De la correspondance épistolaire au courrier électronique
Que change l’usage quotidien de nos boîtes à lettre électronique à la circulation des idées, à la maturation des échanges intellectuels ? Alors que les correspondances privées ont participé au développement de la science et de la recherche, l’inondation des mails et l’instantanéité des échanges destinent-elles notre travail à ne plus laisser de traces ?
La science n’advient pas seulement dans les amphithéâtres, les salles de conférence et les laboratoires des instituts de recherche universitaires et extra-universitaires. Jusqu’au milieu des années 1920, elle avait un locus classicus élargi qui est aujourd’hui, me semble-t-il, en voie de disparition : la correspondance privée. Ce support de l’échange scientifique, découvert par les humanistes écrivant le latin, s’est établi solidement au xviiie siècle et est demeuré jusqu’au milieu des années 1920 la plate-forme décisive de la recherche, de la pensée et de l’argumentation. En règle générale, une publication de nouvelles connaissances et idées était précédée de cet échange manuscrit, dans lequel se négociaient par voie postale l’évaluation des découvertes et d’importants aiguillages de l’orientation de la recherche.
Cette réalité est littéralement à portée de la main. Il suffit de se rendre aux Archives, où les œuvres posthumes des érudits sont conservées. La part décisive de cet héritage revient aux correspondances techniques, publiées entre-temps dans le cadre des œuvres complètes des érudits canonisés. Ce qui s’exprime aujourd’hui dans ces ajouts aux Archives fut jadis une composante centrale du mode de vie scientifique. Il n’était pas rare que le rythme de vie d’un érudit comporte une stricte organisation de l’emploi du temps : celle-ci prévoyait qu’on enseigne en matinée et qu’on se consacre dans l’après-midi, après la sieste, exclusivement à la correspondance. L’importance scientifique accordée à la correspondance se révèle tant dans l’organisation quotidienne du temps de l’érudit que dans le soin et la culture de l’écriture. Ce support permettait de commencer à exprimer d’une manière à demi-formelle ce qui serait donné plus tard à lire à travers les essais et les chapitres de livres. Les nouvelles pensées y testaient leur acceptation et leurs limites, avant d’être publiées. Grâce à cette dynamique manuscrite, la science est restée à quelques détails près une affaire de communication qui, jusque dans sa forme écrite, était fondamentalement l’obligée de la conversation.
Un travail sans trace ?
On peut se demander ce qu’il en est aujourd’hui de cette forme de communication. Y aura-t-il ce siècle-ci d’autres correspondances remarquables, qui mériteront d’être archivées et éditées ? Cet échange scientifique a encore lieu, et même de manière accélérée, mais ses formes ont changé. L’une d’elles est la prose grise produite par les départements de recherche. Ce genre de l’écriture commune et interactive a un statut exclusivement stratégique, destiné à l’obtention de subventions de recherche et n’a plus raison d’être dès que les fonds ont été obtenus. Il est à peine imaginable, pas plus qu’il n’est absolument souhaitable, qu’après notre mort les générations futures découvrent un jour ou l’autre ce type de textes et s’adonnent à la publication de ces volumes brochés.
Une autre forme de survivance de la discussion érudite manuscrite est la pratique matinale ou vespérale du courrier électronique, qui est elle aussi devenue un solide composant de l’emploi du temps scientifique. Si l’on fait abstraction de l’inondation de spams, à laquelle nos ancêtres n’avaient pas encore à prêter attention, le canal du courrier électronique est une porte vers le monde globalisé : à travers elle, il s’engouffre bien plus de choses dans nos ordinateurs et nos bureaux que dans la pièce d’étude fermée à clé et protégée du bruit. Le courrier électronique comporte une facette sportive, que l’on peut comparer au squash : il s’agit de renvoyer la balle le plus vite possible. La vitesse de réaction se place au premier plan. Ce qui ne trouve pas immédiatement réponse disparaît et est enterré, libre à la manière de Nietzsche : « L’instant : il était là et hop, le voilà parti ; un néant le précède, un néant lui succède. » Cela a peu à voir avec l’expérience méditative de la pensée propre qui s’opère dans le va-et-vient de la correspondance épistolaire. C’est pourquoi il ne faut pas attendre des archivistes du futur – à supposer déjà que cela soit possible techniquement – qu’ils conservent cette source de la communication scientifique dans leurs armoires grises.
Toutefois, il faut ajouter d’emblée qu’entre-temps, le courrier électronique et l’internet ont développé un lieu primordial et non territorial de la science, avec lequel la lourdeur de l’imprimé ne peut plus rivaliser quand il s’agit de faire connaître de nouveaux résultats dans les plus brefs délais ou de mettre à disposition des données en général. Le flux de données numériques favorise la démocratisation de la science, en supprimant l’écart entre le centre et la périphérie et en rendant possible la venue de nouvelles impulsions de la marge vers le centre. La fluidification électronique n’a en cela pas seulement accéléré le rythme de la communication et augmenté sa fréquence : elle l’a avant tout globalisée, de sorte que les idées scientifiques sont libres de passer outre les continents et les frontières. C’est souvent là le premier pas vers l’étape suivante, qui consiste pour les scientifiques à se déplacer eux-mêmes sur de grandes distances.
En comparaison de la correspondance savante manuscrite, la communication scientifique qui vient après le courrier électronique requiert, autant que je puisse en juger, toujours plus d’organisation. La science est devenue un problème ou plutôt un projet d’organisation toujours croissant. On organise des voyages, des invitations, des chaires de professeurs invités, des colloques, des cours magistraux, des sociétés savantes, des demandes de fonds. Sans ces précautions organisationnelles, rien ne peut fonctionner aujourd’hui dans le domaine scientifique. Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement la progression de la science en tant qu’activité, mais aussi ses mouvements incessants dans l’espace.
Les parerga sont les « œuvres secondaires », telles que les journaux intimes, les croquis ou les lettres qui gravitent autour d’une œuvre littéraire ou scientifique et qui, du fait même de leur caractère plus informel, renforcent structurellement les formes plus stables de cette œuvre. À l’époque de la correspondance savante, ces parerga étaient les lettres manuscrites, dans lesquelles on réfléchissait ensemble à ce qui devait être publié. Cette école préparatoire à la publication s’est transmuée en mobilité spatiale à l’heure de la correspondance électronique, des hyperactives créatures de congrès et du tourisme scientifique. Aujourd’hui, ce sont toujours moins les idées qui sont envoyées au loin et toujours plus les hommes et femmes de science eux-mêmes qui se meuvent dans l’espace. À l’ancienne course épistolaire des idées à travers différentes têtes s’est aujourd’hui substituée la mobilité spatiale des scientifiques. C’est pourquoi il faut compter parmi les ressources les plus importantes pour le scientifique, outre le laboratoire et la bibliothèque, une bonne petite agence de voyage.
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Professeur de littérature à l’université de Constance. Parmi ses ouvrages, a été traduit en français : Construction de la mémoire. Une brève histoire de l’idée allemande de Bildung, Paris, Msh, 1994. Cet article est paru tout d’abord en allemand dans la revue Gegenworte, no 16, 2005, repris et transmis par Eurozine (www.eurozine.com).