Lectures de Simone Weil
Notre dossier du mois d’août était consacré aux aspects contemporains de la réflexion de Simone Weil, mis au jour par des études originales sur sa vie et son œuvre. C’est l’occasion de revenir sur quelques textes antérieurs autour de cette pensée qui n’a jamais cessé d’interpeller : des textes qui révèlent la diversité de sa réception, et attestent de son inépuisable fécondité. Pour un aperçu des ouvrages récemment publiés sur Simone Weil, on se reportera à l’article de Thierry Paquot (« Simone Weil, centenaire », Coup de sonde, Esprit, juin 2009).
Philosophe d’exception, Simone Weil a souvent suscité l’interrogation, parfois même la polémique. D’abord, parce que la radicalité de ses positions théoriques dérange. En 1977, Wladimir Rabinovitch reconnaît ainsi la justesse de ses analyses des situations concrètes, mais il les estime « trop souvent erronées quand elle théorise » (« La justice selon Simone Weil », Esprit, décembre 1977). Tel est le cas, selon lui, de ses affirmations sur la justice qui, dans le sillage platonicien, prônent la nécessité de « changer l’homme » pour changer l’appareil judiciaire : l’auteur s’efforce d’en démêler le contenu « prophétique » et les limites. A ce type de critique théorique s’ajoutent des polémiques virulentes, qui butent notamment sur le rapport de la philosophe au judaïsme (voir la controverse entre Rabinovitch et Paul Giniewski, Esprit, septembre 1978 et janvier 1979 ; et l’analyse que propose Robert Chenavier, « Antihébraïsme, antijudaïsme ou antisémitisme ? », Esprit, août 2012).
Mais si les réflexions de Simone Weil sur la justice semblent parfois excessives, et peuvent laisser perplexe le lecteur qui s’en tient à l’état de fait du système judiciaire, l’exigence de sens qui s’y exprime donne à penser, et invite à une lecture plus nuancée et contextualisée. Simone Fraisse cherche ainsi à comprendre comment la pensée de Simone Weil, traversée, à ses débuts, par un esprit de révolte qui la conduisit à partager le quotidien ouvrier, en est venue, dans les années 1940, à ériger l’obéissance en « vertu suprême », selon la formule de L’Enracinement (« Révolte et obéissance chez Simone Weil », Esprit, octobre 1975). Pour l’auteur, ces deux attitudes philosophiques correspondent moins à deux périodes successives de la vie de Simone Weil qu’à une polarité essentielle de sa pensée : entre acceptation de l’ordre nécessaire des choses - « y compris du mal » - et révolte contre « la portion de mal que nous avons la possibilité et l’obligation d’empêcher » (Intuitions préchrétiennes). Car la contrainte exercée dans un régime d’oppression ne peut être comprise comme ordre des choses. Mais alors le problème – celui de la conscience ou, dans les termes de la philosophe, de « la volonté de Dieu » (Attente de Dieu) - est vertigineux : comment reconnaît-on qu’il faut obéir ? Cette question, indéfiniment ouverte, a traversé toute la vie de Simone Weil, et fondé son indépendance à l’égard des pouvoirs – Etat comme Eglise. Comme le résume Simone Fraisse, « l’obéissance est nécessaire et impossible à la fois ».
Cette tension entre acceptation et révolte s’ancre dans une conception paradoxale de l’absolu, à la jonction du platonisme et de l’Evangile, que Stanislas Breton s’attache à déchiffrer à partir des Intuitions préchrétiennes (« Simone Weil, l’admirable », Esprit, mai 1995). Chez Simone Weil, l’absolu renvoie à deux « incompatibles » : le bien, au sens platonicien, rapproché de l’agapê chrétienne, et l’ordre des choses. D’où sa lecture singulière de l’argument ontologique platonicien, orientée vers le type idéal de la perfection éternelle auquel fait allusion la République: l’homme parfaitement juste, mais dépouillé de toute apparence de justice. Mais Simone Weil va plus loin, et voit dans le juste en croix du Golgotha l’insertion dans le temps de cette réalité éternelle. Une insertion qui n’est pas unique : comme le souligne Breton en rappelant l’intérêt de la philosophe pour la mystique orientale, « la fonction « Christ », le prédicat « Juste » ne s’épuisent pas dans leur illustration européenne ». La perfection ontologique, mieux, « la perfection incompréhensible de l’amour » (Intuitions préchrétiennes), s’accomplit alors dans le cri de la passivité souffrante, dans la matérialité d’une agonie où l’autodétermination est niée. Mais ce développement de l’argument ontologique n’est pas pour Simone Weil un simple jeu de l’esprit. Il est, insiste Breton, « pratiqué comme sens et énergie de son quotidien » : inséparable de son « amour de la pauvreté ».
Pour approfondir sa lecture, on trouvera ici ces différents articles.