« Du courage ! », les dessous d'une injonction
Coup de sonde
« Du courage ! » Les dessous d’une injonction
À propos de…
Cynthia Fleury, la Fin du courage, Paris, Fayard, coll. « Essais », 2010, 208 p., 14 €.
Thomas Berns, Laurence Blésin et Gaëlle Jeanmart, Du courage, une histoire philosophique, Paris, Encre marine, 2010, 304 p., 14 €.
Le courage peut-il se manifester à même l’écriture ? Quel type de discours est en mesure de faire comprendre en quoi consiste cette vertu, qui semble avoir l’action pour domaine propre ?
C’est peut-être l’expérience de cette difficulté que fait le lecteur de la Fin du courage, essai dans lequel Cynthia Fleury, à partir de son épreuve personnelle du découragement, cherche chez une foule d’auteurs les ressorts d’un sursaut de l’âme. Faute de perspective problématique déterminée, elle ne nous propose qu’un catalogue de longues citations encadrées de phrases lapidaires, relevant tantôt du manuel de psychologie élémentaire (« Savoir s’entourer, c’est sûr, est difficile »), tantôt de l’incantation (« Les cathédrales de l’éthique sont devant nous »). Les chapitres alors défilent, reprenant d’abord de longues pages de Jankélévitch, puis laissant entendre, sans grande originalité, que les analyses de Victor Hugo sur « Napoléon le petit » éclairent la pratique politique de N. Sarkozy – avant de conclure sur une étrange définition du courage comme « éthique de l’identité nationale », à partir du procès, un peu facile après coup, de ceux qui n’ont pas résisté. Le livre n’évite ainsi ni la dilution de son objet, ni surtout la moralisation, risque inhérent à tout discours général sur le courage.
À l’inverse, Thomas Berns, Laurence Blésin et Gaëlle Jeanmart, en proposant de faire, comme l’indique leur titre, Du courage, une histoire philosophique, trouvent dans l’histoire un levier efficace pour faire surgir les enjeux multiples d’une vertu qui, non seulement, a subi des métamorphoses contingentes au cours de l’histoire de la pensée, mais qui, en elle-même, concerne notre attitude à l’égard de situations particulières, historiquement déterminées. Ils ne proposent ainsi ni un discours philosophique essentialiste sur les vertus, ni une plate histoire des idées morales, mais dégagent des « schèmes d’intelligibilité distincts » qui permettent d’appréhender historiquement les discours sociaux, politiques et philosophiques sur le courage et de s’interroger sur leurs effets. Le livre s’organise autour de trois temps, qui ne représentent certes pas des moments clos correspondant à des conceptions figées du courage, mais révèlent les conflits à partir desquels s’est construite la notion – la place qu’occupent dans la vie sociale le danger en général et la guerre en particulier déterminant la signification du courage dans la vie morale.
Le premier chapitre offre une triple archéologie morale du courage et s’articule d’abord autour de l’opposition entre le courage « homérique », qui s’extériorise dans l’acte exceptionnel d’un sujet non souverain, et la conception platonicienne ou philosophique du courage, qui en déplace l’accent vers l’intériorité et la maîtrise de soi. À partir des héros homériques, qui combattent « hors des lignes », dont la valeur se manifeste dans un acte éclatant, on peut se représenter, avec Arendt, la citoyenneté comme le courage de s’exposer dans le monde commun des hommes, et la politique comme cet espace d’apparition qui permet aux hommes égaux de se distinguer mais les dépossède de la maîtrise des conséquences de leurs actions. Recentrée sur le rapport à soi, la philosophie de Platon fait du courage à la fois un objet et un principe du discours philosophique, car au-delà du Lachès qui définit le vrai courage en le soumettant à la poursuite d’une fin bonne en soi, c’est dans le courage du discours vrai et libre que se reconnaît le philosophe. Quant à la conception qu’on pourrait appeler négative du courage, qui en radicalise l’intériorisation et en fait une vertu discrète et apolitique, consistant en une résistance au découragement, à la tentation, au péché, si elle trouve son origine dans le christianisme naissant, elle n’a dès lors cessé d’informer les représentations sociales valorisant le mérite et l’effort.
Le second temps du livre est consacré aux marges de la philosophie politique moderne qui, dans son ensemble, ne prend au sérieux que deux passions, la peur et l’intérêt. Ainsi, la spécificité de Machiavel est-elle d’accorder à l’audace une place centrale parmi les vertus proprement politiques et de promouvoir, conformément à un républicanisme hérité de Caton ou de Cicéron, un modèle collectif voire impersonnel du courage des citoyens, seul garant de la liberté politique. D’autre part, la pensée des Lumières, et plus spécifiquement celle de Kant, définit le « courage de la connaissance » et de l’usage public de la raison comme un moment nécessaire de l’émancipation de l’homme.
Vers un courage anonyme ?
L’ouvrage analyse enfin la conjoncture contemporaine, qui produit socialement une contradiction : marquée par de nouvelles incertitudes sociales, par des procédures d’expertise et de prévention des risques qui semblent dispenser de courage, elle véhicule cependant une rhétorique constante d’injonction à la performance, à l’adaptation, à la responsabilisation individuelle, soutenue par « ces galeries de portraits singuliers qui ne sont finalement exemplaires que d’eux-mêmes ». L’effet délétère de ces phénomènes est un décalage entre une survalorisation, par les sujets, de l’action individuelle et leur capacité réelle à être courageux ; trois réponses sont alors examinées – une réponse morale, avec Hans Jonas, qui propose d’accepter et de rechercher la peur pour fonder une éthique de la précaution ; une réponse politique, avec Hannah Arendt, qui fait de l’action, aux conséquences imprévisibles, le lieu de l’expérience de la pluralité humaine : le courage est alors de s’exposer, d’assumer les conséquences de ses actes, de révéler au monde qui l’on est et d’ouvrir ainsi l’espace politique d’une action commune ; et une réponse sociale, avec John Dewey, qui s’attache aux conditions institutionnelles de la confiance que les sujets ont en eux-mêmes. Surtout, comme les petits héros du jour vantés à l’appui des injonctions sociales à la responsabilité sont des figures individuelles, les auteurs du livre proposent de rechercher des stratégies d’action collectives, anonymes, qui permettraient de conserver la vertu de courage en se dispensant de sa personnalisation, en se passant de tout héros.
Mais l’anonymat, plus qu’une réponse, semble être l’un des symptômes de la crise actuelle de l’action : la conjonction entre la multiplication des récits individuels jetables et la saturation institutionnelle qui confie la responsabilité politique aux « spécialistes de la solution des problèmes », selon l’expression d’Arendt, font obstacle à la faculté politique de partager le récit d’une action signifiante, courageuse et mémorable. Tout individu, tout groupe agissant se trouve ainsi noyé dans le flux des histoires anecdotiques, et pris dans le filet des institutions. C’est d’ailleurs ce que le livre suggère, en conclusion, en renvoyant au « tournant dans l’ordre du discours », « de l’épopée à la statistique », analysé par Foucault. Si l’on n’écrit plus que « l’histoire des hommes infâmes », quelle action sera-t-elle susceptible d’émouvoir politiquement les hommes ?
Daniel Agacinski
Librairie
Christian Ingrao. CROIRE ET DÉTRUIRE. Les intellectuels dans la machine de guerre SS. Paris, Fayard, 2010, 520 p., 25, 50 €
L’histoire du national-socialisme et du génocide dont il est responsable connaît depuis trois décennies un singulier renouveau, renvoyant au mythe les thèmes de l’« incompréhensible » et de l’« ineffable ». La plupart des historiens actuels de cette période postulent son intelligibilité totale, tout en multipliant les approches. Au-delà de l’opposition entre historiens « intentionnalistes » (le système hitlérien est avant tout un État hiérarchique dont l’histoire est faite par les décisions des chefs) et « fonctionnalistes » (la structure et les pesanteurs du régime importent plus que les intentions des individus), la recherche articule aujourd’hui les deux principes d’explication. Lorsqu’on s’intéresse aux acteurs, c’est en prenant en compte leurs positions dans le maquis des institutions nazies et le poids des idéologies collectives sur les actions individuelles.
Le livre de Christian Ingrao s’inscrit dans ce contexte : il étudie le parcours de quatre-vingts « intellectuels » allemands nés peu avant la Première Guerre mondiale et qui passent progressivement des bancs de l’université allemande aux services de la SS, bien souvent même aux commandos des Einsatzgruppen qui décimèrent les populations juives d’Urss. Le premier mérite de cet ouvrage est de rompre avec l’image d’un nazisme anti-intellectualiste, entretenue jusqu’à la caricature par les scènes d’autodafés organisées par les SA. Il y a bien eu des intellectuels (plus précisément des universitaires) dans l’appareil répressif du IIIe Reich. Ceux-ci ne se contentèrent pas de théoriser la « parousie raciale », ils contribuèrent activement à sa mise en œuvre. Juristes, économistes, historiens, plus rarement littéraires ou philosophes : l’université de l’entre-deux-guerres a fourni au régime hitlérien un bataillon de techniciens militants sans lesquels le génocide n’aurait pu être ni conçu, ni pratiqué sous une forme aussi massive et rationnelle.
Pour ces jeunes universitaires, la destruction est indissociable de la croyance, ce qui n’exclut pas l’opportunisme, mais invite l’historien à intégrer le poids de l’idéologie dans les comportements. Ingrao y excelle, en insistant particulièrement sur l’importance mémorielle de la Première Guerre mondiale. Chez ces individus, l’engagement politique est d’abord une réaction culturelle à l’expérience traumatisante de la défaite de 1918. Trop jeunes pour avoir connu le front, les futurs cadres du SD (Sicherheitsdienst, service de renseignement de la SS) ont néanmoins intériorisé les discours de guerre destinés aux civils : une Allemagne victime de la haine des démocraties libérales, l’identification de l’Est avec la barbarie, la dramatisation de la survie de la culture germanique. À cette propagande de guerre, il faut ajouter les tumultes des années 1918-1923 émaillés en Allemagne par des violences révolutionnaires qui donneront corps à l’obsession hitlérienne du « coup de poignard dans le dos » et au mythe du complot judéo-maçonnique1.
Les futurs diplômés nazis investissent l’université allemande avec la conviction d’être entourés par un « monde d’ennemis ». Otto Ohlendorf, Franz Six, Werner Best2 et bien d’autres épouseront d’abord l’idéologie völkisch puis, plus particulièrement, celle du Nsdap en raison de leurs craintes liées à l’insularité germanique. Suite à l’armistice de 1918, de nombreux Allemands se retrouvèrent en territoires étrangers (Pologne, pays baltes, Urss, pour ne rien dire de la nouvelle république autrichienne perçue comme illégitime) : les étudiants de la République de Weimar sont obsédés par « une germanité isolée du Reich, en îlots parsemés dans l’océan des allogènes hostiles » (p. 220). L’engagement de cette génération dans le nazisme s’explique en partie par leur socialisation dans cette atmosphère de ressentiment. Elle nourrit l’espérance en un « Reich millénaire » qui subordonnera le tracé des frontières à la pureté ethnique.
L’auteur n’a pas de mal à montrer que cet imaginaire défensif est à la source d’une logique de guerre totale contre des populations de l’Est perçues entre « utopie et angoisse ». Or c’est précisément en Pologne et surtout en Urss que, dans les Einsatzgruppen, les enfants de la guerre deviendront des bourreaux. Pour comprendre cette mutation, Christian Ingrao étudie les plans de déplacements de populations imaginés par les intellectuels du SD. Le projet de « refondation sociobiologique » présent dans le Generalplan Ost prévoit le déplacement forcé vers l’Est de plus de 30 millions de Slaves pour libérer des territoires destinés à accueillir des « Allemands de souche ». Le grand historien allemand Götz Aly a montré que ce plan et les difficultés rencontrées par les Allemands pour le réaliser sur le terrain constituent une matrice fondamentale du génocide des Juifs3. L’extermination apparaît progressivement comme la solution la plus « rationnelle » pour libérer de l’espace en l’absence de victoire décisive à l’Est. Cet engrenage renforce l’importance des universitaires (en particulier des démographes) dans l’imagination et la mise en œuvre de l’irréparable.
Le livre s’attarde sur les effets de cette rationalité pervertie :
La pratique génocidaire, en marche depuis 1941, n’était pas seulement intégrée à la planification, elle était devenue une condition même de la germanisation, fin dernière de l’utopie nazie.
Des « discours sécuritaires » des années 1930 destinés à garantir la perpétuité de la race aryenne aux « discours génocidaires » des années 1940, la conséquence est bonne. Il s’agit dans tous les cas de répondre à une menace fantasmée que les premiers échecs militaires renforceront.
Est-ce à dire que l’intelligence des protagonistes n’ait constitué aucun obstacle à leur volonté génocidaire ? Ingrao se garde bien de faire le procès de la culture allemande ou de dériver l’antisémitisme de quelque particularité nationale. Il s’interroge plutôt sur le mélange de rationalité froide et de terreurs fantasmées qui menèrent certains esprits doués au crime de masse. Restituant les discours des responsables SS, il montre comment les nazis se figurèrent l’absolue altérité du judaïsme :
C’est parce que « les Juifs n’ont pas de terre » et que, peuple métissé, leur identité raciale n’est pas affaire de pureté, qu’ils aspirent à l’« assimilation », source de toute l’angoisse nazie.
La ségrégation puis l’extermination seront menées sans déchaînement des passions, avec l’esprit « objectif » qui caractérise des chercheurs convaincus du bien-fondé de leurs thèses.
La restitution de l’univers mental des intellectuels de la SS est l’aspect le plus original du livre. Utilisant les catégories de l’anthropologie historique appliquée par Denis Crouzet aux guerres de religion4, l’auteur envisage le nazisme comme un « système de croyances s’agençant en discours et pratiques spécifiques » (p. 13). Il analyse patiemment les mécanismes de consentement à la tuerie des chefs des Einsatzgruppen. Aussi endoctrinés soient-ils, les génocidaires interrogent leurs actes et cherchent à les inscrire dans un système légitimant. Le meurtre des femmes et des enfants, en particulier, exige un rituel permettant de se convaincre de la « fiction selon laquelle le génocide était un acte militaire » (p. 354).
C’est ainsi que les modalités de la mise à mort des civils miment l’exécution militaire par la constitution de pelotons. Les Juifs assassinés ne le sont plus un à un, mais collectivement et selon un rituel où aucun « soldat » allemand ne peut se reconnaître directement comme un meurtrier. On sait par ailleurs que les SS eurent de moins en moins recours à ces exécutions par balles (au profit des gazages) en raison de leur caractère éprouvant pour les exécuteurs, et non par égard pour les victimes.
De ce point de vue, l’extermination raciale procède d’un incroyable élargissement de la notion d’« ennemi ».
La violence est perçue par ceux qui la pratiquent comme « extirpatrice » : tuer tous les Juifs était une manière de participer (sans risque) à la victoire finale. Les parallèles établis par Ingrao entre ces justifications et celles à l’œuvre lors des Croisades posent le problème redoutable de la permanence des catégories de la violence à travers l’histoire. Cette question aurait certainement mérité un développement à part. Quoi qu’il en soit, ce livre nous rappelle avec force que les gestes extrêmes de la violence sont aussi des discours, et qu’ils ne peuvent être séparés des croyances qui les accompagnent.
Michaël Foùssel
J.-P. Royer, J.-P. Jean, B. Durand, N. Derasse, B. Dubois. HISTOIRE DE LA JUSTICE EN FRANCE. Paris, Puf, coll. « Droit fondamental », 4e éd., 2010, 1 305 p., 32 €. Frédéric Chauvaud. LA CHAIR DES PRÉTOIRES. Histoire sensible de la cour d’assises, 1881-1932. Rennes, Pur, 2010, 384 p., 18 €
La nouvelle édition d’Histoire de la justice en France de Jean-Pierre Royer est en réalité un nouveau livre. L’auteur, avec l’aide de quatre coauteurs, a procédé à une réécriture d’ensemble des précédentes éditions dont la première date de 1995. Rappelons que ce livre n’est pas une histoire exhaustive de notre justice. Sur ses 1 300 pages, 200 sont consacrées à la justice de l’Ancienne France et la période médiévale est peu abordée. Ce n’est pas non plus une histoire des institutions qui répondrait au canon des Facultés de droit. Ce livre raconte plutôt une histoire de la relation entre justice et politique qu’il s’agisse de l’évolution des cours suprêmes, des professions judiciaires et surtout des grands procès qui ont jalonné notre histoire politico-judiciaire : procès de Nicolas Fouquet, de Louis Capet et Marie-Antoinette, de Danton, de Dreyfus et de bien d’autres. Toutes ces thématiques sont intégralement reprises et actualisées dans ce volume au vu des recherches les plus récentes. Des pans entiers méconnus ont été ajoutés à cette édition : les justices prud’homale (Bruno Dubois) et coloniale (Bernard Durand) sans oublier les pages d’actualisation avec données chiffrées dues à Jean-Paul Jean sur la période contemporaine qui nous conduit de la IVe République jusqu’à l’affaire d’Outreau.
D’où vient de ce que ce fort volume se lise avec un réel plaisir ? C’est qu’il reste ce qu’il a toujours été dans l’esprit de Jean-Pierre Royer : un récit vivant, composé de personnages, noué à une intrigue conduite par un découpage clair. Ajoutons le choix judicieux des citations souvent placées en titre, l’usage inusité des italiques par lequel l’auteur fixe l’attention du lecteur, le choix du détail vivant dont la touche anime le tableau d’ensemble, sans oublier le sens de la synthèse qui saisit en moments intelligibles la masse infigurable des événements.
D’un côté, un roi, hors de son temps ou qui est devenu sourd à tous les bruits, là Charles X, ici Louis-Philippe, de chaque côté un « principal » ministre, homme lige, frappé de cécité, là Polignac borné et léger, ici Guizot, satisfait et supérieur, là une foule qui gronde, ici le fossé qui se creuse entre possédants et classes laborieuses, entre censitaires et exclus… et comme trait d’union, la société judiciaire, la magistrature surtout.
Au fil d’un récit qui rappelle que Jean-Pierre Royer est peintre à ses heures, on mesure le conflit, toujours plus intense pendant la monarchie finissante entre le roi et les Parlements (avant tout le puissant Parlement de Paris) dont le constitutionnalisme autoproclamé faisait le garant des lois du royaume. On mesure en 1789 la portée historique du décret de « mise en vacances » du Parlement qui est l’arrêt de mort d’une justice que Maupeou quelques années auparavant n’avait pu réformer. On mesure aussi la puissance de la synthèse napoléonienne qui a transmis à l’Europe continentale un modèle d’État administratif sans pouvoir judiciaire. La croissance de la justice administrative, la centralité de la loi, la méfiance envers le corps judiciaire plusieurs fois épuré sont des traits bien connus de notre justice.
Il faut cependant se garder des effets d’optique induit par le déplacement du centre de gravité de cette édition vers la période contemporaine. On peut se demander si le lien le plus significatif, dans cette histoire longue, n’est pas entre le XVIIIe siècle finissant et le XXIe commençant. Non qu’il faille considérer les deux siècles intermédiaires comme une parenthèse inutile. Mais ils se caractérisent dans notre pays par la consolidation d’un État administratif sans réelle volonté de reconnaître un pouvoir judiciaire. Ce sont, de ce point de vue, des siècles de confirmation non de renouveau.
Le fil narratif se renoue presque sous nos yeux, dans l’actualité la plus récente. Au moment où notre Conseil constitutionnel, saisi par les tribunaux (via la question préjudicielle de constitutionnalité instaurée en 2008), peut désormais abroger a posteriori toute loi qui lui paraît non conforme à la constitution, on assiste à la résurgence d’un juge interprète souverain des droits fondamentaux. La toute récente décision du Conseil constitutionnel qui abroge notre législation sur la garde à vue, en donnant onze mois au gouvernement pour revoir sa copie, en est l’exemple même. Or, notre seul point de repère historique est le XVIIIe siècle finissant, à un moment où comme l’a montré Jacques Krynen, le Parlement de Paris, en conflit avec le roi, s’arrogeait un rôle de « représentation de la nation française5 ». Il est vrai qu’à ses pouvoirs judiciaires, s’ajoutait un pouvoir législatif d’enregistrement des édits royaux. De cette époque date le rêve d’une impossible séparation des pouvoirs et d’une monarchie dotée de freins et de contrepoids. Tout se passe comme si, par-delà l’Empire et les Républiques successives, nous revenions à une dialectique des pouvoirs esquissée à cette époque. Il y a donc un fil tendu dans cette histoire, dans le temps long, entre l’émergence des droits fondamentaux et l’exercice du pouvoir politique. Après l’échec de la monarchie tempérée et le triomphe de la volonté générale viendrait le temps de la démocratie constitutionnelle où le juge aurait enfin trouvé sa place.
Avec le livre de Frédéric Chauvaud la Chair des prétoires, nous entrons dans la micro-histoire. Nous regardons de près la vie de la cour d’assises entre le xixe et le début du XXe siècle. Pour surmonter la relative pauvreté des archives, l’auteur a lu et analysé plus de 20 000 pages de sources méconnues : les comptes rendus des procès d’assises par les « tribunaliers », ces journalistes chargés de rendre compte des faits divers au moment où les journaux commencent à entrer dans l’ère des tirages de masse à la fin du xixe siècle. Sur cette source singulièrement vivante, il va porter un regard quasi ethnologique. Dans le récit de procès, une société est en quelque sorte révélée à elle-même par des histoires minuscules, ces instants fugaces où se croisent l’universel et le particulier. Ce livre révèle que notre justice entre dans un nouvel âge, portée par les forces convergentes de la souveraineté du jury, de la toute récente liberté de la presse, du rôle politique des avocats et, c’est le point fort du livre, de la littérature. Ses trois parties abordent le théâtre de la cour d’assises, les paroles et les gestes qui l’animent, le drame qui s’y joue entre les protagonistes : juge, avocat et accusé.
À quelles conditions un récit de procès devient-il possible ? La condition de base est une procédure orale et publique et la présence du jury populaire souverain. Il faut aussi une presse spécialisée, telle La Gazette des tribunaux (1825-1930), mais aussi la presse à grand tirage (Le Figaro, L’Écho de Paris, Le Petit Journal qui atteint 1 million de lecteurs en 1886…). Il faut surtout un chroniqueur, une plume, qui va faire récit de ce qu’il voit et entend. Frédéric Chauvaud nous fait redécouvrir avec bonheur certains d’entre eux : Albert Bataille (Le Figaro), Géo London, Léon Werth, Maurice Talmeyr, sans parler d’écrivains comme Gaston Leroux, André Gide ou Joseph Kessel6. Quel « pacte de lecture » propose le chroniqueur ? Ses vertus sont l’impartialité et la fidélité aux faits, même s’il penche du côté de l’accusation, le choix d’un angle narratif, de personnages, du détail qui fait mouche, bref « il guide le lecteur et scande ses récits en petits épisodes construits à la manière des épisodes de la littérature populaire ». Il faut donc écrire sur le vif, « sans perdre haleine », se brancher sur la psychologie vivante, attirer sur un procès obscur la flamme d’un regard. La chronique judiciaire est un genre hybride entre le roman-feuilleton et le reportage avec une réelle ambition littéraire. Presque tous les chroniqueurs, à cette époque, publieront leurs œuvres complètes en volumes, tradition avec laquelle vient de renouer le journal Le Monde7.
L’apport de cette littérature de cour d’assises n’est pas d’offrir un récit de plus qui joue sur le fait divers. On le trouverait plutôt dans une manière de saisir sur le vif ce dialogue en suspension devant la foule où l’accusé joue sa vie en quelques heures. On y retrouve un riche imaginaire du procès : les journalistes s’emparent d’un détail muet qu’ils décident de faire « parler ». En tirant un fil invisible, ils vont construire, mettre en scène le débat, composer son intrigue, ouvrir un espace de compréhension avec l’accusé, ce « héros sans grandeur ». Ils projettent un éclairage oblique sur une scène judiciaire transfigurée. Les plus brillants chroniqueurs voient le monde comme des peintres impressionnistes. Un trait du visage, un détail vestimentaire, un échange de regard, un sanglot contenu, et voilà le procès le plus insignifiant qui, par cette brèche, touche à l’universel.
René Benjamin voit dans la salle des assises de Paris qu’il visite, une architecture invisible : le banc des jurés est dans la zone d’ombre et l’avocat général qui « siège du côté où les fenêtres sont percées » semble irréel. Géo London fait parler les objets ; il voit des « témoins muets » sur la table des pièces à conviction, « vestiges de la cruauté » que sont « les témoins qui parlent auprès du témoin muet que les jurés ont devant les yeux : le terrible marteau lourd de 5 kg que P. a acheté l’avant-veille de son crime ? ». Léon Werth est le maître de l’atmosphère. Son livre majeur qui regroupe ses chroniques par grands thèmes, Cour d’assises, date de 1932. Il peint ces instants en eux-mêmes, sans souci du récit figuratif :
On étouffait comme dans une pièce où le feu a pris, où la fumée se répand mais où nulle flamme n’est visible… Tous dans la salle, et les plus maîtres d’eux-mêmes et les plus sceptiques et les plus indifférents et les plus absorbés par leur tâche, se sentaient isolés et serrés dans un cercle de passions murmurantes. Les uns analysaient leur malaise, les autres l’éprouvaient sans le connaître.
Le chroniqueur saisit ce bouquet bruissant d’intensités sans pour autant déchirer l’accomplissement du rite. Il faut saluer le travail de Frédéric Chauvaud qui sauve de l’oubli des récits qui révèlent les moments invisibles de l’œuvre de justice, « ce théâtre que nul théâtre n’approche ».
Denis Salas
Dror Burstein. PROCHE. Arles, Actes Sud, 2010, 214 p., 19 €
Proche, premier roman de l’Israélien Dror Burstein à être traduit en français, est la narration déconstruite d’un homme vieillissant, taraudé par l’incertitude identitaire, hanté par la réminiscence chaotique de son histoire, déambulant dans une ville, à la fois réelle et symbolique, dont les contours bousculés ne parviennent plus à contenir ses doutes.
L’histoire est simple : Yoël, veuf, retraité et malade, ne peut supporter l’idée que son fils adoptif d’une quarantaine d’années se retrouve en situation d’orphelin alors que ses parents biologiques sont encore vivants. Tout en questionnant la légitimité de sa démarche, il noue contact avec eux, leur proposant de reprendre leur place dans la vie d’Émile.
En une cinquantaine de brefs chapitres incisifs aux titres éloquents : « La ville », « Yoël », « Émile », « Léa » (la mère adoptive morte dans un accident d’ascenseur quand l’enfant a sept ans), [ ] et [ ] (les parents d’origine qui ne sont pas nommés mais seulement représentés par deux crochets), Dror Burstein rend sensible un univers intime qui, fragilisé par l’impossible linéarité de l’existence, s’exprime dans une langue empruntant à la philosophie autant qu’à la poésie et à la science.
Dror Burstein, né en 1970 à Natania, après des études de droit, obtient un doctorat en littérature hébraïque en 2001. Il vit actuellement à Tel-Aviv, enseigne la littérature aux universités de Jérusalem et de Tel-Aviv, écrit des chroniques sur l’art ou la littérature et anime une émission de musique classique. Ses livres, recueil de poésies ou romans – le dernier, Natanya, vient de paraître –, lui assurent une notoriété certaine tant auprès du public que des critiques – il a ainsi obtenu le Jerusalem Prize for Literature en 1997 et le Bernstein Prize pour son roman Avner Brenner en 2005.
Avec Etgar Keret, Alon Hilu, Eshkol Nevo, Shifra Horn ou Alona Kimhi, il fait partie de cette nouvelle génération d’écrivains qui, nés entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, transforment les codes de la littérature israélienne contemporaine, modifient le rapport à l’hébreu et abordent autrement les enjeux politiques et les failles sociales.
Dans Proche, Dror Burstein joue sur la dimension minimaliste de son écriture pour suggérer des correspondances plurielles entre les obstacles à la reconstitution familiale et les menaces qui pèsent sur l’environnement, entre la précision des paysages urbains et la projection de la ville dans un futur apocalyptique, entre la violence douloureuse du vécu et le recours au lyrisme et à la rêverie.
L’alternance des points de vue donne au récit un rythme saccadé et répétitif, faisant résonner chaque événement comme un leitmotiv redondant. La mort accidentelle de Léa, le choix d’Émile dans l’orphelinat, la décision de donner l’enfant à adopter, le comportement des grands-parents biologiques et adoptifs sont évoqués à plusieurs reprises, dans des contextes variés, par des personnages différents. La fulgurance des souvenirs qui se situent dans un espace géographique précis – un quartier, une rue, une promenade, un autobus, un bloc d’immeubles – accroît l’étrange sensation d’incertitude qui accompagne le récit.
Dror Burstein excelle à décliner en quelques phrases elliptiques un monde où l’individu comme le corps social ne maîtrisent que partiellement leur destinée, soumis au hasard, commettant des erreurs, passant à côté de rencontres décisives ou négligeant des opportunités.
Le caractère succinct et incomplet des informations distillées laisse planer une certaine incertitude sur leur acuité même. Chaque héros ne cesse d’être renvoyé à sa solitude tant il paraît illusoire de trouver une quelconque logique à un parcours de vie ou de créer du lien autour de moments intimes partagés. Au gré des paragraphes, Yoël est retraité, étudiant, veuf, père adoptif d’un petit garçon, jeune marié, ingénieur au travail, homme confronté à sa stérilité, citoyen fuyant sa période de réserve pendant la guerre des Six Jours et partant aux Pays-Bas ; Émile est adulte, enfant de sept ans, réformé par l’armée, adolescent rebelle.
Un silence, lourd de tous les malentendus, compromis et renoncements, habite le récit, rendant suspectes les confessions qui se succèdent : [ ] et [ ] fuyant l’incompréhension de leurs parents ; [ ] la mère souffrant d’avoir cédé à son mari en abandonnant son enfant ; Léa révélant à Émile les conditions de son adoption, Yoël racontant son apprentissage de père ; [ ] et [ ] refusant de revoir un enfant qui, à sa majorité, n’a pas cherché à les retrouver.
La complexité des histoires individuelles sert de toile de fond à l’histoire collective. Dror Burstein effleure les prises de position d’Israël – la déclaration d’indépendance, les discours de Ben Gourion, les guerres, les relations avec les Arabes – non pas tant dans leur dimension politique que dans leur retentissement concret au quotidien. Les pages qui décrivent le centre d’enrôlement et d’orientation de l’armée où Émile, à l’âge de dix-huit ans, doit se rendre, celles qui racontent [ ] la mère, assistant à des enterrements de jeunes soldats car elle pense qu’il pourrait s’agir de son fils ou encore celles qui reprennent des propos tenus sur les Arabes, témoignent toutes souterrainement de la distance prise avec une lecture strictement idéologique des événements.
La fragilité des liens familiaux et sociaux, rendue sensible par une syntaxe simplifiée, un vocabulaire dépouillé et des paragraphes ramassés, rend plus tragique encore la recherche d’une certaine forme de proximité : la solitude d’un fils, son éloignement des siens sont tout aussi intolérables que l’isolement des citoyens dans leur cadre urbain. Dror Burstein se tourne vers les mystères de la Ville, le rêve et l’écrit pour maintenir une vision idéalisée de la famille et du monde.
La Ville apparaît comme un personnage du récit, souvent présentée dans un futur éloigné, en lutte avec la nature, boueuse, recouverte par la mer, désertée, ressemblant à un paysage apocalyptique mais toujours en devenir.
Les rêves poétiques de Yoël rythment la narration, apportant une note érotique quand il va essayer des matelas après le décès de Léa ou réintroduisant une tendresse inexprimée quand il s’imagine caressant l’épaule d’Émile qui rêve lui-même d’être parti en excursion à Jérusalem avec sa classe. Le refuge dans l’art reste le garant d’une forme de liberté : les livres accompagnent Yoël dans ses voyages rééls ou imaginaires, dans ses veillées de shabbat, même s’il ne les lit que rarement. Les autres formes d’écriture, les dessins, les mots incomplets, les fragments de phrases élargissent encore la puissance cathartique de la littérature.
Dans Proche, Dror Burstein s’attache à la difficulté de nommer – les noms de [ ] et [ ] n’apparaissent que vers la fin du récit, symboliquement, quand [ ] la mère imagine qu’un jardin a été créé par Émile à la mémoire de ses parents biologiques, le jardin des aveugles car il s’agit bien pour chacun des protagonistes d’être regardé, vu et reconnu dans son intégrité.
Le vecteur essentiel de cette quête identitaire, incertaine et redoutée, reste la volonté d’être proche, à l’image de l’auteur qui s’introduit lui-même dans le récit : le petit Dror, camarade d’école d’Émile, lui donne une balle de tennis neuve quand sa mère meurt. Ce geste d’affection, subrepticement glissé, invite le lecteur à faire de même pour être au plus proche de sa propre vie.
Sylvie Bressler
Hanan el-Cheikh. TOUTE UNE HISTOIRE. Roman traduit de l’arabe par Stéphanie Dujols. Arles, Actes Sud, 2010, 330 p., 22, 80 €
Il faut qu’il vous donne […] / avant qu’à son amour votre cœur s’abandonne / une robe qui soit de la couleur du temps / malgré tout son pouvoir et toute sa richesse, / quoique le Ciel en tout favorise ses vœux, / il ne pourra jamais / accomplir sa promesse. / Aussitôt la jeune princesse / l’alla dire en tremblant à son père amoureux.
Mais le roi, « le plus grand qui fût sur la terre, / aimable en paix, terrible en guerre », exauça, dans le moment, le vœu de Peau-d’Âne, sa fille, la princesse.
Dans ce récit qui retrace la vie de la mère de l’auteur, nous sommes loin des contes de Charles Perrault. L’infortunée Kamleh, âgée alors de treize ans, suit les conseils de son stratège, la couturière Fatmeh, et commande à sa famille une série de choses qu’elle croit impossibles à réaliser (un poulet rôti, des bracelets en or…). Elle croit que ce stratagème réussit toujours dans les histoires merveilleuses qu’on conte à Nabatiyeh8. Avant la fin de la semaine, elle reçoit tout ce qu’elle a demandé. Après une tentative de suicide, elle abdique. Elle est rouée de coup par son frère qui l’enferme à clé dans la chambre nuptiale. Là, Abou Hussein, son époux, de dix-sept ans plus âgé qu’elle, lui prend « ses jours et efface ses années ».
Dix ans vont s’écouler avant que Kamleh trouve la force de braver sa famille, d’abandonner ses filles (Fatmeh et Hanan), de demander le divorce, et d’épouser son amant, Mohammad, un jeune lettré épris de poésie qu’elle n’a cessé de voir clandestinement.
À travers la passion amoureuse de sa mère, Hanan el-Cheikh accompagne les grandes étapes de l’histoire du Liban : la famine de 1914, le grondement de la guerre qui se prépare en Europe, les chars allemands rentrant en Pologne, Churchill avec une « cigarette » si noire qu’elle la croit en deuil…Puis, l’agitation de la rue libanaise perturbée par les événements contemporains de la fin du mandat français et de ses suites, la révolte de 1958, la guerre de 1975 à 1990, dispersant les sept enfants de Kamleh, aux quatre coins du monde, la laissant finir ses jours, esseulée, comme la plupart des mères libanaises.
La romancière s’efface pour laisser sa mère ponctuer, par l’histoire de sa vie, les événements historiques, sans analyse, ce qui accentue la tragédie des destins libanais brossés sur trois générations. Au cinéma, où se réfugie Kamleh en cachette, elle s’initie au savoir, à l’amour et apprend la vie à travers les grands classiques du cinéma arabe dont La rose blanche (1930, de l’Égyptien Mohammad Abdel Wahab, la première comédie musicale en arabe). Ainsi, l’Emma Bovary du Sud-Liban comprend-elle que l’amour rend malheureux.
Cependant, si Toute une histoire divulgue les secrets féminins, use de la ruse comme unique moyen de survie, s’il ébruite les suicides et les dépressions – sujet intouchable – des femmes, rapporte les tentatives secrètes et souvent vaines d’avortement, et dénonce la mauvaise éducation (intellectuelle, religieuse, morale et sexuelle), ce n’en est pas pour autant un roman féministe. Si la vie s’adoucit grâce à la complicité des femmes, et si l’on rit aux éclats entre sœurs et belles-sœurs, si l’on joue de sales tours aux hommes et si l’on ridiculise le mâle, les femmes machistes ne sont pas épargnées. Les attaques les plus classiques visent les épouses des pères, les marâtres, mais ce sont également les mères (telles que la mère de Kamleh, la grand-mère de Hanan), ces mères à la vie si insupportable, courbées par la pesanteur du temps, aimées malgré tout à la folie, éducatrices des frères et des époux qui veulent contrôler par la violence les femmes de la famille. Les portraits, certes scrupuleux, car vrais et durs, sont, paradoxalement, tendres, compréhensifs, dénués de rancune, l’humour et l’amour chassant toujours la tristesse.
À une époque où, dans le monde arabe, l’émancipation des femmes passe presque toujours par l’unique voie du corps, et où les écrits féminins érotico-pornographiques se multiplient dans la bourgeoisie intellectuelle, Hanan el-Cheikh ébranle les citadelles familiales. Audacieuse, elle l’est, parce qu’elle ose révéler, plus que les origines, ou la passion extraconjugale de sa mère, l’extrême pauvreté de cette dernière, que les salons de Beyrouth ont considérée comme impudique.
Revendiquée souvent comme une romancière des bas-fonds des villages chiites du Sud-Liban, Hanan el-Cheikh donne un visage aux femmes voilées, et détrompe le lecteur par la dimension « nationale » qu’elle donne à son personnage. Elle délivre la langue arabe de la censure qu’on lui inflige, brise les clichés sur la communauté chiite, de même, elle élimine les frontières entre les différentes confessions libanaises qui souffrent toutes du poids de la famille (remplaçant, comme elle peut l’État), elle délivre la femme surtout, ses droits au Liban étant encore très précaires9. Pourtant, Kamleh obtient assez vite le divorce du tribunal religieux chiite, ce qui ne serait pas le cas au tribunal maronite (chrétien libanais) à moins d’être fortuné, ou d’avoir arrangé un mariage civil à Chypre, ou encore s’être converti à l’orthodoxie, le moyen le plus économique. Ceci prouve que l’interdit émane moins de l’immobilisme des instances religieuses musulmanes et chrétiennes au Liban, que de la société elle-même, toutes confessions confondues.
En cédant sa plume à sa mère analphabète, frustrée d’avoir été privée de l’école par discrimination sexiste, Hanan el-Cheikh transforme Toute une histoire en l’histoire individuelle de toutes les familles libanaises, fortement marquées par les dates précédant la guerre du Liban, mais refoulant cette dernière. Hanan el-Cheikh montre Beyrouth maquillée, et réparée comme ses femmes (une femme sur trois a recours à la chirurgie esthétique), les « intérieurs » des êtres détruits, à l’image de la ville, et survivants, comme Kamleh, au « Prozac », le médicament miracle, qu’on avale en secret pour ne plus respirer l’odeur des morts.
En libérant l’individu du fardeau de son passé, Hanan el-Cheikh touche au tabou du travail de mémoire, puisque l’Histoire du pays, comme l’histoire des familles est intouchable. Enfin, dans cette épopée familiale, la romancière libanaise Hanan el-Cheikh nous montre comment les gens tentent de renouveler leur vie entre progrès et tradition dans une construction ambivalente puisque mimétique, et amnésique.
Rita Bassil El Ramy
Robert Spaemann. NUL NE PEUT SERVIR DEUX MAÎTRES. Entretiens avec Robert Spaemann. Texte établi par Stephen de Petiville, Paris, Hora decima, coll. « Cité », 2010, 151 p., 17 €. LES PERSONNES. Essai sur la différence entre « quelque chose » et « quelqu’un ». Trad. de l’allemand par Stéphane Robilliard Paris, Cerf, coll. « Humanités », 2009, 360 p., 39 €
Robert Spaemann est peu connu en France, car il était peu traduit jusqu’à une date récente (un livre aux Puf, un autre chez Flammarion avant 2000). Il faut dire que sa philosophie se double d’un catholicisme conservateur affiché, qui ne craint pas la polémique, et elle n’encourageait guère les éditeurs français à diffuser sa pensée en deçà du Rhin. Mais l’esprit du temps a changé. Un de ses amis, le cardinal Ratzinger, est même devenu pape. Et les traductions vont, semble-t-il, bon train maintenant, en tout cas chez certains éditeurs. Il serait pourtant injuste de réduire Spaemann à un philosophe catholique réactionnaire. Il l’est sans doute, et cette part, qui n’est pas la meilleure, ne lui sera pas enlevée (il défend la messe en latin par exemple, en commentant, comme tous ses semblables, des détails rituels minimes avec des arguments théologiques immenses – sans jamais se référer, bien entendu, au récit de la Cène dans l’Évangile ; il mène aussi ou relaie des combats très catholiques romains à propos de la morale et de l’avortement, et il a joué à ce titre un rôle important dans le conflit entre Jean-Paul II et les évêques allemands à propos des « centres de conseil » catholiques dans la décision d’Ivg).
Mais il y a plus chez lui : outre une pensée politique-théologique structurée, une relecture incisive et déliée des philosophes modernes qui ne laisse pas indifférent et des intuitions sur notre temps qui font réfléchir. Pour le présenter, le livre de S. de Petiville sera ici utile. Il offre, sous forme de questions réponses, des facettes diverses de la vie, de l’œuvre et des intérêts de Spaemann. Il le fait, hélas, de manière irritante car les questions en rajoutent sur la ligne traditionaliste catholique10 ou sollicitent les réponses, au point que Spaemann se sent même parfois obligé d’en modérer les outrances.
Le livre sur les Personnes donne une idée du talent philosophique de Spaemann. Le sous-titre évoque une intuition assez largement répandue et acceptée, mais sans doute assez peu pensée et souvent réduite, aujourd’hui, à quelques formules dispersées, comme la maxime kantienne de l’action morale, sans insertion dans une histoire et un système plus larges. Et surtout en mal d’application, car, après tout, on peut en tirer des morales de l’action assez divergentes, surtout à une époque où les frontières entre les hommes et les choses se brouillent – par exemple dans l’anonymat de procédures juridiques où les intentions des personnes comptent peu. Spaemann propose en dix-huit chapitres un parcours impressionnant qui revisite toute la tradition philosophique sur le sujet – sans le dire, car l’ensemble est présenté dans un développement systématique, où l’historicité concrète est cependant bien présente sous forme d’exemples concrets. Les étapes du parcours s’appellent, par exemple, identité, négatif, sujet, intentionnalité, liberté, autonomie, âme, transcendance, temps, fiction, religion, être… Il faut le reconnaître : philosophiquement, la notion de personne offre plus de complexité et plus d’aspérités, ou plus d’apories, que le « personnalisme » d’Emmanuel Mounier, axé sur l’engagement (et en fin de compte le politique – à une époque où il ne constituait pas une évidence, en tout cas pour les catholiques) –, ne voulait ou ne pouvait le faire croire. Compte tenu de ce qui a été dit de Spaemann, on ne sera pas étonné qu’il présente une conception substantielle de l’idée de personne ou qu’il défende sa suréminente dignité, mais l’intérêt de sa réflexion est de le faire dans un argumentaire serré, mené en terre philosophique et non dogmatique (ni polémique d’ailleurs, même sur des thèmes qui le sont). Il est étrange finalement qu’avec cet arrière-plan philosophique si conscient de soi, il défende des conceptions aussi intransigeantes de la foi catholique, de sa liturgie à sa morale : comment la problématique « raison-foi » dans l’Église, si chère à son ami Joseph Ratzinger, pourrait-elle faire « comme si » la philosophie moderne n’existait pas ?
Jean-Louis Schlegel
Tangi Cavalin, Charles Suaud, Nathalie Viet-Depaule (sous la dir. de). DE LA SUBVERSION EN RELIGION. Paris, Karthala, coll. « Signes des temps », 2010, 308 p., 26 €. Dominique Avon, Michel Fourcade (sous la dir. de). UN NOUVEL ÂGE DE LA THÉOLOGIE ? 1965-1980. Colloque de Montpellier, juin 2007. Paris, Karthala, coll. « Signes des temps », 2009, 432 p., 29 €
Les difficultés du catholicisme européen incitent à se pencher sur son passé récent pour comprendre ce qui lui arrive. Deux ouvrages collectifs, sur la période avant et après le concile Vatican II, éclairent quelque peu la situation présente. Hormis un texte sur la rupture entre hindouisme et bouddhisme, un autre sur les confréries musulmanes en Algérie et un troisième sur le passage de prêtres catholiques à la Réforme et le choix du mariage par les pasteurs, le premier ouvrage, sur la « subversion en religion », concerne avant tout l’Église catholique. Mais l’idée centrale que pour faire rupture, contester, changer, quitter une institution, il faut s’y « jeter à corps perdu » au sens littéral, c’est-à-dire perdre ses réflexes, sa place, ses marques héritées, sa socialisation (son « habitus », comme dirait Bourdieu, très inspirateur dans cet ouvrage), et même son intégrité corporelle – cette idée, qu’on a avancée en sociologie à propos de la conversion, peut certainement être généralisée, et c’est le mérite de ce livre que d’aborder la contestation dans l’Église catholique sous cet angle. Les cas étudiés sont divers et parfois anciens : des convulsionnaires jansénistes du XVIIe siècle à Thérèse de l’Enfant-Jésus, du « corps en double » africain au parcours d’une femme avocate qui a choisi de travailler en milieu ouvrier, du mouvement Jeunesse de l’Église à une paroisse contestataire de Marseille dans l’immédiat après-guerre et dans les années 1950. Le passage de l’intellectuel catholique « aux ordres » de la hiérarchie à celui qui, bien que catholique, reste libre de ses opinions (c’est le cas de Mauriac ou de Mounier) est étudié par H. Serry. Néanmoins, l’expérience des prêtres-ouvriers et, parmi eux, celle des prêtres de la Mission de France (que Viet-Depaule et Cavalin ont beaucoup étudiée dans d’autres travaux) font l’objet d’analyses particulièrement détaillées. Sur les prêtres passés au travail en 1954, on sait l’immense intérêt suscité à l’époque par leur initiative puis par leur condamnation dramatisée (et de fait, perçue comme dramatique par eux-mêmes et tous ceux qu’intéressait cette initiative totalement inédite). La grille d’interprétation par le « corps » – d’une Église qui fait corps d’un côté et, de l’autre, d’un « corps » sacerdotal qui s’extrait du modèle tridentin du prêtre séparé, personnage sacral, formaté non seulement spirituellement, mais physiquement – se révèle féconde pour comprendre la puissance de la rupture engagée, et aussi les échos immenses de sa condamnation. Mais c’est peut-être D. Vidal qui, dans l’article sur les convulsionnaires, pointe l’essentiel : il y a un moment où les discours et les explications, les signes extérieurs et les paroles ne signifient plus rien, il faut l’inscription corporelle nue, la vie entière sans défense. Telle apparaît l’initiative des prêtres-ouvriers, et elle explique en dernière instance le refus de l’institution, qui ne retrouve plus ses marques et se sent menacée dans son « corps » même. Les directeurs de l’ouvrage ont peut-être un souci exagéré, en s’appuyant sur un texte de Max Weber, de justifier une subversion qui pour l’essentiel ne vient pas de laïcs, mais de clercs – des prêtres et des religieux : on sait bien qu’à côté d’une partition ecclésiale normative (évêques et prêtres « contre » les laïcs), qui a certes des effets dans la vie sociale de l’Église, un partage plus sociologique oppose aussi la hiérarchie épiscopale aux simples prêtres « alliés » aux laïcs ; et dans l’Église catholique, « la » hiérarchie et ses prétentions instituées sont aussi bousculées par « les » hiérarchies réelles à certains moments de l’histoire. D’autre part, le mot « subversion » est fortement connoté et il eût été préférable de le définir mieux, me semble-t-il, car l’ouvrage, en principe sociologique et historique, reste à propos trop axiologique, porteur de partis pris en termes de valeur. On le voit bien dans l’exemple de 1954 : la surdité des évêques ou de Rome par rapport à la parole des prêtres-ouvriers est évidente, mais peut-on parler, plus de cinquante après, de « répression » et de « mise à la question » (quand il s’agit de répondre à des questions, peut-être à côté du sujet mais somme toute courtoises et finalement légitimes) ? Et faut-il à l’inverse rester coi sur des réponses de prêtres-ouvriers extraordinairement conformistes, issues d’une vulgate ou d’une rhétorique syndicale datée, et comme s’il ne s’était rien passé depuis 1954 ? Un discours sociologique revendiqué ne peut s’aligner sur la parole et les opinions d’un des acteurs.
On est encore avant le concile Vatican II (terminé en 1965). La condamnation des prêtres-ouvriers par le Saint-Office n’est qu’une parmi d’autres et on ne dira jamais assez combien l’expérience de cette Église en même temps « triomphante », en réalité au bout du rouleau, explique la virulence à venir de plusieurs générations de catholiques. Le « nouvel âge de la théologie », avec un point d’interrogation, parle en effet d’une autre subversion, celle qui suit le concile Vatican II et s’est parfois elle-même qualifiée de ce mot : subversive, forcément subversive. Elle n’a d’ailleurs pas manqué d’être vite ressentie comme telle, par le pape Paul VI, des évêques, des théologiens et des philosophes de haute volée d’abord favorables. Historiens et sociologues convoqués évitent les jugements de valeurs et tentent de rendre compte d’une « défection », de quelque chose qui se défait après le moment euphorique que fut la participation de théologiens au travail des « pères conciliaires » (des évêques du monde venus à Rome pour cette assemblée). Justement, les théologiens et la théologie avaient eu l’impression de revivre, d’être consultés et entendus après des décennies où le Magistère, identifié au pape, à la Curie et à ses théologiens consulteurs, avait considéré comme leur vertu principale l’obéissance, l’explication étroite des textes élaborés à Rome, le Saint-Office se chargeant de « réprimer » (et ce n’est pas un vain mot) les sourds et même les malentendants. Un grand malentendu : c’est aussi l’impression qu’on peut avoir en lisant ce que fut l’émancipation théologique de Vatican II, et l’histoire des conflits immédiats et sans fin qui suivirent – malgré des remises au point et au pas de toutes sortes. À certains égards, Paul VI, pape de stature respectable, exprime avec sincérité en 1967, au cardinal belge Suenens, ce qu’on pense (et pense probablement toujours) à Rome : « Tout le mal vient des théologiens. » La réalité est plus nuancée, mais il est vrai que le pape pouvait avoir cette impression après un concile dont le déroulement avait inversé le cours des choses : les vaincus ou les dominés d’avant Vatican II semblaient sortir vainqueurs, avec même un courant ou une revue de théologie (Concilium) pour donner le ton (au Magistère ?) d’une théologie ouverte, critique, parlant au « monde de ce temps ».
Il est néanmoins paradoxal de constater qu’en réclamant la création d’une Commission théologique internationale (Cti) nommée par le pape (elle existe encore de nos jours), ils se piégeaient eux-mêmes, puisque de celle-ci sortira leur principal concurrent, le mouvement et la revue Communio, soucieux avant tout de fidélité, créatrice cela va de soi, à la foi catholique exprimée par le Magistère. L’ouvrage est cependant soucieux de « donner la parole » à tous les courants : à côté des mouvances qu’on pourrait dire de centre droit et de centre gauche, il y a les extrêmes : l’opposition à Vatican II (qui recouvre en partie ce qu’on appelle l’intégrisme) et l’« extrême gauche de l’Église », dont certains militants, après 1970, contestent radicalement la théologie conciliaire elle-même, idéologie d’une institution qui n’est qu’un « appareil idéologique d’État » en quelque sorte. La théologie du Concile connaît encore de beaux jours en Allemagne et en Hollande, mais en France elle se trouve vite entraînée dans les répliques du séisme de Mai 1968, le succès des sciences humaines (sujet traité par F. Dosse, sur les exemples de Certeau et de Ricœur), la politisation de l’heure… Il y a aussi « tout le reste » de ces années dans ce livre dispersé, et dont il faudrait parler : les mouvements dans la théologie protestante (Bultmann, puis Tillich, en hausse au détriment de Barth, et un beau portrait intellectuel d’André Dumas, pilier d’Esprit à l’époque) ; l’évolution assez différente, en théologie, des jésuites et des dominicains ; les réactions désabusées, mais différentes, de deux grands thomistes, Gilson et Maritain : le premier très remonté, entre autres, contre Teilhard de Chardin ; le second qui, malgré son Paysan de la Garonne contre les excès postconciliaires, veut encore « ouvrir des portes » et « faire un peu de chemin » ; le dialogue théologique avec l’« humanisme athée » (Garaudy), avec des intellectuels musulmans, avec le judaïsme d’après la Shoah ; l’essor de « théologies sauvages » (mais il aurait peut-être mieux valu ici s’intéresser à la montée d’une « autre Asie » religieuse, celle du bouddhisme, qui remplace l’hindouisme). Curieusement, l’essor, pourtant précoce, du Renouveau charismatique (ou du pentecôtisme et du fondamentalisme), qui a des facettes théologiques et crée vite des crispations, n’est guère traité. Mais l’ouvrage est très juste dans son souci de restituer et de comprendre à la fois le pullulement des travaux et des initiatives, et le caractère provisoire, inabouti, vite déclinant, de beaucoup. L’étape suivante serait de montrer comment, sous Jean-Paul II, l’Église catholique, face à cette hydre théologique aux têtes innombrables, a fait en sorte que le magistère reprenne la main. C’est (presque) chose faite, mais à quel prix ? Même si la liberté de « penser Dieu » dans une société archi-libre n’est pas non plus créatrice et féconde par définition, comme en témoignent l’errance plurielle et la faiblesse, aujourd’hui, de la théologie protestante alors que les fondamentalismes triomphent sur le terrain, la question demeure : faut-il que le magistère (le pape, éventuellement des évêques) définisse le périmètre de la théologie de l’Église catholique ? Si on allègue les Pères de l’Église, à la fois évêques et théologiens, la moindre des choses serait de souligner aussi de leur liberté de penser et de parler, et la vigueur de leurs débats. Ils n’étaient tout simplement pas aux ordres de Rome, si important que soit le « siège de Saint-Pierre ».
Jean-Louis Schlegel
Alain Montandon. LES YEUX DE LA NUIT. Essai sur le romantisme allemand. Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2010, 460 p., 30 €
Une nuit n’est jamais identique à une autre et aucune culture ne l’appréhende pareillement. C’est dire si l’exploration nocturne qu’Alain Montandon consacre à la nuit des romantiques allemands, après avoir examiné les traits de savoir-vivre, fréquenté les salons, fêté l’anniversaire, toujours en partant des œuvres littéraires et plus particulièrement celles des XVIIIe et xixe siècles, corrige bien des idées reçues et nous donne à voir autrement cette période sans jour – la nuit – qui inquiétait tant nos ancêtres du Moyen Âge, par exemple, car ils n’y voyaient goutte…Alain Montandon s’attarde sur la nuit vue par les romantiques allemands – c’est son corpus –, mais de fait, il mentionne également d’autres auteurs ou d’autres peintres, anglais ou français, car dès la fin du XVIIIe siècle, c’est toute l’Europe qui s’équipe en éclairage public, provoquant une nouvelle culture du regard. Les innovations de Lavoisier, Argan, Lebon et quelques autres chimistes et inventeurs facilitent l’éclairage des villes, ce qui va modifier les horaires des citadins et provoquer de nouvelles sociabilités.
Ce n’est pas là l’objet étudié par l’auteur, plus intéressé par ce que la nuit – et donc le sommeil, l’extase, le rêve, la sexualité, la solitude, etc. – inspire aux poètes, d’où des chapitres bien documentés, sur Novalis, Hölderlin, Jean-Paul, Tieck. Il traite aussi de la manière dont la médecine et la psychologie considèrent la nuit (le rêve et son interprétation, le somnambulisme, le magnétisme…) et influencent la littérature comme, par exemple, les Nachtstücke qu’Hoffmann va propager. L’auteur consacre un long chapitre, original, sur le poète des « nuits indécises », Joseph von Eichendorff. Celui-ci trouve dans la nuit la promesse du matin, l’antichambre de l’aube, « plus que d’une aurore, note Alain Montandon, le matin est le moment de la résurrection quand le premier rayon de lumière de la grâce touche en un éclair le sombre paysage nocturne endormi ».
Le chapitre dix est absolument passionnant, il s’intitule « Peindre la nuit » (et heureusement comprend de bonnes reproductions des tableaux commentés). Clair de lune de Claude Joseph Vernet, Incendie derrière une tour au bord de l’eau de François Louis Antoine Du Périer, Die Nacht de Karl Friedrich Schinkel, Arions Meerfahrt de Philipp Otto Runge, sont décrits et finement analysés. Évoquant quatre dessins sur quatre moments de la journée, Philipp Otto Runge, précise :
Le matin, c’est l’illumination sans limite de l’univers. Le jour, c’est la formation sans limite des créatures qui emplissent le monde. Le soir, c’est l’anéantissement sans limite de l’existence dans l’origine de l’univers. La nuit, c’est la profondeur sans limite de la connaissance de l’existence indestructible de Dieu. Telles sont les quatre dimensions de l’esprit créé (mars 1809).
Bien sûr, Caspar David Friedrich bénéficie d’un traitement de faveur, non seulement pour la nuit éclairée par les étoiles et la lune (la promenade au clair de lune, entre amoureux, date de cette période), mais aussi les heures du jour et de la nuit, qu’il peint, en révélant toujours la lumière cachée qui émane de ces « moments » choisis si particuliers.
La disparition de la lumière, remarque Alain Montandon dans sa conclusion, et la plongée dans de nocturnes ténèbres a toujours été une expérience pleine d’angoisse, qui n’est pas sans réveiller d’archaïques appréhensions, à commencer par la peur du noir.
À une époque où les éclairages se sécularisent, où la lumière devient un objet de consommation et où tout est fait pour la faire advenir, qu’il s’agisse du Palais de cristal de Londres en 1851, du culte du plein air, de la photographie, du développement extraordinaire des sources lumineuses tant publiques que privées, où toute la vie quotidienne se trouve transformée, le fantasme des ténèbres n’en devient que plus profond.
Dorénavant, avec le télescopage des heures que les « technologies nouvelles de l’information et des télécommunications » produisent, la nuit n’est plus bornée, elle empiète sur le jour en une indescriptible confusion des temporalités et des rythmes. La société de consommation avait supprimé les fruits et légumes de saison, la société communicationnelle raye la différence entre le jour et la nuit. Les poètes – du moins ceux qui restent – ont-ils encore des mots pour dire les sentiments et les émotions que chacun éprouve lorsque le jour s’estompe et laisse la place à la nuit, de plus en plus noire ? Cultiver la spécificité de la nuit revient à reconnaître au jour ses qualités, on mesure mieux ainsi ce qu’une culture peut perdre en les rendant indistinctes…
Thierry Paquot
Denis Podalydès, Raphaël Gaillarde. ÉTRANGES ANIMAUX. Simul et singulis. Arles, Actes Sud, 2010, 160 p., 29 €. Denis Podalydès. LA PEUR MATAMORE. Paris, Le Seuil-Archambaud, 2010, 174 p., 15 €
Denis Podalydès, comédien et pas des moindres, regarde toujours vers la scène comme s’il ne pouvait pas la quitter et qu’il y vivait comme Jouvet ou Barrault hier. Sur la scène, il y a des comédiens qui composent à leur manière un bestiaire : « Les étranges animaux à conduire que des comédiens » écrit déjà Molière dans l’Impromptu de Versailles. Après Voix off (compte rendu dans le numéro de novembre 2008 d’Esprit) où il mettait en scène des comédiens en fonction de leur voix, autant de paysages émanant du corps, il vient de publier deux ouvrages : le premier porte sur la troupe du Théâtre-Français qui est la sienne, et le second sur les liens entre Matamore et le matador/toréador, deux personnages fort contrastés dont il se veut proche.
Repérant de nombreuses photographies, celles des Fables de la Fontaine (montées par Robert Wilson où les comédiens jouent des animaux et en ont revêtu les oripeaux), celles des spectacles qu’il a lui-même mis en scène (Cyrano devenu un classique grand public et le subtil et délicat Fantasio de Musset), il rend hommage à des comédiens de la troupe. À tous, à ceux qui sont morts mais hantent toujours la scène, à ceux que la troupe a exclus sans crier gare…Les textes sont ciselés, médités, rigoureux, ils décrivent des ondulations, des mouvements corporels, des sommeils, des oublis de soi, des envers de la scène. Ce qui retient le comédien Podalydès, c’est la vie de l’acteur de l’autre côté de la scène, côté jardin, cintres et coulisses, là où les comédiens attendent de passer en scène. Fascine dans les photos commentées par lui l’ambiance même du théâtre avant de passer en scène ou avant que le spectacle commence. D’où la découverte de ce qu’est « la salade », ce moment « intermédiaire » entre deux spectacles (quatre spectacles en alternance au Français en moyenne). Si l’on connaît le rideau ou les trois coups, on peut en revanche difficilement assister à la salade si l’on n’appartient pas à la troupe :
Ce moment précis où l’on démonte un décor pour en monter un autre […] en mouvement perpétuel, contradictoire et apparemment combiné, hommes et choses, tout va un chemin enchevêtré, impossible à suivre dans sa trajectoire illisible et pourtant savante […] Tapissiers, machinistes, accessoiristes et habilleuses, ouvriers ordinairement cachés, tous jouent l’étrange pièce du changement, de l’instabilité multiple. Seuls les comédiens ne se produisent pas dans ce gigantesque drame aux scènes simultanées. Et cela sans public, devant la salle quasi vide.
Voilà ce qui fascine :
Être seul ou presque à suivre une si prodigieuse mise en scène, cet agencement si continu, si radical, si parfaitement, infiniment fluide et paisible.
Si les comédiens vivent sur la scène, il y a pourtant d’autres scènes que les scènes de théâtre. Et, dans le sillage de l’écriture d’un journal et de textes précédents, l’écrivain Podalydès raconte sa passion (à distance de tout débat pour ou contre le spectacle tauromachique) pour les grands toréadors. Hanté par ce monde qui ruse avec la bête et donc avec la mort, il parle du toréador à partir de l’anti-toréador par excellence, le Matamore de Molière dans l’Illusion comique, personnage qu’il a interprété : Matamore est dans le fantasme, il fait semblant d’avoir peur alors que le toréador risque la mort.
Dans tout matador, il y a un Matamore. Sans Matamore, pas de matador. Il faut être un fou s’inventant mille exploits impossibles pour oser se tenir droit et debout, ventre offert, pieds joints devant un taureau de combat […] Matamore est le vent, la nuée, en quoi il se métamorphose, au passage de la bête.
Mais il ne faut pas se contenter de cette opposition car le comédien ruse avec la peur, il est là pour retourner la peur en capacité de se transcender. Tel est Matamore :
J’invoque Matamore, qu’il me permette de pousser loin ma rodomontade, qu’elle ensevelisse ma peur, ou la convoque et la pare, qu’elle en fasse un chant, que je disparaisse dans sa gloire négative, dans sa splendeur comique, et qu’il fasse de ma peur un exemple réjouissant, un chapitre de roman.
Quelle que soit la scène, c’est bien une conversion de la peur qui a lieu quand on s’expose. Et que fait le comédien sinon s’exposer même s’il préfère à l’occasion regarder vers les cintres et vers la troupe ? Là où il n’y a plus de public et plus de lumières, là où on ne risque plus rien tout en étant en plein théâtre.
Olivier Mongin
Brevès
Lucien Jaume. QU’EST-CE QUE L’ESPRIT EUROPÉEN ?. Paris, Champs, coll. « Essais », 2010, 176 p., 8 €
Dans ces pages inédites, fort éclairantes et jamais pesantes, directement publiées en poche, l’auteur fait écho à ses travaux antérieurs (voir la reprise de la Liberté et la loi de 2000 sous le titre des Origines philosophiques du libéralisme, dans la même collection, en 2010). Ne se satisfaisant pas d’une approche académique, il s’efforce ici de répondre à des débats qui traversent notre présent. S’interrogeant sur l’Europe, il ne s’attarde pas sur la question de l’identité ou sur celle des valeurs spécifiques (faut-il les reconnaître ou non dans une charte ?), il n’alimente donc pas le débat sur l’universalisme et le relativisme, et constate que l’Europe n’est pas « postnationale » puisqu’elle correspond à une tentative de fédérer des États-nations. Ainsi traverse-t-il des pensées inaugurales de la modernité européenne (Locke, Nicole, Donat, Smith) afin d’en souligner l’esprit et de cerner notre héritage idéologique. À quoi renvoie cet esprit ? Essentiellement à deux pôles : le pôle de la liberté, de l’individualité d’un côté et l’instance de l’autorité légitime de l’autre. « D’où ce fil conducteur : le principe fécond en Europe est le retour de l’esprit sur soi, attitude visant à se former, se transformer et s’enrichir. Mais “Connais-toi toi-même” veut dire aussi : fais-le à partir d’une règle, d’un repère d’universalité, d’une autorité de référence que tu reconnais afin que l’autonomie intellectuelle se réalise progressivement et avec fruit. » Or, c’est sur cette base que doit être reposée la question d’une Constitution pour l’Europe. Ce qui le conduit finalement à porter un regard inattendu sur le devenir immédiat de l’Europe qui dispose d’une force juridique et d’un flou politique qui ne sont pas une tare définitive. Il ne reste alors qu’à cultiver l’esprit européen dans un monde qui ne se décline plus « à l’européenne. »
O. M.
Hakim El Karoui. RÉINVENTER L’OCCIDENT. Paris, Flammarion, 2010, 242 p., 17 €
Géographe et longtemps conseiller politique (Jean-Pierre Raffarin, Ségolène Royal…), aujourd’hui banquier d’affaires, Hakim el Karoui accompagne des réflexions qu’on peut lire sous la plume de François Heisbourg depuis plusieurs années (voir la Fin de l’Occident) ou dans Esprit (voir « Un monde au pluriel », octobre 2010). L’Occident ne finalise plus l’histoire mondiale alors même que la mondialisation, qui n’est pas uniquement une « affaire économique », est à l’origine de tendances lourdes dont les conséquences sont diverses en fonction des pays et des continents. Dans ce contexte globalisé, chaque monde réagit différemment en fonction de sa culture politique et de son histoire. Ce que montre El Karoui à propos du monde arabo-musulman qui est un partenaire potentiel de l’Occident à la différence de la Chine qui est en passe de reconstruire une Grande Muraille économique. De cela, il ressort que l’Europe, n’ayant pas perdu ses valeurs, devrait avoir l’ambition d’inscrire dans son histoire et dans sa géographie sa capacité de réplique à la mondialisation. D’autant que la Chine impose un capitalisme autoritaire (« La Chine est la chance de l’Occident : en imposant la réciprocité à la Chine, l’Occident prendrait la place qui doit être la sienne aujourd’hui dans le concert international : répondre plutôt que de prendre l’initiative, attirer à lui de nouvelles alliances par sa force d’attraction plutôt que d’en énoncer les valeurs et ne pas les respecter »), et que les pays démocratiques émergents (le Brésil par exemple) oublient que la stabilisation européenne reposait sur un État-providence qui se délite. S’ouvrir à la mondialisation, c’est faire respecter des valeurs que l’Occident risque de brader s’il ne croit qu’aux dogmes du marché et de la science.
O. M.
Thierry Sanjuan et Pierre Trolliet. LA CHINE ET LE MONDE CHINOIS. Une géopolitique des territoires. Paris, Armand Colin, 2010, 384 p., 34, 50 €
En décrivant l’évolution des territoires chinois (districts urbains, provinces, régions autonomes), indissociable de déplacements géographiques des populations et d’une dynamique démographique inégalée (Chongqing, la ville créée de toutes pièces au centre du pays pour répondre à la construction du barrage des Trois gorges sur le Yang Tze atteint déjà 32 millions d’habitants), cet ouvrage souligne le poids de l’État chinois dans cette réorganisation des territoires qui rompt de facto avec l’esprit anti-urbain de la Révolution paysanne maoïste. Si la libéralisation étatique du foncier accompagne la privatisation de l’économie, elle ne renforce cependant pas l’autonomie politique des grandes métropoles urbaines (celles-ci ont des histoires singulières liées à la période des comptoirs coloniaux comme c’est le cas de Shanghai). Si le pays vit à l’heure de la globalisation économique, il se démarque de sa traditionnelle vision du monde (la Chine comme « milieu du Monde », ce qui correspond à la conception impériale sinocentrée) pour valoriser le développement des grandes métropoles du littoral et un urbanisme diasporique. Dans cette optique, une première vision du monde (« La mondialisation sinocentrée tient la Chine pour organisateur cosmologique, culturel et politique du monde depuis la Capitale du pays et la plaine du nord. Ce schéma gradue le territoire chinois selon une topographie symbolique : la Cité interdite abritant le pouvoir impérial, la Grande Muraille protégeant la Chine des “Dix-huit Provinces”, les marges périphériques et tributaires faites de déserts et de montagnes. En cela, la Chine trouve ses limites dans les extrêmes de la nature : le froid et la glace du nord-est, les déserts au nord et au nord-ouest, les montagnes – parmi les plus hautes du monde – à l’ouest et au sud-ouest, et la mer au sud et à l’est ») laisse la place à une double vision du monde distincte : une mondialisation par les réseaux et une mondialisation par les grandes villes littorales (« La mondialisation par les réseaux renvoie à une conception réticulaire qui relie les provinces méridionales aux communautés chinoises d’outre-mer, localisées en Asie du Sud-Est, dans les pays neufs de la fin du XIXe siècle et les chinatowns de l’Occident. La mondialisation par les métropoles littorales est une conception métropolitaine et côtière, où les grandes villes littorales, souvent héritière des concessions ou colonies étrangères comme Shanghai ou Hong Kong, servent d’interfaces polarisantes intégrant l’ensemble chinois au système-monde »). Ainsi la Chine, acteur décisif de la globalisation en cours, a modifié sa conception du monde aux dépens de la vision sinocentrée de son rapport au monde. Loin de se limiter à l’économie, la mondialisation a un sens « historique » et « géographique » puisque les pays et continents en voie de mondialisation transforment leurs propres représentations et visions du monde.
O. M.
Christian Topalov, Laurent Coudroy de Lille, Jean-Charles Depaule et Brigitte Marin (sous la dir.) L’AVENTURE DES MOTS DE LA VILLE. Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, 1 568 p., 39 €. Olivier Christin (sous la dir. de) DICTIONNAIRE DES CONCEPTS NOMADES. Paris, Métailié, 2010, 464 p., 28 €
Les dictionnaires se multiplient aujourd’hui et ils sont souvent de qualité dans l’édition française. Voilà deux dictionnaires qui, sans s’être concertés, convergent dans l’idée qu’il est difficile d’établir des dictionnaires parce que le choix des mots est déterminant. Dans le cas du langage urbain, les mots voltigent et nombreux sont les auteurs qui, dans le domaine de l’urbanisme, commencent par un glossaire (tout comme Ildefonso Cerda en 1857 déjà, avec son Traité de l’urbanisation, David Mangin ou Philippe Panerai…). Si le langage technique et juridique l’emporte, on comprend mieux la porosité et le caractère voyageur des mots grâce à ce dictionnaire des mots de la ville qui montre qu’ils sont tous nomades, comme des espaces sémantiques en métamorphose permanente. Qu’il suffise de lire les entrées comme Metropolis (terme utilisé comme inédit aujourd’hui !), Funduk, Ciudad, Capitale, Mobile home, dont le choix fait également comprendre que les mots voyagent d’une langue à l’autre, rappelant ainsi que l’imaginaire et le langage sont des acteurs de l’urbain. Plus classique et moins original au premier abord, le dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines montre le flou et l’imprécision de notions sur lesquelles on feint de s’accorder. Ce qui n’est pas sans peser sur les conditions de la délibération scientifique et sur les débats publics. Les exemples pris sont quelque peu inattendus (Administration, Avant-garde, Cacique, Confession, Droit musulman, Frontière, Laïcité, Intellectuels, Moyenne, Opinion publique…), ce qui renforce l’intérêt de ce travail collectif. Bref, le genre Dictionnaire s’interroge sur lui-même à travers les mots de manière fort originale et pertinente, parfois ludique.
O. M.
Philippe Urfalino, Martha Zuber (sous la dir. de). INTELLIGENCES DE LA FRANCE. Onze essais sur la politique et la culture. Paris, Presses de Sciences Po, 2010, 264 p., 22 €
Comme le titre ne l’indique pas, ce volume correspond à des « mélanges offerts » à Pierre Grémion, dont les diverses dimensions du travail sont présentées en quatre parties. Un premier ensemble concerne la confrontation au regard américain sur la démocratie française (Stanley Hoffmann et Suzanne Berger) et la difficile émancipation de la gauche hexagonale visà-vis de la passion révolutionnaire et des schémas intellectuels communistes (Marc Lazar). Sur l’autre versant géographique, c’est le rapport au monde communiste qui est interrogé, dans le fil du travail de Grémion sur les relations entre Paris et Prague et le rapport à la dissidence (Jacques Rupnik) puis la difficulté à maintenir un lien avec les intellectuels de la nouvelle Europe après 1989 (Pierre Hassner). Cela conduit, dans le troisième temps, aux interventions d’Olivier Mongin et de Goulven Boudic qui interrogent l’intérêt de Pierre Grémion pour les particularités françaises de la vie intellectuelle. Enfin, la dernière partie permet de confronter les recherches de Grémion sur la décentralisation (Jack Hayward), le service public (Antoine de Tarlé) ou la politique de la recherche (Catherine Vilkas) aux derniers « avatars de l’État modernisateur » dans ces domaines. L’introduction de Philippe Urfalino (qui était parue dans le numéro de février 2010 d’Esprit) permet de montrer l’unité de questionnement qui préside à cette recherche aux voies multiples et de célébrer son actualité pour éclairer le présent.
M.-O. P.
Sébastien Marot. L’ART DE LA MÉMOIRE, LE TERRITOIRE DE L’ARCHITECTURE. Paris, Éditions de la Villette, 2010, 144 p., 14 €
L’auteur de cet opuscule, souvent cité mais devenu introuvable, est à l’origine d’une expression, « le site précède le programme », qui a fait florès dans certains milieux de l’urbanisme et de la création paysagère. La notion de site, réfractaire à l’opposition entre un centre-ville et une périphérie, « envisage » l’espace urbain en fonction d’un territoire large qui n’est pas aspiré par un centre mais fait coexister des espaces multiples. D’où la prise en compte d’un « sub-urbanisme » qui se distingue du « suburbain » anglo-saxon – à savoir les périphéries successives, les suburbs – et renvoie à une conception approfondie du territoire renvoyant à plusieurs caractéristiques : « Le sub-urbanisme pointe vers un tiers état du territoire, celui qui se situe entre ville et campagne, celui où nous passons une grande partie de nos existences. Il met en question le concept d’un urbanisme rivé sur la ville centre. Il identifie la suburbia comme la patrie de l’architecture de paysage. Il fait signe vers le substrat de nos pratiques d’aménagement et montre le site, le paysage comme l’infrastructure dont le sens est engagé dans tout projet. » Cette appréhension du site s’accompagne de quatre dispositions susceptibles de guider le travail de l’urbaniste : « La mémoire ou anamnèse des qualités du site, la vision du site comme processus, la lecture en épaisseur, et non seulement en plan, la conception du site comme champ de relations et non pas comme arrangement d’objets. » Les quatre chapitres destinés à éclairer les ressorts multiples du sub-urbanisme portent successivement sur un ouvrage – l’Art de la mémoire – de Frances Yates, sur la relecture de la métaphore romaine par Freud (Rome comme ville palimpseste), sur le récit d’un artiste américain, Robert Smithson, qui s’aventure en 1967 dans ce qu’il appelle un « non-site » (des friches en tous genres qui ne sont pas moins un territoire suburbain), et sur l’examen d’un petit parc réalisé par G. Descombes dans une banlieue de Genève. Par ailleurs Sébastien Marot annonce qu’à sa formule, « le site précède le programme », il faut ajouter son envers, « le programme précède le site ». C’est énoncer un lien (objet des travaux actuels de l’auteur) entre le sub-urbanisme et un sur-urbanisme qui est l’urbanisme contemporain décontextualisé version Koolhas. Ce qui est moins évident…
O. M.
François Begaudeau, Joy Sorman. Parce que ça nous plaît. L’invention de la jeunesse. Paris, Larousse, 2010, 265 p., 17 €
F. Begaudeau a été remarqué par le public avec son roman Entre les murs (2006). Le film du même nom, adapté du livre, a obtenu la Palme d’or au festival de Cannes en 2008. Le jeune prof de collège talentueux – Begaudeau lui-même – qui réussit avec une classe de la diversité : que demander de plus ? J. Sorman est l’auteur de Boys, boys, boys, un roman présenté comme autobiographique (?), où elle défend les filles qui tiennent la dragée haute aux garçons, au lit et ailleurs. Tous deux sont devenus de ces écrivains people que divers médias de gauche et de droite – télévision, radio, et toute la palette de la presse – adulent et se font un devoir d’inviter et de chouchouter. Ils sont beaux, intelligents, riches probablement. Le problème : restent-ils jeunes ? Oui et non. Oui pour nous, les vieux, mais pas pour eux : bientôt quadragénaires, ils sentent (et verront bientôt dans leur miroir) que leur jeunesse s’envole irrésistiblement, mais s’y accrochent comme des morts-de-faim et le disent, dans un livre qui ne vaudrait pas une minute de peine s’il ne représentait la caricature de ce que le narcissisme « bobo » peut produire. Comme ils ne manquent pas d’empathie pour les jeunes, ils font certes assez bien saisir, d’une double plume lourde cependant, l’idiosyncrasie de la jeunesse et surtout de l’adolescence actuelle. Mais tout en se mettant eux-mêmes en scène et à l’abri de cautions intellectuelles (Nietzsche…), ils louent sans retenue tous les côtés anomiques (découvertes corporelles, fun – rires en bandes, humour, dérision –, mais aussi drogue, sexe, alcool, conduites suicidaires) des adolescents, où ils voient l’apogée de la « vie » (au sens d’un vitalisme), et fustigent les pères-la-morale de tout poil et la « haine structurelle des intellectuels » envers les jeunes (Badiou et Finkielkraut, dont l’alliance « objective » est confirmée depuis il est vrai, sont en bonne place dans leurs cibles). La bonne nouvelle de Begaudeau-Sorman, c’est que la jeunesse, ou plutôt l’adolescence, est le zénith indépassable de la vie, l’instant d’éternité solaire, forcément solaire. Alors que les 25 ans sont déjà des vieux pour ceux qui en ont 18, que voilà un constat encourageant ! Dans les mensonges d’une société sur elle-même, on fait difficilement mieux.
J.-L. S.
En écho
MÉGALOPOLIS – Si le Grand Paris est vécu par beaucoup des acteurs et des institutions comme un quasi-échec (il dépend aujourd’hui du ministère de l’Espace rural !), il reste quand même de bonnes surprises. Ainsi de jeunes journalistes viennent de créer Nouveau mégalopolis, le magazine du Très grand Paris, qui n’hésite pas à fouiller, à faire des enquêtes et à démonter les institutions. Dans le numéro 3 (octobre-novembre-décembre, disponible en kiosque), on lira une enquête sur les syndicats intercommunaux ou interdépartementaux aux budgets gigantesques (eau, ordure, électricité, gaz…) qui sont confiés à des entreprises bien connues comme Veolia, Gdf-Suez et Edf… On lira également un dossier sur la multiplication des églises évangéliques dans la région parisienne. Faut-il croire que le mal habiter oblige à puiser dans ce que d’aucuns appellent toujours l’opium du peuple ?
ISTANBUL – Urbanisme (septembreoctobre 2010) publie un dossier sur la ville d’Istanbul qui rappelle son plan directeur, et deux textes de Jean-François Pérouse sur « La durabilité en danger » et sur les cinq raisons d’un éventuel déclassement Unesco. Voir aussi dans Les Cahiers (juin 2010, no 155) le dossier sur « Les villes face à l’insécurité ».
L’APRÈS-CRISE – On lira dans Le Débat (no 161, septembre-octobre 2010) les réflexions des deux plumes, Jean-Luc Gréau (« Le rétablissement ou la rechute ? ») et Paul Jorion (« De la chute à l’apaisement ? »), qui suivent l’économie pour la revue.
CINÉMA – Trafic, la revue fondée par Serge Daney, propose des textes sur Rohmer, Kiarostami, Godard, Hou Hsiao Hsien qui sont des textes permettant de revoir le film. Ce n’est pas pour rien que cette revue austère car sans images (comme toute revue !) nous rappelle que la vision des films appelle une écriture, une réflexion écrite (no 75, automne 2010, P.O.L.).
ÉCONOMIE – Fondé en 1980 par Denis Clerc, le mensuel Alternatives économiques vient de fêter ses 30 ans. Son numéro d’octobre 2010 propose un regard rétrospectif sur cette période : travail et chômage, transformations de la famille, question urbaine, essor de la consommation, chute du communisme, montée de l’Asie, démesure de la finance, migrations, développement et écologie : chaque mise au point est suivie par un court entretien avec un spécialiste du sujet. L’ensemble est illustré par les photos, pertinentes et décalées, de Raymond Depardon.
MOUNIER – Pour son numéro 100 (octobre 2010), le Bulletin des Amis d’Emmanuel Mounier propose une collection de textes rares ou introuvables du fondateur d’Esprit qui permettent à la fois de mieux comprendre son parcours, sa personnalité, les conditions de la naissance de la revue (un texte de décembre 1944 dessine « les cinq étapes » de la revue), l’importance de Péguy et de Bergson, son rapport au catholicisme et au socialisme (Association des Amis d’Emmanuel Mounier, 19, rue Henri Marrou, 92290 Chatenay-Malabry, www.em manuel-mounier.com).
GÉNÉRATIONS – Alors que le débat sur la réforme des retraites a conduit à remettre la solidarité entre les générations au cœur des incertitudes de notre contrat social, la revue Approches s’interroge sur « ce qui circule entre générations », en consacrant un ensemble à « Don, dette, transmission » avec notamment François Hartog, Marcel Hénaff, Nathalie Sarthou-Lajus, Bernard-Marie Dupont et Guy Samama (no 143, été 2010, 10 €, Centre documentation recherche, 104, rue de Vaugirard, 75006 Paris).
Avis
« Esprit public », rencontre publique à la mairie du 3e arrondissement de Paris, en partenariat avec la mairie du 3e, la fondation Terra Nova et Alternatives économiques, poursuit son programme et recevra le mercredi 17 novembre 2010 Louis Schweitzer, ancien président de la Halde : « Égalité des chances et inégalités », puis, le jeudi 16 décembre, Jean Peyrelevade qui fera le point sur la « Dette publique : peut-on encore préparer l’avenir ? » (19 h-21 h, salle Odette Pilpoul, mairie du 3e, 2, rue Eugène-Spuller, 75003 Paris, renseignements : 01 53 01 75 45).
L’Association des philosophes chrétiens (président, Francis Jacques) tiendra son colloque annuel le samedi 27 novembre, de 9 h 30 à 18 h, à l’Institut catholique (21, rue d’Assas, Paris 6e, salle B07) : « Qui es-tu ? Singularité, relation, identité personnelle ». À la croisée de l’éthique philosophique et de l’éthique chrétienne de la personne. » Ouverture : André Jacob. Problématique : Francis Jacques. Intervenants : A. Baudart, C. Brunier-Coulin, G. Coq, J. Duponcheele, F. Jacques, P. Magnard. Pas d’inscription préalable. Participation à prévoir : 15 € (5 € pour les étudiants). Contact : plotbern adette@yahoo.fr
Le fonds Ricœur organise une journée de réflexion consacrée à « Paul Tillich et Paul Ricœur : le courage et l’angoisse », avec André Gounelle, Élisabeth de Bourqueney, Olivier Abel et David Leduc-Tiaha, le lundi 15 novembre 2010 dans l’amphithéâtre de la Faculté protestante (Paris, 14e), renseignements et inscriptions : secretariat@iptheologie.fr
À Marseille, le musée des Civilisations d’Europe et de Méditerranée (Mucem) et la bibliothèque de l’Alcazar présentent le 2e mardi de chaque mois, à 18 h 30, à la bibliothèque de l’Alcazar, les « Mardis du Mucem » conçus et animés par Thierry Fabre. Au cours du prochain semestre : 9 novembre : « Un bréviaire méditerranéen pour le XXIe siècle » par Predrag Matvejevitch ; 14 décembre : « Europe et Méditerranée à l’horizon 2030 » par Kalypso Nicolaïdis ; 11 janvier : « Méditerranée, questions d’histoire » par Henry Laurens.
Esprit a ouvert une page sur un réseau social en ligne (www.facebook.com) : c’est un moyen de faire connaître et de diffuser largement des informations sur les activités de la revue, au-delà des cercles de nos lecteurs réguliers et de nos abonnés. Faites connaître cette page pour lui donner plus de visibilité !
Le mois prochain, il nous faudra revenir sur les choix des pays européens en matière budgétaire. Si, dans un premier temps de la crise, on a pu se féliciter de voir l’État intervenir pour répondre aux dysfonctionnements des marchés, les déficits publics qui en résultent pèsent désormais sur les choix politiques de demain. Ces mêmes marchés financiers qui craignaient que les États les abandonnent à leur sort marquent maintenant leur défiance devant un endettement excessif. Comment sortir de cette impasse ? Faut-il vraiment prendre des décisions drastiques de réduction des déficits publics, en coupant dans les dépenses sociales et les budgets de fonctionnement de l’État, au risque de désorganiser les services publics et de briser la consommation des ménages ? Comment se coordonner à l’échelle européenne ? Comment maintenir une ouverture des choix démocratiques alors que la « contrainte extérieure », européenne ou non, se présente à nouveau comme un argument sans réplique ?
Par la suite, nous reviendrons sur les débats sur la place de l’histoire dans nos sociétés, à travers les commémorations et la place accordée à la mémoire. Nous consacrerons aussi prochainement un dossier à l’œuvre de Claude Lefort et aussi à Cornelius Castoriadis, son complice de « Socialisme ou barbarie ». Nous n’oublierons pas de saluer le travail de Mohammed Arkoun qui a aussi disparu récemment et dont le travail sur la pensée arabe et le rôle de médiation restent plus que jamais d’actualité.
- 1.
Sebastian Haffner a témoigné, d’un point de vue résolument antinazi, de l’importance de ces tumultes sur les jeunes consciences de l’époque (voir S. Haffner, Histoire d’un Allemand, Paris, Actes Sud, 2003).
- 2.
Sur ce dernier, qui réussira à faire oublier son passé de doctrinaire en militant dans le parti libéral ouest-allemand après 1945, voir l’excellente biographie d’Ulrich Herbert, Werner Best. Un nazi de l’ombre, Paris, Tallandier, 2010.
- 3.
Voir Götz Aly et Suzanne Heim, les Architectes de l’extermination, Auschwitz et la logique de l’anéantissement, Paris, Calmann-Lévy, 2006. Le principal livre de cet auteur (Endlösung, Völkerverschiebung und der Mord an den europäischen Juden, Fischer, 2005) n’a malheureusement pas été traduit en français.
- 4.
Voir Denis Crouzet, les Guerriers de Dieu, la Violence au temps des troubles de religion, Paris, Champ Vallon, 1990.
- 5.
Jacques Krynen, l’État de justice, France xiiie-xxe siècle. L’idéologie de la magistrature ancienne, Paris, Gallimard, coll. « Nrf », t. 1, 2009.
- 6.
Sur ces auteurs et plus généralement la littérature des récits de procès dans la longue durée, voir D. Salas et S. Humbert, la Chronique judiciaire. Mille ans d’histoire, Paris, La Documentation française, coll. « Histoire de la justice », 2010.
- 7.
Pascale Robert Diard et Didier Rioux (sous la dir. de), Le Monde, les grands procès, 1944-2010, Paris, Les Arênes, 2010.
- 8.
Grande ville carrefour du Sud-Liban, dont la majorité des habitants est chiite. Au début du récit, qui fait un flash-back sur l’enfance de Kamleh (vers les années 1930), ce n’est encore qu’un grand village, célèbre par son marché.
- 9.
L’indice le plus révélateur est qu’on compte quatre femmes au gouvernement libanais, et trois d’entre elles remplacent des hommes absents : veuve, orpheline, de politiciens assassinés, et épouse d’un ex-prisonnier politique. Par ailleurs, la femme libanaise se bat encore pour avoir le droit de naturaliser son époux et ses enfants.
- 10.
Pour les amis de la messe en latin (mais peut-être pas du latin tout court), signalons deux fautes qui ressemblent plus à des barbarismes (répétés) qu’à des coquilles : non pas sanio pars mais sanior pars, p. 49, et non pas bonum universiae, mais bonum universale, p. 105.