Positions – Non, l'internet n'est pas un univers parallèle !
À mesure qu’il transforme notre rapport au monde et qu’il recompose nos représentations, l’internet polarise l’opinion et suscite des réactions particulièrement vives et tranchées. Néanmoins, la grande majorité des arguments avancés dans le débat public est trop souvent erronée : en découplant le réel et le virtuel, le web est appréhendé, à tort, comme une force autonome de changement, comme une sphère souveraine capable de définir ses propres enjeux et ses propres lois.
Pour ses défenseurs, l’internet serait, en soi, la source de formidables espérances. Au travers des valeurs qu’il porte et qu’il diffuse, et dans sa forme la plus aboutie, il devrait rendre possible l’avènement d’une utopie politique fondée sur une liberté d’expression effective et sur un accès universel à l’information. Pour ses pourfendeurs, le net est le fruit d’une évolution incontrôlable, qui aliène et dévoie notre humanité. On accuse son omniprésence, son infiltration irrémédiable dans notre quotidien. Les relations sociales que nous tissons sur la toile seraient factices et infiniment moins nobles que les amitiés vertueuses qui se nouent naturellement dans le réel.
Sans nier les nouveaux rapports et les types d’expérience inédits que l’internet rend possibles, nous voulons ici réfuter ces approches déterministes. Pour appréhender justement et rigoureusement les enjeux liés à l’internet, ce dualisme entre le réel et le virtuel doit être dépassé.
Sur l’internet, les individus vivraient dans un monde virtuel. L’« identité numérique » que chaque internaute construit sur les réseaux sociaux serait une façon de dissimuler une vérité, de mettre en valeur un trait de caractère ou de rendre anonyme un pan entier de son être. Dans l’espace virtuel, l’identité n’est pas de la même nature que celle forgée dans le monde réel : sur le web, l’identité n’existe pas a priori et tout individu doit y « prendre existence ». Toutefois, la possibilité qu’offre l’internet à ses utilisateurs de jouer, de tronquer, de composer ou de multiplier leurs identités en ligne ne permet que superficiellement de s’éloigner du réel. La représentation de soi dans l’espace numérique ne correspond pas à un déni de la réalité mais bien à la reconnaissance de la subjectivité civile et réelle. De surcroît, tous les dispositifs disponibles en ligne, et en particulier les réseaux sociaux, se révèlent porteurs de stéréotypes identitaires et comportementaux inscrivant inéluctablement les individus dans des rapports de force socioculturels pré-existants. C’est dans le cadre de cette continuité identitaire solidement ancrée entre le numérique et le réel que les réseaux semblent puiser leur force. Non, l’internet n’est pas un monde affranchi de la réalité.
Les nouvelles technologies seraient un puissant facteur d’égalité. Sur l’internet, le réel et le virtuel se confondent. On sait notamment que la fracture numérique se superpose à la fracture sociale : les différences et les inégalités inscrites dans nos sociétés se reproduisent dans l’usage qui est fait des nouvelles technologies. Parmi les ouvriers et les employés, 70 % des internautes ont quotidiennement recours à l’internet, alors que cette proportion atteint 90% parmi les cadres. Dans le même temps, l’accès au très haut débit est très relatif dans les petites entreprises et les territoires ruraux. Les disparités sont encore plus vives et plus frappantes lorsqu’on observe la nature et la diversité des pratiques. Le concept de digital natives laisse penser que les générations nées après 1985, ayant grandi et baignant dans une culture pleinement numérique, maîtrisent naturellement, et de façon homogène, les outils internet. Pourtant, force est de reconnaître que certains adolescents, issus des milieux les moins favorisés, restent en marge. À cet égard, le web est indissociable du monde social, car il contient et perpétue des inégalités similaires à celles qui structurent notre société. Non, l’internet n’est pas, en soi, un facteur de progrès.
L’internet permettrait de renverser les derniers régimes autoritaires. En façonnant le mythe des révolutions 2.0, qui qualifient les mouvements contestataires tunisien et égyptien survenus en 2011, la presse a cédé à la théorie du déterminisme technologique. Ce mythe technophile considère que les révoltes populaires ont été initiées sur le web, grâce à la capacité de mobilisation et d’organisation d’une jeunesse politisée. À l’inverse, il sous-estime largement les forces mobilisatrices des conditions socio-économiques et culturelles. Le concept de e-révolution minore ainsi l’importance des mouvements émeutiers qui ont sévi en Tunisie et qui ont contribué à renverser le régime. Il minimise aussi le rôle de ces travailleurs égyptiens qui ont pris part à un large mouvement de grève, structuré sur le terrain par des syndicats organisés. Là encore, il ne s’agit pas d’opposer les révolutions numériques aux révolutions populaires : les nouveaux réseaux sociaux ont puissamment enrichi la combinaison des modes d’action politique, en servant de médium pour publiciser des émotions et en permettant de construire une critique collective à l’intention des régimes autoritaires. Mais il importe de rappeler que l’une et l’autre sont absolument indissociables. Non, l’internet n’est pas une force autonome de démocratisation.
L’internet est le seul lieu où s’exerceraient effectivement les libertés d’expression et de création. L’espace numérique, parce qu’il est structuré par les mêmes rapports de force et de pouvoir que le monde physique, n’offre pas à chaque citoyen la tribune à laquelle il rêverait d’avoir accès. L’industrie musicale en est un exemple éloquent. Dans l’imaginaire collectif, les « nouvelles technologies » se sont rapidement imposées comme un moyen de production et de diffusion accessible à tous. Néanmoins, nous constatons qu’il n’y a pas eu de souffle démocratique dans ce secteur. Au contraire, on observe sur le web un prolongement des modes de distribution traditionnels. Avec l’accumulation des contenus, l’hyperinformation est accaparée et régulée par des plates-formes médiatiques, des moteurs de recherche et de recommandation commerciale qui « simplifient » l’offre et créent une redondance de l’information. Ainsi, les industries de production et les médias de masse restent pleinement prescripteurs : ils conservent le monopole de l’attention, en choisissant de rendre visible ce qui doit l’être, en fonction de critères politiques ou commerciaux. Parce que l’organisation de la production est structurée par des rapports marchands, il serait donc illusoire d’affirmer que le web est un espace plus démocratique. Non, l’internet n’est pas l’espace des libertés effectives.
Récemment, la question de la protection de la vie privée ou l’enjeu du monopole des moteurs de recherche sur la culture ont fait la une des grands titres papiers et numériques. Mais pour débattre de ces sujets, il est devenu essentiel de ne plus opposer le réel au virtuel, la société au numérique, les moyens traditionnels de communication aux nouvelles technologies. Il est même fondamental de reconnaître la continuité qui lie ces objets entre eux : par ce changement de paradigme, nous cesserons de porter sur le web un regard biaisé et de le considérer comme une régression en soi ou comme un progrès immédiat. Au contraire, nous l’aborderons comme un médium nouveau, comme un outil supplémentaire, dont l’usage repousse encore et simplement l’horizon des possibles.