Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Staline sur le tableau « Le matin de notre patrie », par F. Chourpine (1949)
Staline sur le tableau « Le matin de notre patrie », par F. Chourpine (1949)
Dans le même numéro

La Russie face à son passé

février 2017

L’année 2017 - celle du centenaire des révolutions de 1917, mais année aussi des 80 ans de la grande terreur stalinienne de 1937-1938 - a mis Vladimir Poutine au défi d’une réécriture de l’histoire nationale, établissant une continuité entre grandeur impériale, puissance soviétique et ambition contemporaine.

Il y a un siècle, Lénine, Trotski et quelques autres attendaient l’avènement d’une révolution ouvrière et paysanne mondiale dont ils virent les signes dans les soulèvements dans les tranchées, puis plus tard dans la révolution allemande et hongroise. Ils étaient dans l’espoir d’un monde internationaliste, où les frontières se déliteraient et s’effaceraient dans un grand mouvement d’unité des prolétariats mondiaux. Ils virent les signes de cette révolution tout en cherchant à la provoquer, intervenant pour soutenir ici ou là les ébauches de mouvements révolutionnaires réprimés dans le sang, en finançant des partis naissants, en publiant brochures, appels et proclamations largement diffusés dans les langues des pays qui leur semblaient essentiels pour soutenir ce mouvement (France, Angleterre, Allemagne). Ils se voyaient écrire une page de l’histoire qui relierait les mouvements ouvriers du xixe siècle, les révolutions diverses et leur histoire contemporaine.

Aujourd’hui, Vladimir Poutine attend l’avènement d’une révolution conservatrice mondiale, sociale et politique dont il serait l’un des moteurs. Sociale, fondée sur la remise à l’ordre du jour de valeurs morales familiales, traditionalistes et religieuses. Politique, fondée sur l’émergence de pouvoirs autoritaires. Il est dans l’espoir d’un monde d’États séparés les uns des autres par des frontières. Quand Lénine s’intéressait avant tout à l’Europe, perçue comme le creuset des mouvements révolutionnaires, Vladimir Poutine cherche de nouvelles alliances et souhaite une Europe éclatée en nations bien distinctes et affaiblies. Il est attentif aux signes d’un tel avènement, il soutient les mouvements d’extrême droite en Europe, ou plus largement les mouvements europhobes, les mouvements traditionalistes et conservateurs, en Europe comme aux États-Unis, et les pouvoirs autoritaires.

Il développe pour cela un discours rejetant, à l’intérieur de la Russie, toute confrontation sociale pour appeler à une forme de consensus et d’unité nationale autour de sa personne. À cette unité, il oppose l’hostilité des puissances étrangères, essentiellement occidentales. Il se voit écrire une histoire nationale qui établit une continuité entre grandeur impériale, puissance soviétique et ambition contemporaine, en reconstruisant une filiation entre les diverses autorités qui se sont succédé et en affirmant la permanence des valeurs sociales qu’il défend.

L’écriture d’une telle histoire est sans aucun doute une tâche difficile, celle de traiter ainsi d’un passé qui fut surtout marqué par des ruptures et des confrontations, des violences qui touchèrent toutes les populations, de l’Empire russe à l’Union soviétique, des sociétés marquées par des contradictions extrêmes. Cette difficulté surgit avec encore plus de force cette année 2017, année du centenaire des révolutions de 1917 (ou de la révolution, si l’on considère que février et octobre font partie d’un même mouvement), mais année aussi des 80 ans de la grande terreur stalinienne de 1937-1938 qui emporta, fusillées, plus de 600 000 personnes et en envoya des centaines de milliers en camp. Elle surgit aussi à l’approche de la célébration par nombre d’États issus de l’Urss, Ukraine, États baltes, de leur indépendance plus ou moins éphémère en 1918.

L’embarras des autorités russes s’exprime dans le temps surprenant que Vladimir Poutine a pris pour décider s’il fallait ou non commémorer cet événement fondateur, comme c’était le cas avant la chute de l’Urss, ou l’ignorer, tâche impossible alors que 1917 est l’un des moments majeurs de l’histoire du xxe siècle. Il a finalement pris la décision, qui n’en est pas vraiment une, dans un décret intitulé « Sur la préparation et le déroulement de manifestations consacrées au centenaire de la Révolution de 1917 en Russie » de transférer la tâche à la Société historique russe. Cette association dont l’objectif est de délivrer des messages historiques patriotiques, est, il est vrai, présidée par l’actuel chef des services de renseignement extérieurs, auparavant président du Parlement. Cela permet de garantir une certaine conformité des événements qui seront ainsi organisés sous l’égide de cette société, sans pour autant leur donner un caractère officiel marqué.

Cet embarras tient au fait que l’histoire aujourd’hui écrite par les instances officielles parle de réconciliation et affirme une continuité entre l’Empire russe et la Russie contemporaine, dont la commune grandeur fut brièvement interrompue par la révolution de février et d’octobre. Elle fut rétablie par le retour à la puissance voulue par Staline. Une exposition tenue en 2013 au cœur de Moscou, dans l’une des salles les plus prestigieuses de la capitale, le Manège, déroulait sans ambiguïté ce récit. Consacrée à la dynastie des Romanov, dont Nicolas II fut le dernier représentant, organisée à grand renfort d’installations vidéo, elle fut conçue sous l’égide de l’Église orthodoxe et du ministère de la Culture de Russie. Elle fut inaugurée en grande pompe par Vladimir Poutine et le patriarche Kirill. L’histoire y était réécrite, mettant à l’honneur la continuité dynastique du premier des Romanov à Nicolas II, un grand tsar qui n’aurait été que la victime des puissances étrangères, France et Angleterre en premier lieu, qui l’ont poussé à entrer dans un conflit mondial dont il ne voulait pas. La révolution aurait ainsi été le produit d’un complot des grandes puissances, l’exposition passant sous silence les mouvements sociaux et le refus obstiné de Nicolas II d’accepter un changement de régime. La suite insistait sur le drame qu’aurait constitué 1917 (mis plus loin en parallèle avec les années Gorbatchev et Eltsine). Staline était ensuite célébré comme celui qui avait redonné à l’Urss son statut de grande puissance, en faisant ainsi un héritier de l’Empire russe. Tout cela en relation, bien entendu, avec la célébration de la personne de Vladimir Poutine, restaurateur d’un ordre détruit par la perestroïka, une forme de petite révolution vite oubliée.

Cette approche n’est pas pour autant une réhabilitation univoque et complète de Staline, dont les crimes ne sont pas niés dans le récit officiel, mais mis de côté, sans remettre en cause sa grandeur. L’ouverture en 2015 par les autorités de la ville de Moscou d’un nouveau musée de l’histoire du Goulag est révélatrice de cette attitude ambivalente. Pourvu de moyens considérables, ce musée ne propose pas une histoire atténuée du Goulag. Les témoignages des violences qu’il a provoquées sont nombreux, la responsabilité de Staline n’est pas niée, les textes sont d’une précision historique à laquelle il n’y a rien à redire. Mais ainsi cette histoire est ici mise en boîte, transformée en un moment particulier, reconnu et réprouvé du stalinisme, ces répressions n’étant plus comprises comme faisant partie intégrante de l’ensemble de ce système.

Les attaques répétées contre l’association Mémorial, pourtant partenaire important du musée du Goulag, témoignent de cette écriture d’un récit officiel et de ce qu’il implique. Ces attaques sont formellement fondées sur l’assignation du label « Agent de l’étranger », obligatoire pour toute association ayant une activité politique et bénéficiant de financements étrangers. Le terme politique se voit affublé d’une interprétation très large, et s’applique à toute forme de débat contestant certaines positions tenues par les autorités ou mettant en cause cette vision d’un consensus national. Or cette association refuse cette assignation avec raison. Elle est avant tout celle qui fut à l’origine de l’écriture d’une histoire des répressions, du rétablissement de la mémoire des victimes, une association qui eut et a encore un rôle essentiel pour l’écriture de l’histoire de l’Urss. Mais elle s’implique aussi dans le débat public, considérant que l’histoire est l’affaire de tous, qu’il faut encore obtenir la déclassification de nombreux documents conservés et interdits d’accès dans les archives présidentielles, celles du Service fédéral de la sécurité de la fédération de Russie (Fsb), certaines archives du parti, bien d’autres encore, dont on voit mal en quoi ils seraient encore secrets d’État. Elle s’implique en organisant de nombreux débats contradictoires absolument indispensables au travail d’historien. Si on inquiète Mémorial aujourd’hui, c’est bien pour sa façon de concevoir le rôle de l’historien dans la société, d’ouvrir des débats publics sur les diverses interprétations qui sont données, de parler de responsabilités non pas simplement des institutions mais aussi des individus, ou de traiter de la responsabilité de l’État. Elle refuse le retour à un récit national unique alors que le régime de Vladimir Poutine voudrait fonder au contraire l’écriture d’une histoire au service d’une « réconciliation » qui, sans les nier, gomme l’expression des tensions et des violences internes qui ont traversé l’histoire soviétique, les confrontations entre peuples et autorités. Les seules confrontations admises aujourd’hui sont celles qui opposent la Russie et l’étranger, l’éternel ennemi et menace.