
La crise ukrainienne, une redéfinition des relations est/ouest ?
Ce texte est tiré d'une intervention à la revue Esprit le 5 juin 2014, et traite de la modification nette des rapports entre la Russie et l'Occident survenus avec la crise ukrainienne.
Ces dernières années, jusqu’à l’automne 2013, l’espace postsoviétique était en quelque sorte sorti de l’histoire la plus brûlante. Et ce malgré des épisodes de fièvre très médiatisés, comme la guerre de 2008 en Géorgie, ou bien les manifestations des classes moyennes urbaines russes fin 2011 pour protester contre les fraudes électorales. Puis est venue la crise ukrainienne. Celle-ci n’a pas commencé à Maïdan fin novembre 2013 mais au cours de l’été, lorsque Moscou a commencé à exercer des premières pressions commerciales sur Kiev afin de convaincre le président Viktor Ianoukovitch de ne pas signer l’accord d’association et de libre-échange avec l’Union Européenne. Ces pressions n’ont cessé de monter jusqu'à ce que celui-ci renonce.
Lors de l’élection présidentielle du 25 mai, Kiev a retrouvé une forme de légitimité politique : les nouvelles autorités sont arrivées au pouvoir à l’issue d’un coup parlementaire qui s’est certes fait au mépris de certaines procédures. Mais il s’agissait alors d’une situation révolutionnaire, et le respect scrupuleux de toutes les procédures institutionnelles est dans ces moments-là assez rare. Cette crise multiforme est loin d’être finie, particulièrement à l’est du pays, qui est durablement déstabilisé. Nous sommes dans une phase de pourrissement dont on ne voit pas la fin, ni les formes à venir.
Cette séquence dans l’Est a commencé, après le renversement du pouvoir à Kiev, par des manifestations civiles aux ressorts réels, sans manipulation. Puis un « commando zéro » d’origine russe, armé et masqué, est arrivé dans la ville de Sloviansk. Cet événement a marqué le début du processus de déstabilisation de l’Est. Ils se sont emparés du bâtiment des services de sécurité d’Ukraine, le SBU, où ils ont saisi énormément d’armes. Puis on a assisté à la prise de bâtiments administratifs, de commissariats, de mairies, dans d’autres villes du Donbass. Enfin, on a découvert la proclamation d’une improbable « république populaire de Donetsk ».
Il s’agit d’une guerre qui n’est pas une guerre civile mais quelque chose de beaucoup plus complexe, à fort accent russe : il ne fait aucun doute que la frontière russe a été traversée par des bandes armées. La présence de combattants tchétchènes, probablement sur ordre de leur président Ramzan Kadyrov et avec l’onction du Kremlin, est avérée. Cette opération de déstabilisation sans visage, ou plutôt sans uniforme clairement identifié, est très difficile à contrer.
On peut essayer de tirer plusieurs leçons de cette longue séquence. La première est que l’Ukraine n’existe plus telle qu’elle a existé jusqu'à la fin novembre 2013. D’abord sur le plan territorial, car la Crimée est perdue et il est invraisemblable que la fédération de Russie accepte de rendre ce territoire qu’elle a annexé. D’autre part, l’Etat ukrainien est aujourd’hui véritablement en miettes. La destitution puis la fuite de Ianoukovitch ont provoqué l’effondrement d’un système pyramidal qui fonctionnait mal mais qui existait. Il a fait place à un vide. Ce système reposait sur le patronage, la corruption et des liens de vassalité extrêmement forts, qui étaient et restent plus importants que les institutions. Il faut ainsi souligner l’incapacité de Kiev à ramener l’ordre dès le début de la crise, par voie militaire ou par voie policière.
Sur une note plus optimiste, l’Ukraine a radicalement changé sur le plan électoral. Les résultats du 25 mai sont tout à fait surprenants de ce point de vue-là : pour la première fois depuis 1994, on a le sentiment d’assister à un dépassement de la représentation schématique entre l’est russophone et attaché au développement des liens avec la fédération de Russie, et l’ouest pro-européen, pro-occidental et plutôt anti-russe. Personne, même les meilleurs politologues à Kiev, n’avait anticipé la victoire de Petro Porochenko dès le premier tour avec une telle ampleur ; cette victoire est donc tout à fait intéressante. Il faut rester mesuré, car l’Est a très peu voté et la Crimée n’a pas participé à cette élection, mais il s’agit bien du dépassement de la confrontation historique entre ces deux Ukraine. Le paradoxe de cette crise est que Poutine a réussi en quelque sorte à consolider la nation ukrainienne, en tout cas dans les urnes.
La deuxième grande leçon de cette séquence ukrainienne est la victoire idéologique de la Russie. Moscou a été d’une habileté absolument remarquable dans cette crise, ce qui ne signifie pas que tout ait été prémédité. En réalité, il y a eu beaucoup d’improvisation, bien que les intentions aient toujours été claires. Avec la Crimée, la stratégie russe a été redoutable, aussi bien du point de vue militaire que de la propagande. Les médias russes n’ont même pas essayé de prétendre à une quelconque vraisemblance. Le symptôme le plus terrible et le plus éclatant de cette victoire idéologique russe est l’idée très pernicieuse qui s’est implantée partout, y compris à Paris, selon laquelle l’Ukraine serait un Etat bâtard. Tout serait négociable à son sujet, ses frontières comme sa forme politique.
Dans cette victoire idéologique, Moscou a compté sur des relais très influents en Occident, des agents zélés, voire parfois intéressés. Il y a en France une école néo-gaulliste/sarkoziste qui a versé rapidement dans une célébration très creuse de la Russie éternelle, de nos liens historiques avec cette grande Russie avec laquelle il faudrait absolument s’entendre. Il faut également remarquer un étrange mariage de circonstances entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, dont les discours ont été très proches concernant la crise ukrainienne : ils ont tous deux dénoncé l’arrivée au pouvoir de néo-fascistes, ce qui est en réalité faux. Au-delà de la désignation de ministres du parti nationaliste Svoboda, la continuité du gouvernement est bien plus frappante que la rupture nationaliste.
Le point commun entre ces différentes forces politiques, qui ont servi volontairement ou à leur corps défendant de relais à Moscou, c’est une forme d’anti-américanisme, un rejet extrêmement fort de l’Alliance atlantique ainsi qu’un discours anti européen. Il ne faut pas s’étonner de l’appui a peine dissimulé que le Kremlin apporte à tous ces mouvements populistes en Europe.
La nécessaire évolution des relations est-ouest
La crise ukrainienne a remis en cause certains piliers de notre sécurité commune et notre vision du monde. Il ne sera pas possible de revenir à un « business as usual » ni à une diplomatie polie et classique. L’Europe et les Etats-Unis ont été complètement déstabilisés par le recours unilatéral et extrêmement rapide de la Russie à la force et par le fait qu’elle s’est assise sur ses propres engagements avec une facilité déconcertante. Je pense par exemple au mémorandum de Budapest, que la Russie avait signé et qui garantissait la sécurité de l’Ukraine à partir du moment où celle-ci renonçait au nucléaire.
Dès lors, notre premier principe à revoir est celui de la défense. Il existe une demande très forte, dans certains pays comme les Etats baltes ou la Pologne, en faveur d’un redéploiement des troupes américaines sur le continent, pour qu’elles cessent d’être positionnées en Italie ou en Allemagne, par exemple, mais dans les pays où elles seraient réellement nécessaires. Il n’y a pas vraiment de débat entre les alliés, pour l’instant, concernant le mémorandum de Budapest qui est bel et bien devenu caduque, mais il y a une attente forte de Petro Porochenko à ce sujet. Par quoi va-t-il être remplacé et comment assurer la sécurité de l’Ukraine à l’avenir ? La question du format, de la durée et des garanties se pose. D’autant qu’il n’est pas question d’une entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. Porochenko a accepté durant sa campagne l’idée de neutralité militaire.
La sécurité énergétique est un autre thème fondamental à revoir. Il s’agit d’un débat majeur et extrêmement brûlant en Europe centrale et orientale, qui est avant tout politique et non économique. Le premier ministre polonais Donald Tusk a suggéré de réaliser en Europe des achats communs, proposition extrêmement novatrice.
Les rapports avec le voisinage, en particulier oriental, sont également à revoir. A la fin du mois de juin 2014, la Géorgie et la Moldavie signeront un accord d’association et de libre échange avec l’Union Européenne. Ce moment extrêmement important sera un vrai succès du partenariat oriental, initié par la Pologne et la Suède. Néanmoins, en dehors de ce succès, le partenariat est discuté et discutable. D’abord sur le plan de son périmètre géographique. Pourquoi y avoir associé l’Azerbaïdjan ? Quelle logique ? Ensuite, la question de l’objectif à long terme, l’intégration éventuelle dans l’Union Européenne, n’a jamais été discutée franchement avec ces pays, ce qui révèle une faiblesse géopolitique.
Les rapports avec la Russie sont également à revoir. Il faut ici souligner une rupture très forte, qui a trop été passée sous silence. Dans les documents officiels du gouvernement américain, Poutine est quasiment traité de mafieux. Ces documents ont été publiés sur le site du Trésor américain, au moment de l’adoption des sanctions contre la Russie. Il y est écrit noir sur blanc que Vladimir Poutine possède des intérêts privés dans la société de négoce pétrolier Gunvor, qui appartient à l’un des grands oligarques russes, ami du président: Guennadi Timchenko. Lorsque les attaques de Poutine contre les Etats-Unis sont évoquées, il faudrait mentionner cet effet psychologique extrêmement important : les Etats-Unis accusent le président russe d’enrichissement personnel à très grande échelle. Ils ont de fait complètement réévalué leur relation avec la Russie, alors que les Européens restent très divisés. Surtout, ne sous-estimons pas la vision qu’a le Kremlin du monde occidental et en particulier de l’Europe, qui est vue comme dégénérée à la fois politiquement et sur le plan des mœurs.
Opposition et alternatives en Russie et en Ukraine
Concernant la Russie, sur le plan intérieur, la disparition de l’opposition libérale russe et le durcissement du régime sont les conséquences dramatiques de ce tourbillon ukrainien. La cote de popularité de Poutine était faible lorsqu’il est revenu au Kremlin en 2012 et son soutien connaissait une érosion sans précédent. L’Ukraine lui a permis de retrouver 80% de popularité. Mais attention : il ne s’agit pas, ici, de soutien à son action mais au leadership russe au niveau géopolitique. L’annexion de la Crimée, malgré son coût, a donc été une sorte de divine surprise pour les dirigeants russes.
Les effets de cette nouvelle machine idéologique qui consomme énormément sont visibles, et cette ferveur nationaliste a pour première victime l’opposition. Dorénavant, il n’y aura malheureusement même plus d’effort de promotion d’une quelconque forme de pluralisme de la part du Kremlin. Aujourd’hui, le discours dominant en Russie consiste à opposer les patriotes et les traîtres. Les classes moyennes qui s’étaient mobilisées en 2011 ont l’impression que plus personne, dans le débat public, ne s’exprime en leur nom. Sur le plan international, il y a une relative forme d’isolement, mais les relations avec Pékin sont plus complexes qu’elles peuvent le paraître.
En période révolutionnaire et postrévolutionnaire, on se focalise souvent sur les ruptures les plus spectaculaires et les bouleversements. En Ukraine, on ne peut qu’être frappé par les continuités dans le personnel politique. Par exemple, le premier ministre Arseni Iatseniouk n’a que 39 ans mais occupe des fonctions éminentes depuis une dizaine d’années, aussi bien au sein du parti de Ioulia Timoshenko que dans son propre mouvement ou au gouvernement. Il est dans le paysage politique depuis très longtemps, tout comme Petro Porochenko, qui a été deux fois ministre et qui était déjà là au moment de la « révolution orange ». Il n’y a donc pas eu de renouvellement spectaculaire des figures politiques en première ligne. Mais il ne fallait pas s’attendre à une émergence miraculeuse de grands talents, cela prendra surement du temps.
Plus grave : il existe également une continuité dans les petits arrangements entre amis et dans les pratiques parlementaires médiocres. Il y a des négociations entre partis pour savoir s’il faut organiser des élections législatives anticipées ou s’il est possible de former une nouvelle coalition, tout cela au mépris total du peuple de Maïdan. Une des revendications révolutionnaires essentielles était la rupture avec ces pratiques politiques délétères, la corruption, ainsi que le cynisme généralisé. Petro Porochenko a été élu de façon extraordinaire mais, s’il n’y a pas à Kiev un vrai progrès dans ces pratiques politiques désastreuses, il y aura probablement un troisième Maïdan à un moment donné. La population de Maïdan aimerait que l’Ukraine se modernise de façon pacifique, calme et concertée mais malheureusement, on a l’impression aujourd’hui que les conditions sont réunies pour une troisième crise.
Kiev semble vivre sur une autre planète par rapport au chaos qui règne à l’Est. Il existe une déconnexion stupéfiante de la capitale par rapport aux drames qui se jouent dans le pays. Cette déconnexion est visible chez les dirigeants, plus préoccupés par la politique classique que par les menaces de dislocation du pays. L’optimisme ou le soulagement qui ont pu être ressentis dans la capitale, ces dernières semaines, viennent en premier lieu de cette distorsion. Ensuite, d’une réalité. La population s’attendait au pire, c’est-à-dire à l’annexion de l’Est et à l’entrée des troupes russes. Cette annexion tant crainte n’a pas eu lieu et paraît très peu vraisemblable en l’état actuel des choses. Le Donbass n’a rien à voir avec l’annexion de la Crimée, qui était une péninsule, d’une certaine façon plus homogène. Sa forte population « russe » était plutôt enthousiaste à l’idée d’un rapprochement ou d’un rattachement à la Russie, bien qu’il faille mentionner les Tatares, qui payent actuellement cette annexion très cher.
On a souvent commis une erreur d’analyse dans la période post-2004, qui consistait à présenter l’est de l’Ukraine comme « pro-russe », ce qualificatif étant absolument erroné puisqu’il est en réalité russophone. Les gens les plus puissants à l’Est, les industriels, n’ont aucun intérêt à être absorbés par leur grand frère russe, ce qui se passerait en cas de rattachement. Le Parti des Régions, par exemple, n’était pas pro-russe, comme il a souvent été présenté par les médias, mais représentait en réalité les intérêts de l’est de l’Ukraine.
L’optimisme ne se justifie pas si on essaie de se projeter dans cet avenir. Il y a d’abord la question de la permanence des pratiques politiques qui peuvent laisser présager de nouvelles manifestations. Il y a également la question de la remise sur pied de l’Etat. Une aspiration à la « lustration » était extrêmement forte sur Maïdan, parmi les ONG et les simples citoyens réunis sur la place. La lustration désigne un processus de nettoyage et de purges des élites ainsi que des administrations, qui a concerné et agité tous les pays post-communistes en Europe. Les manifestants de Maïdan souhaitaient mettre un terme au niveau de corruption phénoménal dans la police et dans la justice. La société civile issue de Maïdan aimerait accompagner la réforme de la société ukrainienne, mais le problème réside dans ses fenêtres et ses moyens d’expression : à partir du moment où l’on constate une permanence et un renouvellement impossible des élites, ces exigences populaires en terme de lustration, de lutte contre la corruption, de modification des pratiques au sein du parlement et des administrations, seront inévitablement déçues. Cette déception fournit un terreau très favorable à un nouvel accès de colère, un nouveau Maïdan. Les ONG présentes ont promis de jouer le rôle de vigile, mais il est fort à craindre qu’elles ne parviendront pas à imposer et porter ces exigences, faute d’une véritable volonté politique.
Concernant les intellectuels, ils ont joué à nouveau un rôle sur Maïdan et dans les réseaux sociaux, où les débats furent très animés. Je pense à l’écrivain Andreï Kourkov, qui vient d’écrire un Journal de Maïdan, sortant ces jours-ci en France. Pour la première fois, il a été pris en otage par la réalité et a décidé d’écrire sur ce qu’il a vu. Son récit est très descriptif, il voit la révolution avec des yeux distancés. Après Maïdan, Internet a représenté une deuxième agora, un lieu d’expression privilégié de la société civile, avec une production foisonnante de textes. Plusieurs journalistes ont agi en mêlant leur activité professionnelle et un activisme militant. Moustafa Nayem, par exemple, l’un des journalistes les plus connus en Ukraine, a lancé un appel à la mobilisation fin novembre, lorsque le gouvernement de Mykola Azarov avait décidé de renoncer à l’accord d’association. Il existe en Ukraine une forme de militantisme journalistique extrêmement fort.
L’impossible réforme ukrainienne
Les exigences étaient si incandescentes, sur Maïdan que la suite ne pouvait être que décevante, notamment du fait de la permanence des élites. Bien plus que la présence des nationalistes sur la place, j’ai été frappé par le caractère extrêmement divers et hétéroclite de ce peuple révolutionnaire, d’un point de vue social, politique et géographique. Sur Maïdan, il n’y avait pas que des gens de l’ouest, il y avait par exemple des habitants du centre du pays, ou bien de la ville de Kharkiv, située à l’est. Une ville beaucoup plus nuancée et divisée du point de vue de l’opinion publique que l’on ne l’imagine. La focalisation des médias sur les nationalistes a deux origines : la redoutable propagande russe ; le fait que les nationalistes et notamment Pravy Sektor, ce regroupement de groupuscules dont certains sont ouvertement néonazis, ont fourni les premières lignes des combattants. Dans une situation de quasi-guerre urbaine, l’œil des caméras a tendance à se focaliser sur ceux qui sont sur les barricades, et ce prisme-là, sur le terrain, a été largement déformant.
Il est difficile de concevoir comment Kiev va mener à bien les réformes exigées par les créditeurs internationaux. Rien que du point de vue du coût social, qui sera phénoménal. Par exemple, une des premières exigences du FMI est d’augmenter les tarifs sociaux, notamment sur l’électricité. Le FMI en parle depuis plusieurs années et l’Ukraine doit désormais le faire, bien qu’il soit difficilement imaginable de mener des réformes structurelles de grande ampleur, une « thérapie de choc » comme on disait en Pologne il y a 25 ans, alors qu’une partie du territoire n’est pas contrôlée.
Enfin, la réforme institutionnelle est un point majeur des revendications des séparatistes et des conditions posées par Moscou pour une sortie de crise. Le mot fédéralisation est en réalité un cheval de Troie : il s’agit d’un moyen radical pour affaiblir l’Etat central. La fédéralisation, dans l’acception russe, ne signifie pas seulement une décentralisation mais également un droit de veto des régions en matière d’orientation géopolitique, comme le rapprochement vers l’UE, ou en matière sécuritaire, comme la marche vers l’OTAN. C’est un pouvoir de chantage absolument inacceptable. Mais aujourd’hui, le problème le plus brûlant de l’Est est la dégradation accélérée du pouvoir, où les figures politiques séparatistes ont été éclipsées par des groupes criminels. Il ne s’agit plus de revendications politiques mais d’une logique armée.
Le coût et les moyens des ambitions russes ne sont pas totalement clairs ; il n’est pas certain par exemple que l’annexion de la Crimée ait été prévue dès le début. En revanche, une machine idéologique s’est mise en marche à Moscou. Il faut la nourrir pour consolider la popularité du Kremlin et cacher les difficultés économiques. Une croissance nulle, pour un pétro-Etat, est la reconnaissance d’un échec accablant. Or la Russie aura une croissance nulle en 2014, non pas à cause de l’Ukraine ou de la Crimée, mais parce que l’économie, dont les vieilles structures industrielles n’ont pas évolué, ne fonctionne pas. Par exemple, Gazprom, qui est censé être le fleuron de l’économie russe, a très peu investi dans la modernisation de ses structures. D’où mon inquiétude vis-à-vis de la machine idéologique et de nouveaux développements possibles en Ukraine. Pour faire un parallèle avec l’ex-Yougoslavie, le projet politique que Moscou propose à l’Ukraine est de la transformer en Bosnie. Je parle du point de vue de la forme institutionnelle post-Dayton de la Bosnie, c’est-à-dire un pays ingouvernable.
Parmi les revendications des manifestants à Donetsk, il y avait une vraie volonté de décentralisation budgétaire. C’était lié à l’idée selon laquelle il y aurait en Ukraine des « régions mendiantes » et des régions qui produisent, comme le Donbass industriel par exemple. Kiev a fait des promesses de décentralisation, à de nombreuses reprises. Mais malheureusement toutes les propositions politiques ou institutionnelles restent lettre morte à l’heure actuelle car on est entré dans une phase armée. Tant que la situation ne changera pas, toutes ces propositions, qui répondent, pourtant, aux angoisses des gens, resteront sans réponse.
Combien de temps peut durer l’emphase nationaliste russe ? Il est difficile de nourrir la machine idéologique. Les classes moyennes urbaines qui s’étaient mobilisées pour manifester fin 2011 vont peut-être retrouver de la vigueur grâce au déclin économique. Mais le problème majeur reste l’étroitesse de leurs fenêtres d’expression : il n’y a pas de partis politiques capables de recueillir leur colère. Ils peuvent très bien sortir dans la rue mais le Kremlin s’en moque. Cela n’a aucun impact et donne même un vernis de pluralisme. En revanche, le Kremlin fera tout pour empêcher un enkystement, un lieu symbolique qui deviendrait un lieu de ralliement permanent de contestataires. Il emploiera toute la force nécessaire pour l’éviter.
Ce problème ne concerne pas uniquement Moscou mais aussi les régions. Fin 2011, il y a eu des mobilisations sans précédent dans les villes de province. Le FSB, service fédéral de sécurité russe, est un instrument redoutable sans équivalent en Ukraine, dont dispose le Kremlin. L’appareil répressif est beaucoup plus sophistiqué, efficace et obéissant du point de vue hiérarchique qu’en Ukraine. Sans compter que Maïdan a été une nouvelle piqûre de rappel pour Moscou. A la moindre fièvre sociale, il est évident que Moscou ne répliquera pas par des négociations, alors même qu’elle suggère cette voie pour l’est de l’Ukraine.
Opinion publique ukrainienne et revanche russe
Concernant l’opinion publique, essayer de saisir ce que pense la majorité silencieuse constitue une difficulté énorme. Le sondage[1] concernant l’unité relative de l’Ukraine n’est pas isolé. Une grande majorité d’Ukrainiens sont attachés à l’intégrité territoriale et à l’Etat unitaire. Néanmoins, l’opinion publique est par définition quelque chose de dynamique et non de stagnant. Ce qui s’est passé depuis un mois a nécessairement des répercussions. On peut imaginer que l’opinion publique dans l’Est est extrêmement désorientée. Comment savoir de quel côté elle pencherait, et dans quelles proportions, si elle était interrogée ?
Après la destitution de Viktor Ianoukovitch, il y avait chaque weekend environ 2000 à 3000 manifestants sur la place Lénine à Donetsk. Cela ne semble pas beaucoup. Pourtant, il ne s’agissait pas d’une manipulation ou de quelque chose de téléguidé où les gens seraient payés. Ici s’exprimaient une colère et une angoisse sincères : cette partie du peuple avait le sentiment qu’étaient arrivés au pouvoir des nationalistes et même des fascistes. A cela s’ajoutaient une obsession, celle de cette armée de l’ombre, les hommes de Pravy Sektor, ainsi qu’une angoisse identitaire très forte. Après la destitution de Ianoukovitch, les députés ont voulu revenir sur la liberté de pratiquer au niveau régional d’autres langues que l’ukrainien. Le président par intérim Tourtchinov a refusé de promulguer la loi, mais le gouvernement n’a pas reconnu publiquement cette erreur législative. La mesure, bien que bloquée, a été perçue par l’opinion publique comme une annexion de l’est par l’ouest, ce qui a constitué une faute politique grave.
Vitali Klitschko a été paradoxalement parmi les plus actifs et les perdants de Maïdan. Il y a un an, il s’imaginait encore un destin présidentiel. Il était l’un des trois représentants de l’opposition politique qui ont conduit les négociations avec Ianoukovitch et qui étaient présents sur Maïdan. Cette dernière lui a reproché très fermement et très durement d’avoir signé le fameux accord politique du 22 février prévoyant un retour à la constitution de 2004, accord qui a été vu comme un compromis et même une compromission, alors même qu’il y avait eu au total une centaine de morts durant la semaine. Klitschko a donc vite compris qu’il n’était pas en état d’être élu. Il s’est allié avec le futur vainqueur, Petro Porochenko, sous la bénédiction de l’un des principaux oligarques ukrainiens, Dmytro Firtash, qui se trouve aujourd’hui à Vienne en attente d’une éventuelle extradition vers les Etats-Unis.
Porochenko lui-même est un oligarque : il se trouve à l’intersection entre le monde des médias, puisqu’il possède une chaîne de télévision à laquelle il refuse de renoncer, de la politique, puisqu’il a occupé de nombreuses fonctions au cours des dix dernières années, et enfin du monde des affaires. Il dirige et possède Roshen, un groupe chocolatier considéré comme une grande réussite dans l’économie ukrainienne. Il est présent dans d’autres secteurs comme la construction automobile. Par ce mélange des genres, Porochenko correspond tout à fait à l’archétype de l’oligarque.
La Syrie a été un grand révélateur de la timidité occidentale. Les conditions étaient réunies avant les événements d’Ukraine pour cette envie de revanche russe, qui vient de loin. Le Kosovo a également constitué un élément très important. On a assisté depuis à un renversement spectaculaire. A l’époque, les Occidentaux se prononçaient pour l’autodétermination, tandis que la Russie était en faveur de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de la Yougoslavie. Aujourd’hui, c’est exactement l’inverse, du point de vue des principes. Il y a une sorte de cynisme rhétorique assez impressionnant de la part des Russes.
La guerre en Irak a été, dans la perspective russe, le moment où le double langage et les mensonges américains ont été exposés au grand jour. Elle a ouvert un espace pour la revanche idéologique. A partir de là, pour les Russes, la soi-disant supériorité morale occidentale ne se justifiait plus. La revanche a été aussi facilitée par le relatif retrait américain des affaires du monde à cause du coût des deux guerres (Afghanistan et Irak) et par les convulsions de l’Union Européenne, ravagée par la crise et mise en cause dans ses institutions. En revanche, la Chine est, elle, plus préoccupée par le commerce que par la géopolitique.
Concernant le rattachement de la Crimée, l’argument selon lequel l’autodétermination pourrait ici s’appliquer est inaudible, puisqu’il s’agit d’une situation d’annexion militaire. Organiser un référendum d’autodétermination sous la pression de baïonnettes et d’hommes masqués n’a aucun sens. L’autodétermination n’était pas possible, la population était prise en otage. C’est vrai, certaines personnes étaient très enthousiastes, mais l’addition sera très douloureuse pour la population.
L’ignorance occidentale sur cette question est liée à la victoire idéologique de Moscou. L’espace postsoviétique a été complètement délaissé du point de vue journalistique, politique, diplomatique ainsi que par les services de renseignement. Il y a malheureusement de moins en moins d’experts qualifiés sur le sujet, notamment en France. On peut souligner une continuité du point de vue des responsables politiques, entre les présidences de Jacques Chirac, de Nicolas Sarkozy et de François Hollande : l’idée selon laquelle il n’y a rien entre Berlin et Moscou, à part éventuellement Varsovie. Rien, si ce n’est une vaste zone grise. Même si François Hollande a fait des efforts et s’est rendu à trois reprises à Varsovie, cette idée de vide entre Berlin et Moscou reste très prégnante dans les élites françaises.
Propos recueillis par Sophie des Beauvais
[1] Enquête effectuée les 7 et 8 décembre 2013 sur la place de l’indépendance concernant les motifs de la mobilisation.