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L'intégration vue de banlieue

novembre 2009

#Divers

Attablée il y a quelques mois dans un bar Pmu en compagnie d’un collègue et d’une bande de jeunes maghrébins, j’entends l’un d’eux nous lancer cette boutade :

Si tu n’as pas possédé de vaches, ici [sous-entendu en France], tu n’es pas d’ici. C’est vrai, vous en connaissez vous des immigrés qui sont paysans ici ? Moi, aucun.

Voilà une de ces phrases spirituelles et cinglantes, comme seuls ces jeunes savent les faire, qui nous introduit au cœur de la problématique de l’intégration, c’est-à-dire de la manière dont des personnes issues d’une culture vont « occuper » leur nouvelle terre. Quantité de questions surgissent : les immigrés et descendants d’immigrés sont-ils capables d’investir cette terre ? De s’y ancrer ?

Aujourd’hui encore, la plupart du temps, quand un jeune des banlieues d’origine étrangère meurt, son corps est rapatrié au pays. Que signifie un tel acte ? Car enfin, peut-on appartenir à un lieu, alors que dans le même temps, on n’a pas assez confiance en lui pour accepter d’y laisser nos morts ?

En vérité, il semble que le système de pensée assimilationniste que propose la France ne laisse pas la place à une véritable inscription dans le pays pour les familles de migrants. Mais comment la France pourrait-elle penser autrement alors qu’elle s’est construite par décision politique, sur l’écrasement des différentes langues qui la constituent et qu’on a reléguées aux rangs péjoratifs de « patois » ou de « dialectes », pour n’en promouvoir qu’une seule : la langue française… Une France qui refuse de penser la culture comme un élément constitutif majeur des identités multiples de l’individu ; bien que la diversité culturelle soit omniprésente, et que notre pays se soit irrémédiablement modifié.

Bien sûr tous les migrants n’ont pas la même histoire avec la France, les mêmes stratégies d’adaptation, les mêmes modes d’entrée en contact avec ce pays.

L’interculturalité : une confrontation

Deux modèles de fabrication de l’être humain habitent notre imaginaire et se heurtent violemment. Le premier est issu de la pensée rationnelle savante, et laïque. C’est le modèle dominant, non pas en nombre, mais en pouvoir. Il pense l’individu comme un être qui acquiert la liberté sitôt qu’il s’est défait de ses liens encombrants (ses parents, ses croyances et ses dieux…). Chaque fois qu’il se sépare de ces attaches, l’être humain gagne en autonomie. C’est le système de pensée qui est véhiculé et porté par les institutions de notre pays (judiciaires, sanitaires, sociales, éducatives…). L’individu vit dans ce monde et seulement dans ce monde. Il a tout à y construire, à y réussir, dans une logique foncièrement égocentrique. Si quelque chose se passe mal pour lui, on aura tendance à penser que c’est parce qu’il a échoué dans son processus d’autonomisation. On le place donc au centre de la construction des désordres qui peuvent survenir dans son existence (maladie, problèmes de couple, échec social, ennuis judiciaires…).

À l’inverse, le second système, qui ne correspond pas à notre système de pouvoir, est probablement majoritaire dans les pratiques. C’est celui qui est issu des mondes des migrants, mais pas seulement. C’est celui de toutes les personnes qui ne considèrent pas l’individu comme un être autofondé, mais plutôt comme relié, rattaché à une multitude de choses : une cosmogonie, une ethnie, un groupe, une mémoire ancestrale, une divinité…Autant de facteurs déterminants dans la constitution de l’identité, dans la fabrication des identités multiples des personnes.

Comment concilier ces deux manières de voir le monde apparemment antinomiques ? Ces deux façons de concevoir l’être humain qui n’ont pas à voir avec le milieu social, la richesse, ou le niveau de culture (au sens esthétique du terme), mais bien avec la façon dont on pense le monde.

L’interculturalité : un nécessaire point sur soi

En définitive, que l’on soit chercheur, politicien ou travailleur sanitaire ou social, la question de la culture nous renvoie d’abord à nous-même ! Une culture est associée à une multitude de représentations vis-à-vis desquelles chacun de nous se positionne.

L’urgence face à la prise en charge du public migrant ou descendant de migrant se fait de plus en plus pressante. En effet, on s’aperçoit que, malgré « toute la bonne volonté du monde », on se retrouve, la plupart du temps, bloqué dans nos prises en charge. C’est pourquoi, il nous faut désormais fabriquer de nouveaux outils de prises en charge, dans toutes les institutions (éducation, justice, médecine…) qui ont à composer avec la différence culturelle.

Premièrement, nous devons accepter que la culture est un élément majeur de l’identité, et pas seulement du folklore (cuisine, danse, musique…) ou de l’exotisme.

Deuxièmement, pour reprendre une expression de Tzvetan Todrov, je dirai qu’« à s’ignorer soi-même, on ne parvient jamais à connaître les autres » et que « connaître l’autre et soi est une seule et même chose ».

Enfin, il faut en finir avec notre peur de rentrer dans le conflit d’idées, d’opinions ou de concepts. Car ne pas avoir les mêmes représentations du monde n’implique pas forcément de ne pas pouvoir vivre ensemble. Cette dynamique (qui donne l’impulsion de l’interculturalité) ne peut être que bénéfique pour les migrants et leurs enfants, mais aussi pour nous, « professionnels » de ces publics. C’est en s’inscrivant dans ce mouvement que l’on construira les ponts entre les diversités de chacun, car n’est-ce pas en définitive dans ces va-et-vient entre les particularités que se niche l’universalité ?

Les nouveaux outils de l’interculturalité

Deux exemples me semblent revenir sur les questions fondamentales auxquelles nous sommes confrontés : celui de la pédagogie interculturelle (le cas de l’école) et de la médecine interculturelle.

L’exemple de la pédagogie interculturelle

Aujourd’hui, la pédagogie interculturelle en est au stade du balbutiement. La prise en charge de la diversité culturelle à l’école se résume à des conseillers d’éducation qui ferment les yeux sur des jours d’absence pour motifs religieux ou bien des cantines qui servent des plats de substitution au porc. Pour ce qui est de l’enseignement, les programmes ont été réformés. On insiste désormais sur les religions, l’immigration, la citoyenneté. C’est une démarche intéressante mais dont on ne peut se contenter. En effet, comme le dit très justement Martine Abdallah-Pretceille, ce qu’il faut en réalité c’est

renverser la tradition d’homogénéisation de l’école et assumer la diversité et la pluri-appartenance comme une richesse. Nous ne pouvons plus nous contenter de penser l’hétérogénéité comme une simple addition des cultures et l’expérience de l’altérité comme simple connaissance culturelle, car l’ouverture ne peut se réduire à une information sur autrui2.

Nous devons aller vers une éducation au pluralisme, comme garde-fou contre les violences, mais aussi principe actif d’enrichissement culturel et civique des sociétés contemporaines.

Durant plusieurs années, j’ai animé en compagnie d’un collègue psychologue, des groupes de paroles dans les écoles et collèges de la banlieue nord, connus pour leurs problèmes de violence, de toxicomanie, d’absentéisme scolaire. Notre principe était d’offrir un espace de parole libre aux jeunes. Ici, pas question de parler des thèmes-banlieues à la mode : drogues, violences… Chacun venait partager, s’il le souhaitait, son quotidien, ses idées sur le monde, son attachement au pays d’origine, les histoires que lui racontait sa grand-mère quand il était petit, les rituels de sacrifice du pays… L’idée était d’ouvrir pour ces jeunes un accès à leurs imaginaires riches d’« êtres », de lieux, d’odeurs, de questionnements.

Je suis juive d’origine tuniso-austro-hongroise, pratiquante, et mon collègue est algérien musulman pratiquant. C’est ainsi, entre autres, que nous nous sommes présentés à ces jeunes. Très vite, ils nous ont fait confiance, ils nous ont respectés, ils nous ont perçus comme des personnes issues d’un monde réel, rattachées à une cosmogonie, des appartenances (des gens, des lieux). Nous, mais aussi leur maîtresse ou leur professeur qui, trop rarement, malheureusement, a accepté de se prêter à ce jeu. Cette situation de partage des mondes de chacun est typiquement le genre d’expérience allant dans le sens de la fabrication d’une pédagogie interculturelle.

L’école comme lieu où émerge un certain nombre de possibles pour les migrants. Possible d’en parler publiquement. Possible que cela ait une importance. Possible que les autres soient comme moi, mais surtout : possible de cohabiter avec d’autres ! Voilà l’idée qui surgit immédiatement, dans la dynamique de l’interculturalité, que l’on soit du côté enseignant ou bien du côté de l’élève. N’est-ce pas alors dans ces lieux que se cache l’universel ?

La relation entre le travailleur social, le médecin, ou l’enseignant et le migrant, il faut bien l’avouer, n’est pas égalitaire. L’un est dans une situation de pouvoir et l’autre de demande ou de nécessité. L’un est dans une position de force et l’autre de fragilité. Ce qui se joue entre les usagers et les professionnels c’est donc une affaire de pouvoir.

Cette position de force que nous occupons oriente considérablement notre vision, mais aussi nos pratiques avec les immigrés et leurs descendants. Prenons l’exemple de la langue. Nous avons une perception très réductrice des langues du monde (peut-être héritée de cette suprématie que nous avons donnée à la langue française). Ceci donne un certain nombre de glissements qui ne sont pas sans conséquences. Un Camerounais, pense-t-on spontanément en France, parle le camerounais, un Nigérian parle le nigérian. Or le camerounais n’existe pas ! Ce pays possède une langue officielle, véhiculaire, parlée de tous (le français), mais compte aussi 270 langues attachées aux ethnies : batanga, bamiléké, douala… Quant aux Nigérians, ils se partagent environ 450 langues. Cette diversité des langues n’est pas exceptionnelle à travers le monde…

Cet élément est une information majeure dans la construction de la pédagogie interculturelle. En effet, dans les écoles ou les collèges de banlieue, les enfants parlent souvent deux ou trois langues. Ainsi, il est fréquent que les enfants de Maliens parlent le dogon, le mandingue mais aussi l’arabe, et le français ; les enfants des Pakistanais cumulent l’anglais avec l’ourdou ; les enfants des Sri-Lankais connaissent l’anglais et le cinghalais ou le tamoul. Et la liste est longue…

Or, la plupart du temps, face à des jeunes de banlieue, on se contente de souligner qu’ils ne parlent pas bien le français. On omet systématiquement d’ajouter qu’en revanche, ils parlent souvent deux ou trois langues, mais des langues qui n’ont aucune reconnaissance scolaire. On pressent bien qu’il faut inverser le point de vue et reconnaître que ces enfants, mal vus parce qu’ils ne maîtrisent pas la langue française, sont pourtant bilingues ou trilingues. On pourrait alors passer d’une vision paternaliste et misérabiliste à une vision positive et constructive.

Plus généralement, cette démarche peut être profitable aux parents de ces jeunes, qui ne cessent de faire les frais de trop nombreux malentendus. Car des années durant, nous les avons qualifiés de parents démissionnaires, dépassés, illettrés. Nous les avons discrédités, ce qui a contribué à les éloigner encore davantage de leurs descendants. Comme le dit Ahmed Djouder :

Ils n’avaient pas besoin de cela, nos parents qui nous ont si peu appris. Bien sûr, ils savent des choses sur leur pays, sur leur histoire, sur leurs parents, sur leurs ancêtres. À l’évidence. Mais ils ne nous ont rien donné. Ils ne nous ont pas transmis leur culture en dehors de leurs chansons tristes. Mais mieux vaut des chansons tristes que pas de chansons du tout. C’est vrai. Ils nous ont offert des miettes3.

Ces enfants, d’ailleurs, nous n’avons jamais réussi à les nommer. Faut-il les appeler : « issus de l’immigration », « descendants de migrants », « fils ou filles de migrants », « français d’origine étrangère » ? Gageons que lorsque nous aurons trouvé comment appeler ces jeunes, nous aurons fait un diagnostic juste, et que ceci déterminera l’orientation à donner à notre prise en charge des familles de migrants. Car derrière un mot, il y a un concept.

L’exemple de la médecine interculturelle : une médecine à l’articulation des mondes

Une autre institution rencontre de très nombreuses difficultés dans l’accompagnement des migrants aujourd’hui : le secteur hospitalier. En effet, dans toutes les sociétés, santé et maladie sont l’objet d’un discours. « La maladie, comme tout événement important de l’existence humaine, exige une explication : il faut lui donner un sens. »

Où que l’on se trouve dans le monde, on ne met donc pas les mêmes mots derrière des symptômes, on n’a pas la même interprétation des « désordres » qui surviennent chez une personne.

Les médecins, les psychiatres, savent bien que ces familles continuent d’avoir recours à des thérapies traditionnelles, alors même qu’elles sont prises en charge par la médecine savante.

Se pose donc la question de savoir comment on construit un projet de soin cohérent, c’est-à-dire qui convienne à tous, dans ce type de situations. La clef réside dans l’adaptation du projet de soin.

C’est pour créer les conditions d’une telle réalisation, que le docteur Serge Bouznah a mis en place à l’hôpital différentes consultations basées sur la médiation interculturelle. Le dispositif est le suivant : un médecin responsable de la consultation reçoit le patient et ses proches. Ceux-ci sont accompagnés de leur médecin référent, qui a demandé un éclairage sur les « réticences » de la famille à adhérer au projet de soin proposé. Cet éclairage est amené par le médiateur culturel présent, issu de la même ethnie que le patient et sa famille et parlant la même langue.

En effet, comme le dit Serge Bouznah, il semble fondamental d’utiliser l’interprétariat, ce qu’on appellera le Culture Broker pour emprunter le terme aux Canadiens :

Les familles qui s’expriment dans leur langue d’origine nous donnent la clef pour accéder à leur monde de représentations et au sens que celles-ci attribuent aux événements comme la maladie, la souffrance4

Car derrière une langue, on l’a dit, il y a des concepts, des représentations, des pensées sur le monde, des thérapeutiques, des attachements, bref des identités. Le médiateur interculturel est donc résolument partial. Il traduit les pensées de la famille, il leur renvoie les représentations du corps médical. Il est un négociateur qui permet l’adhérence à un nouveau projet construit en articulation entre l’institution et les migrants. Un projet qui émerge de la rencontre et de la négociation entre deux parties.

Cette démarche est d’ailleurs familière aux migrants qui utilisent systématiquement l’outil de la négociation dans leurs sociétés d’origine : négociation entre le visible et l’invisible, négociation entre les familles des époux en cas de problèmes au sein du couple.

Ces questions font bondir la presque totalité des gens qui réfléchissent sur les dispositifs de médiations aujourd’hui : ils défendent en effet bec et ongles l’idée d’un médiateur comme tiers, neutre, impartial. Or, la place du médiateur ne peut en aucun cas être neutre. Trop souvent utilisé pour convaincre la famille, il doit de préférence, par sa présence, médiatiser entre deux mondes et deux systèmes de pensées déséquilibrés représentés par une institution forte et un migrant faible.

Vers une véritable interculturalité

Comme le dit très sagement un proverbe yombé du Congo : « Lorsque vous avez construit une nouvelle maison, ne détruisez pas l’ancienne. » Comment accompagner les familles de migrants à travers le chemin de leur incontournable métissage ?

Nous avons besoin de passeurs qui nous aident à fabriquer des alliances. Il nous faut mettre au placard notre obsession de la neutralité. Nous devons prendre des risques, complexifier les situations.

L’immigration passée nous terrifie encore trop. Elle bloque notre pensée, elle qui a laissé des enfants, des traces, des troubles et des questionnements ; elle qui a fabriqué de jeunes « électrons libres » qui refusent d’être rattachés à une république qu’ils perçoivent comme modèle de désintégration, de dissolution de leur culture d’origine (reléguée au rang de folklore), de leurs divinités (relégués au rang de croyances intimes) et de leurs ancêtres (relégués au rang de simples morts déclarés au registre d’état civil).

Il nous faut éviter le piège possible de la démarche interculturelle : celui de connaître l’autre afin de le transformer à notre image. On l’a vu, l’ouverture à l’autre ne se fait pas seulement par l’accumulation de savoirs sur l’immigration et sur les différentes cultures, mais à partir de soi, d’une capacité à céder quelque chose à l’autre, sans se sentir menacé.

  • 1.

    Ethnoclinicienne, chef du service de placement familial de l’Œuvre de secours aux enfants (Ose) de Paris.

  • 2.

    Martine Abdallah-Pretceille, intervention lors du colloque du Derpad, 23-24 avril 2007, « Culture des familles, culture des institutions : alliance ou malentendu ? ».

  • 3.

    Ahmed Djouder, Désintégration, Paris, Stock, 2006, p. 69.

  • 4.

    Propos tirés des « Journées prévention 2008 » organisées par l’Institut national de prévention et d’éducation par la santé (Inpes), session 7 intitulée « La médiation interculturelle et la santé ».