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68, le conflit des interprétations. (Entretien)

mai 2008

La critique de 68 est devenue un exercice aussi rituel que sa célébration. En passant en revue de manière systématique la littérature anti-68, Serge Audier montre la persistance des arguments et leur circulation à travers les familles intellectuelles françaises depuis 40 ans, ce qui conduit à relativiser les conflits d’interprétation sur le sujet.

Esprit – Les événements de mai 1968, selon un constat général, suscitent un commentaire proliférant, une masse de discours sur les discours parfois vertigineuse. Pourtant, les argumentaires qui sont présentés pour critiquer 68 sont à la fois très répétitifs et fixés presque in nuce, dès le début. Comment expliquer la permanence et la plasticité de critiques qui se perpétuent au fil des années, comme l’idée que Mai 68 aurait été un mouvement « hédoniste », une critique qui passe en quelques années du répertoire communiste au répertoire conservateur ?

Serge Audier – Ce qui est frappant, en effet, c’est la réduction précoce de la révolte étudiante à l’hédonisme, à l’individualisme, etc. Mais il y a des étapes : en germe dès 68, cette interprétation est généralisée par Régis Debray en 1978 dans sa Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire, et se diffuse dans les années 1980, sous l’influence de Gilles Lipovetsky. Elle constitue désormais un lieu commun, à tel point que les sondages sur la mémoire de 68 révèlent la sous-estimation, chez une partie de nos contemporains, de l’importance de la grève générale.

Comment l’expliquer ? L’hédonisme est certes un des traits de 68, mais cette focalisation est révélatrice, selon mon hypothèse, de certains choix politiques des détracteurs. Lorsque des communistes ou des intellectuels de droite privilégient cet éclairage, c’est aussi pour « démonétiser » politiquement le mouvement étudiant en occultant ce qu’il avait mis en question : le Parti communiste et le régime gaulliste. Ensuite, les mutations libérales de la société française des années 1970-1980, et l’évolution « libérale-libertaire » de certains leaders de la révolte, permettent d’affirmer – dans un spectre qui s’étend à la droite libérale et conservatrice – que, au fond, 68 n’a été qu’une débauche hédoniste et individualiste préparant la révolution néolibérale.

Que ce thème à la mode se retrouve souvent chez des auteurs qui ont été marqués par l’héritage gaulliste ou communiste n’est pas étonnant. Le cas d’Henri Guaino, si proche des idées de Debray, est à cet égard exemplaire.

Une illustration du pessimisme culturel ?

Nous en sommes au quatrième grand anniversaire (décennal) de 68. Vous montrez qu’en 1978, la culture communiste et gaulliste – avec Debray – reste forte et donne le ton. En 1988, la critique de la « pensée 68 » prédomine. En 1998, c’est le conflit générationnel qui retient l’attention. En 2008, assiste-t-on au « refroidissement » de l’objet ou des querelles politiques continuent-elles de se greffer sur l’événement ?

On assiste au contraire à un réchauffement, y compris chez ceux qui disent vouloir « refroidir » cet objet. Exemplaire, à cet égard, est le jugement de Marcel Gauchet dans le dernier numéro du Débat, pour qui la génération de 68 a refusé la transmission, bloqué le renouvellement générationnel, etc., sur fond d’une mutation anthropologique individualiste radicale, en sorte que ce ne serait la faute de personne en particulier. Le diagnostic me semble stimulant mais problématique : chacun, à sa place, doit ou aurait dû assumer ses responsabilités en la matière, notamment dans le champ intellectuel… Les anti-soixante-huitards ont-ils été plus vertueux, sur ce point, que les soixante-huitards ? Désigner toute une génération est trop rapide.

Les réquisitoires à connotations politiques se multiplient depuis une dizaine d’années. La dénonciation de Mai 68 monte en puissance : on l’accuse d’avoir ruiné l’école républicaine, célébré le « jeunisme », subverti le lien social et surtout cassé la « transmission ». On évoque même une « fracture générationnelle » : les soixante-huitards ne nous auraient laissé que des dettes et un univers impitoyable pour les jeunes. Le discours de Nicolas Sarkozy au Zénith de Paris le 18 mars 2007 a capitalisé ce type de procès, qui est très loin de faire consensus chez les chercheurs, sur fond d’un appel au retour à l’ordre, en exploitant habilement le rejet de la gauche soixante-huitarde pour récupérer une part de l’électorat populaire, et bien au-delà.

Parmi les grands registres de critiques de 68, il y a l’idée que ce moment assure définitivement l’américanisation culturelle de la France. Or, la lecture culturelle des évolutions contemporaines vient elle-même d’une importation d’auteurs américains comme Lasch, Bell et Sennett. Comment ces auteurs ont-ils été introduits et acclimatés en France ?

Il y a eu aussi l’importation, par la revue Commentaire, des thèses d’Allan Bloom contre la contestation, avec l’appui de Pierre Manent, lecteur subtil du subtil Leo Strauss (voir son livre sur l’université, l’Âme désarmée). Mais il y a, en effet, l’influence des sociologues de l’individualisme contemporain que sont Bell, Sennett et Lasch, dont certaines analyses sont très sévères sur les effets ravageurs de la « contre-culture », de la « Nouvelle gauche », etc. Ces derniers ont été lus dans différents cercles et inspiré des auteurs aussi différents que Jean-Claude Michéa et Gilles Lipovetsky.

Concernant les courants anti-soixante-huitards, il est significatif que la revue Contrepoint, à l’avant-garde du rejet de Mai 68, ait fait connaître dès 1974 les thèses du maître-livre de Bell, les Contradictions culturelles du capitalisme, qui sera publié ensuite aux Puf dans la collection de François Bourricaud et de Raymond Boudon, eux aussi membres de Contrepoint. Et l’essai de Lasch, la Culture du narcissime, sera édité en 1981 par l’animateur de Contrepoint, Georges Liébert, dans la collection qu’il dirige alors avec Emmanuel Todd, « Libertés 2000 », dans une époque de grand pessimisme sur l’avenir de l’Occident.

Des questions à reprendre ?

Dans toute la littérature, particulièrement abondante, que vous présentez dans ce livre, il est rare que des auteurs soient capables d’articuler l’analyse des courants intellectuels, l’évolution de la société et le registre politique. Parmi les livres que vous faites redécouvrir, celui de Gilles Martinet, la Conquête des pouvoirs, mérite d’être rappelé. Comment résumer son analyse ?

J’ai évoqué en effet l’interprétation de Martinet pour l’opposer à celles qui, comme la Pensée 68 de Ferry et Renaut, accordaient une signification cruciale à « l’anti-humanisme » de Lacan, Foucault, Althusser, etc. Or, Martinet, qui est une figure du Psu, formule « à chaud » un diagnostic très différent, en conférant une grande place aux évolutions démographiques, sociales, politiques et idéologiques, et en scrutant les discontinuités. Il isole ainsi deux phases, l’une entre 1960 à 1965, l’autre qui conduit à 68. La première, marquée par l’influence de la gauche italienne, notamment avec le Psu, voit naître le « réformisme révolutionnaire », favorable à la « démocratisation de la gestion politique et économique ».

Pour Martinet, l’année 1965 marque une rupture, avec l’espoir suscité par l’élection présidentielle, mais aussi avec la mise en crise de ce projet du « réformisme révolutionnaire ». Entre alors en scène une nouvelle génération, plus impatiente et davantage marquée par l’idéologie, avec l’attraction du « castrisme », du maoïsme, etc. Martinet souligne ici une sorte de « populisme sentimental fortement impressionné de culture romanesque » de la jeunesse – héritier en ce sens du romantisme du xixe siècle – bien éloigné de la stricte culture « marxiste » qu’on impute trop vite à tous les soixante-huitards.

Une vulgate anti-68 du point de vue intellectuel considère que l’effervescence de ces années ne nous concerne plus, qu’elle consistait essentiellement en des impasses dont nous serions heureusement sortis par la « redécouverte » du libéralisme ou de la République. Or, vous plaidez à l’inverse pour l’idée que de nombreux chantiers intellectuels féconds seraient issus de 68. Quels exemples ?

Tout d’abord, un mot sur la « redécouverte » du libéralisme et du républicanisme. Ces mutations ont bien eu lieu, mais je suggère de ne pas céder à des périodisations trop simples. Pour n’évoquer que des exemples, en 1966 paraît l’un des livres les plus importants jamais publié sur le libéralisme de Constant, celui de Paul Bastid, et en 1968 paraît une étude de Georges Benrekassa sur Montesquieu, qui l’érige en précurseur des thèses de Tocqueville sur le « pouvoir tutélaire » de l’État ! L’époque n’était pas entièrement dominée, comme on le prétend, par l’anti-humanisme des « maîtres à penser » des années 1960.

Cela dit, je ne pense pas qu’il faille être nostalgique d’un supposé « âge d’or », marqué par les noms d’Althusser, de Foucault, Derrida, Deleuze, etc. Les critiques qui leur ont été adressées, par exemple par Jacques Bouveresse, touchent souvent juste, et il me paraît difficile de fonder sur ces auteurs-là une théorie conséquente de la démocratie. C’est pourquoi je plaide pour que l’on continue d’explorer le patrimoine intellectuel de certains penseurs qui, de Claude Lefort à André Gorz, ont développé dans l’après-68 une réflexion sur la démocratie comme cadre d’émancipation, sur les luttes pour de nouveaux droits, sur le rôle de la société civile, sur les impasses du modèle productiviste, sur la réduction du temps de travail, etc. Les réflexions actuelles à propos de l’écologie politique, la démocratie participative, etc. me semblent être les héritières de ces questionnements, dans un contexte entièrement nouveau.

Votre propre analyse des événements de 68 se présente comme un mixte de Raymond Aron et de Claude Lefort. Comment une telle rencontre serait-elle possible ?

Je ne situe pas leurs diagnostics sur le même plan, et il serait difficile de les concilier, tant ils sont divergents. Mais j’ai voulu aller à contre-courant de représentations qui me semblent caricaturales, tant à droite qu’à gauche, sur la position d’Aron, sans pour autant le suivre. Certes, il ne fait pas de doute qu’Aron a condamné cette « révolution introuvable », ce « psychodrame », etc. Mais, à considérer ses arguments, son rejet s’accompagne d’un diagnostic très sévère – qui me paraît fondé – sur le caractère autoritariste et centralisé du régime gaulliste ; nombre de développements témoignent de sa conviction que la contestation exprime un désir de « participation » plus grande, qui a sa part de légitimité. Aron reproche toutefois à Lefort, Morin, etc., une vision « conseilliste » et autogestionnaire qui lui semble irréaliste et porteuse d’une réaction remettant en selle ou bien les communistes ou bien… une droite renforcée ! Pour sa part, Lefort a évolué dans son diagnostic. Vingt ans après, il situe Mai 68 dans le cadre de la révolution démocratique, en pointant la revendication d’une « contestation des pouvoirs en place » comme mode d’être normal des démocraties pluralistes. On peut ainsi défendre l’idée que Mai 68, malgré les impasses du radicalisme anti-institutionnel et l’hostilité gauchiste à la démocratie parlementaire, exprime bien aussi une exigence de démocratiser la démocratie française.

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    À propos de Serge Audier, la Pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle, Paris, La Découverte, 2008.