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L'Égypte et le rendez-vous constitutionnel

janvier 2014

#Divers

La commission constituante a adopté le 1er décembre 2013 le projet de constitution devant être soumis à référendum début 2014. Les critiques ont souligné que le texte permettait à l’armée de maintenir nombre de ses prérogatives, notamment celle de juger les civils. Quelles sont les principales caractéristiques de ce projet ?

Le texte effectivement accorde, ou reconduit, ou entérine, une situation privilégiée de l’armée. Le ministre de la Défense ne peut être nommé sans son assentiment et les civils peuvent toujours être traduits devant des cours martiales. La seconde clause est impossible à défendre, même si les civils sont souvent des miliciens armés. On ne peut être certain de voir l’armée utiliser cette clause avec modération.

L’armée au centre du jeu

En ce qui concerne la situation privilégiée de l’armée, ou son empire économique, il faut être clair. Le jour où on aura en Égypte une démocratie satisfaisante, avec des acteurs respectant les règles du jeu démocratique et des alternances possibles, avec un exécutif n’ayant pas les moyens d’écraser les autres pouvoirs, le statut de l’armée et son empire économique, qui lui assurent une grande autonomie, seront une entrave et une menace pour cette démocratie. Mais on n’y est pas. Pour le moment, cette autonomie de l’armée est un contre-pouvoir et une protection potentielle contre les pouvoirs iniques – ceux de MM. Moubarak et de Morsi l’étaient. La même réflexion peut être faite pour l’économie de marché : quand il y aura une véritable économie de marché, l’empire économique de l’armée et son statut seront un casse-tête. Tant que cette économie est contrôlée par des magnats proches ou émanant du pouvoir politique, le bras économique de l’armée est une protection pour les classes moyennes et empêche les accords entre acteurs monopolistiques proches du pouvoir. Je ne nie pas que l’armée peut abuser de son pouvoir pour, elle aussi, réaliser de gros bénéfices…

Le texte constitutionnel de 2013 est malgré tout un grand progrès par rapport au précédent, notamment sur les questions des libertés publiques, du statut de la femme, de la charia, de la justice sociale. Mais il est tout de même insatisfaisant et peut être critiqué de plusieurs manières : certaines formulations sont trop ambiguës, comme celles sur le caractère « civil » du gouvernement, il y a quelques bombes à retardement (sur les pouvoirs de l’Église copte, sur les droits des citoyens qui ne professent pas de religion reconnue), plusieurs clauses semblent inapplicables (celles qui déterminent les pourcentages minimaux de dépenses budgétaires pour certaines clauses). La constituante a eu le courage de trancher sur quelques questions épineuses, par exemple sur l’instance qui doit définir « les principes de la charia », privilège accordé à al Azhar par la constitution de 2012 et à la Haute Cour constitutionnelle en 2013, mais il n’est pas certain que cette solution plaise à tout le monde (l’option contraire, qui a été écartée, non plus). Qui plus est, la tentative d’atténuer le pouvoir de la présidence, exorbitant en Égypte, risque fort de donner un gouvernement instable (à moins d’une majorité très nette à l’Assemblée).

Outre le champ politique, l’armée égyptienne est également très présente dans le domaine économique. Cette domination est-elle toujours aussi grande ? Qu’en est-il de la situation économique du pays ?

Personne ne sait exactement ce que « pèsent » l’empire et les bras économiques de l’armée. Les estimations oscillent entre 5 et 40 % de l’économie. Je penche pour une estimation basse, de 7, 5 à 10 %. En sens contraire, il est clair que l’armée, depuis le 30 juin 2013, rafle de plus en plus de marchés publics, chose que déplorent les milieux d’affaires, qui pensent que l’institution militaire tente ainsi de prélever le maximum sur la manne qu’est l’aide des pétro-monarchies du Golfe.

La situation économique du pays est catastrophique depuis au moins vingt mois. Sans l’aide des pays du Golfe (le Qatar pour les Frères musulmans, les autres pays pour le nouveau pouvoir), l’économie se serait effondrée. Même si elle s’était diversifiée ces dernières années, le tourisme est son moteur et ce moteur est en panne. La donne sécuritaire et l’incertitude législative et administrative font fuir les investisseurs. Mais si la situation se stabilise, elle devrait redémarrer assez vite. Pour les prochains mois, le danger d’une chute est écarté : les pays du Golfe portent l’Égypte à bout de bras.

Une instabilité politique persistante

Après la destitution en juillet 2013 du président Morsi à la suite d’un mouvement populaire massif (Tamarrod), l’armée, à travers notamment le général Al-Sissi, a repris les rênes du gouvernement du pays. Dans quel état d’esprit est aujourd’hui la jeunesse égyptienne, qui s’était fortement mobilisée en 2011 pour faire tomber Moubarak, puis, pour une partie, en 2013 pour destituer Morsi ? Quelle est la stratégie actuelle des Frères musulmans (retour dans la clandestinité, négociation avec l’armée) ? Comment envisager, vu la désorganisation de l’opposition libérale et la situation des Frères, la perspective des élections en 2014 ?

Il est impossible de savoir où en sont les jeunesses égyptiennes, révolutionnaires ou non. Dans l’ensemble, on peut dire que « la » jeunesse révolutionnaire n’a pas réussi à se mobiliser de manière significative depuis la fin juillet. En simplifiant : elle est traversée par une ligne de fracture opposant ceux qui pensent que l’armée et l’ancien régime sont des synonymes et que la grande muette est l’ennemi numéro un, et ceux qui pensent que les Frères musulmans sont beaucoup plus dangereux que l’armée. J’ai entendu des jeunes dire : « L’armée et la police sont dangereuses pour la démocratie, mais les Frères sont dangereux pour la démocratie, la nation, l’État-nation, l’intégrité territoriale du pays, notre manière de vivre, etc. » Il y a bien sûr ceux qui ne veulent pas choisir. Les tenants de la seconde ligne étaient clairement majoritaires à la mi-août. Aujourd’hui, les choses sont mouvantes. Ce qui est clair, en revanche, c’est que les tenants de la première ligne (hostile à l’armée) ne réussissent pas à mobiliser. Cela peut changer très vite, bien sûr.

Les Frères ont une triple stratégie : harceler systématiquement le pouvoir, par des manifestations constantes et assez violentes (les manifestants ne sont pas très nombreux, mais ils sont très agressifs), se coordonner avec les djihadistes et autres radicaux pour organiser des opérations terroristes, reconquérir les quartiers pauvres en tentant de faire croire que les déshérités se sont fait manipuler par les classes moyennes et supérieures et que Morsi allait punir ces dernières à leur bénéfice quand il a été renversé par un peuple induit en erreur. Il y a trois semaines, cette version et leur cote de popularité semblaient progresser. Aujourd’hui, elles semblent régresser : les choses sont très fluctuantes.

On peut penser qu’ils tentent aussi de sauvegarder leur union interne. Enfin, on ne sait pas s’ils tenteront de saboter les futures échéances électorales, ou s’ils participeront. On pense qu’ils appuieront Abdel Moneim Abul Futuh (le Frère « démocrate » qui a quitté la confrérie en 2011) pour les présidentielles, mais les choses peuvent beaucoup changer entre-temps.

La carte électorale n’est pas lisible. La seule chose que l’on sait, c’est que le camp non islamiste a trouvé et trouvera beaucoup d’argent, comme le camp islamiste. Vous le dites : l’opposition non islamiste est trop morcelée, et pour l’instant cela a toujours été un handicap.

Les autorités américaines, après avoir soutenu Mohammed Morsi, ont critiqué sa destitution, sans cependant qualifier la reprise en main par l’armée de « coup d’État » (ce qui aurait supposé l’arrêt de l’aide financière à l’Égypte). Quelle est aujourd’hui l’attitude des États-Unis après ces changements de pied successifs ?

Les États-Unis ont suspendu leur aide militaire à l’Égypte. Leurs médias (New York Times, Washington Post, Cnn) sont très hostiles au nouveau pouvoir et sont proches des thèses islamistes ou de la jeunesse anti-armée. L’administration américaine, malgré ses dénégations, avait décidé d’appuyer le pouvoir de Morsi, fondant sa politique sur plusieurs présupposés qui semblent douteux (consistant à voir dans les Frères l’antidote parfait au salafisme réactionnaire ou au djihadisme, une sorte de frère jumeau de l’Akp turc, ce que les Frères ne sont pas). Peu importe : à l’heure actuelle, elle doit naviguer entre un bloc Égypte/Arabie Saoudite/Koweït/Émirats/Jordanie et un autre Turquie/Mouvances islamistes/Qatar. Je pense qu’elle ne peut pas contenter les deux (elle peut par contre fâcher les deux et semble bien partie pour le faire), mais je me trompe peut-être.

le 16 décembre 2013