les prend au raz du quotidien d’une Liliane Bettencourt qui se laisse manipuler et piller pour exister encore. Il nous offre une sorte de « clinique » de l’affaire, avec ce qu’elle a de drôle, d’absurde, de pitoyable, de cynique, de banal… Une affaire de famille assez minable au fond, dont les proportions sortent de l’ordinaire en raison de la fortune immense des Bettencourt. Mais s’agit-il seulement du crépuscule des Bettencourt ?
En se gardant de faire une pièce à clés – où il aurait changé l’identité des protagonistes –, Vinaver inverse la mécanique du jeu de dissimulation/révélation. Derrière les personnages, si facilement reconnaissables, c’est le tragique, le ridicule, le sordide du passé français qui ne passe pas que met en scène Vinaver. Ce n’est pas par coquetterie d’auteur qu’il convoque la mythologie et le théâtre grec, mais parce que l’affaire nous raconte davantage qu’elle-même. Elle devient un miroir de la société française, de ce qui l’anime et de son crépuscule. Deux figures tutélaires dominent la pièce, celle d'Eugène Schueller, génial homme d’affaires, fondateur de L’Oréal, antisémite notoire, homme d’ordre (et d’extrême droite) fasciné par lui-même, et celle du Rabbin Robert Meyers, père du mari de Françoise (la fille de Liliane) mort à Auschwitz. À l’autoglorification de l’un répond le témoignage de l’autre pour les générations à venir qu’il finit par bénir au seuil de sa disparition. Tout le tragique de Bettencourt Boulevard est là, dans la tension entre l’être pour soi et l’être pour l’autre. Entre l’Ordre et la vie. Entre jouir et transmettre.
Indéniablement, le théâtre avait à faire quelque chose non pas dans mais de cette affaire-là. De même que la caméra de Bergman avait à faire quelque chose des Scènes de la vie conjugale, pour nous entretenir non pas, cette fois-ci, de ce qui hante la société dans laquelle nous vivons, mais de la difficulté d’être avec l’autre, le plus proche, en même temps qu’avec soi-même. Mais c’est au théâtre que Nicolas Liautard a voulu reprendre l’œuvre de Bergman. Là où la caméra dissèque par le cadrage, par la lumière, la scène met en présence. Liautard met à nu, au propre comme au figuré, les jeux de l’amour et du désamour, avec des comédiens qui s’engagent totalement[1], dont la fragilité devient la matière de la pièce. C’est une autre tragédie qui se noue que celle de Vinaver. La tragédie des sentiments intimes, des émotions charnelles. Chez les Bettencourt, tout se jouait en distance. Ici, tout conduit au corps à corps, jusque dans le désespoir. Ce qui sépare est encore ce qui lie, chez ces adultes qui sont toujours à la recherche d’eux-mêmes, poursuivant des rêves qu’ils ne veulent pas interroger, et qui semblent ne pas parvenir à faire véritablement une place à l’autre dans leur intimité.
De part et d’autre de la scène bi-frontale, les spectateurs se trouvent placés en position de témoins directs. Les comédiens sont à portée de main. À côté de ce théâtre-là, le cinéma de Bergman est cérébral. La disparition progressive des éléments du décor qui se poursuit méthodiquement jusqu’à la fin de la pièce, ne dément pas cette différence. Il élargit davantage la profondeur de champ : cet espace devient possiblement celui de chacun d’entre nous. Plus rien ne nous sépare de ces êtres, présentés au début comme le prototype du couple accompli, équilibré, raisonnable, heureux, et que l’on a vu se déchirer puis tenter de se retrouver.
Dès lors, ce dont il est question, ce n’est plus simplement de l’autopsie d’un couple vu sous le microscope du pessimisme métaphysique bergmanien, citant Dante, mais plutôt de savoir ce qui nous permettrait de traverser cette mise à l’épreuve de nos liens les plus intimes, les plus profonds. Simple affaire privée ? Pas si sûr, puisque le théâtre, à la différence du cinéma, et plus encore de la télévision (Scènes de la vie conjugale fut d’abord une série télévisée) est une expérience éminemment commune, physique. Alors, on peut s’interroger sur ce qu’il advient d’une société dont les membres peinent à se trouver mutuellement dans le rapport amoureux. Voilà, aussi, « ce que vient faire le théâtre dans cette (autre) histoire ».
Jean-François Bouthors
Bettencourt Boulevard, de Michel Vinaver, mise en scène de Christian Schiaretti, théâtre de La Colline, Paris, jusqu’au 14 février
Scènes de la vie conjugale, d’Ingmar Bergman, mise en scène de Nicolas Liautard, théâtre de La Colline, jusqu’au 14 février
[1] Il faut saluer tout particulièrement la performance théâtrale accompli par Anne Cantineau et Fabrice Pierre qui tiennent les rôles principaux.