Quelles assurances face aux nouveaux risques ?
Les tests génétiques se développent, et les informations qu’ils délivrent sont inégalement partagées. Elles peuvent donner lieu à des discriminations de la part des compagnies d’assurances ou à une sous-estimation des risques. Comment faire face à un marché émergent qui peut bouleverser les équilibres économiques et remettre en question les fondements de la relation entre l’assureur et l’assuré?
Compte tenu du progrès et des innovations qui ont caractérisé la recherche dans le domaine de la génétique au cours de ces deux dernières décennies, il devient nécessaire de repenser les régulations qui encadrent l’utilisation de l’information issue des tests génétiques dans le domaine de l’assurance santé. Après avoir passé en revue les principales régulations existant au niveau international, nous nous concentrerons sur les conséquences de la démocratisation des tests génétiques sur les marchés d’assurance santé en fonction du type de régulation retenu. Nous aborderons également le thème de l’intégration des données médicales familiales par les assureurs santé et de ses interactions avec l’information émanant des tests génétiques. Bien que transmettant des informations de même nature, tests génétiques et antécédents familiaux sont généralement traités différemment par les régulations qui régissent les marchés d’assurance santé.
Différentes régulations sur les marchés d’assurance santé
Nous nous concentrons ici sur les tests génétiques qui fournissent une information sur la probabilité individuelle de développer à l’avenir une pathologie particulière. Cette information peut être valorisée intrinsèquement par certains individus (qui préfèrent connaître avec plus de précision leurs risques médicaux, même s’ils sont impuissants à les modifier), mais elle est surtout utile quand elle permet d’adapter son comportement aux circonstances médicales individuelles, par exemple en ayant recours à des efforts de prévention afin de diminuer la probabilité de développer cette pathologie (ou d’en diminuer l’ampleur si elle survient) quand on découvre un terrain génétique défavorable1.
Bien que souhaitable d’un point de vue médical, l’information issue de ces tests peut engendrer deux conséquences, toutes deux négatives, sur les marchés d’assurance santé. La première inefficacité est liée aux problèmes posés par la discrimination des risques. Si les assureurs santé ont accès à l’information des tests génétiques de leurs assurés, ils peuvent ajuster les primes d’assurance, ou de façon plus générale, les conditions auxquelles les individus peuvent s’assurer. Par exemple, si aucune régulation ne les en empêche, les assureurs peuvent augmenter le montant des primes d’assurance des individus dont les résultats des tests génétiques les placent dans des catégories à risque, voire refuser de les assurer. Comme par ailleurs il n’existe pas de marchés d’assurance pour se protéger contre le risque génétique (celui d’avoir des gènes prédisposant à certaines pathologies), les individus qui effectuent un test génétique dont les résultats sont communiqués aux compagnies d’assurance font face à ce risque de discrimination inassurable.
Empêcher les compagnies d’assurance d’accéder aux données issues de tests génétiques renforce une autre forme d’inefficacité, appelée antisélection. Les personnes ayant appris que leur terrain génétique est défavorable vont naturellement cacher cette information à leur assureur afin d’éviter toute forme de discrimination. Si l’assureur ne tient pas compte de cet avantage informationnel des assurés, il sous-estimera leur risque et pourra mettre son entreprise en danger. S’il tient compte de cet avantage informationnel, l’assureur refusera de proposer à tous un contrat d’assurance offrant une couverture complète du risque santé sur la base du risque moyen dans la population. La littérature économique a longuement étudié les contrats que les assureurs offrent en présence d’antisélection2, et ils ont tous en commun d’être moins favorables, en moyenne, aux assurés que ceux qui leur sont proposés en l’absence d’antisélection.
Nous allons maintenant passer en revue les quatre principaux types de régulation des tests génétiques, en étudiant leurs caractéristiques en termes de risque de discrimination et d’antisélection.
Les régulations des marchés d’assurance santé actuellement en vigueur dans divers pays diffèrent en effet selon qu’elles cherchent davantage à éviter l’accentuation des problèmes d’antisélection, ou plutôt lorsqu’elles ont pour but d’atténuer, voire d’éliminer, la discrimination des risques auxquels font face les assurés. La régulation appelée « ?Laissez-faire? » (qui s’applique entre autres au Canada, en Australie, en Chine, au Japon, en Corée du Sud, au Portugal et en Russie) permet aux assureurs santé d’exiger de la part de leurs assurés qu’ils réalisent un test génétique et qu’ils leur communiquent les résultats de ce test. Une telle régulation permet d’éliminer totalement les phénomènes d’antisélection, mais la discrimination à laquelle sont exposés les assurés se trouve alors à son paroxysme.
D’une façon un peu moins brutale, la régulation connue en anglais sous le nom de disclosure duty (obligation de révélation) empêche les assureurs d’exiger de leurs assurés la réalisation d’un test génétique, mais oblige en revanche les assurés qui ont réalisé ce test à en partager les résultats avec leur assureur santé3. Cette régulation permet également d’éliminer le risque d’antisélection mais avec toutefois un risque de discrimination un peu plus faible (par rapport au cadre juridique du Laissez-faire), dans la mesure où les assurés peuvent l’éviter en renonçant à faire un test génétique.
Une troisième régulation, intitulée règle du consentement (en anglais, consent law), diffère des précédentes en ce que les assurés ont le choix de faire un test et peuvent garder de façon privative les résultats de ce test. Néanmoins, ils ont également la possibilité de communiquer les résultats de ce test à leurs assureurs qui sont alors autorisés à en tenir compte dans leur tarification4. Une telle régulation protège donc les assurés des conséquences négatives de la discrimination des risques, puisqu’ils sont « ?discriminés? » seulement lorsque cela tourne à leur avantage. En d’autres termes, cette régulation place les assurés qui choisissent de faire un test génétique dans une situation dans laquelle?: soit ils « ?gagnent? » en montrant à leur assureur qu’ils ont un risque faible, soit ils ne « ?perdent pas? » en gardant comme information privée les résultats de leur test dans le cas où celui-ci indique qu’ils ont un risque élevé. En revanche, cette régulation expose les assureurs à des problèmes d’antisélection puisque les assurés peuvent choisir leur contrat d’assurance santé sur la base d’une information très précise fournie par leur test génétique, information qui n’est pas accessible aux assureurs pour ajuster de façon sélective les primes d’assurance. Dans le cas où les tests génétiques révèlent aux assurés qu’ils ont un risque santé élevé, ceux-ci peuvent alors se « ?fondre dans la masse? » et souscrire un contrat d’assurance calculé pour un risque moyen au sein de leur catégorie de risque observable.
Enfin, il existe une régulation plus restrictive encore au niveau de l’utilisation des tests génétiques, comme son nom en anglais l’indique?: strict prohibition. Dans cet environnement, les assureurs ne peuvent en aucun cas prendre en compte l’information des tests génétiques même si elle est fournie de façon volontaire par les assurés5. Le risque de discrimination est alors totalement neutralisé mais les phénomènes d’antisélection peuvent venir entacher le bon fonctionnement des marchés d’assurance santé. En effet, même s’il est interdit aux assureurs de conditionner explicitement l’accès à un contrat à l’information obtenue d’un test génétique, rien ne les empêche d’offrir à leurs assurés tout un éventail de contrats, tout en s’assurant que les assurés sélectionneront par eux-mêmes le contrat qui correspond à leur niveau de risque. Par exemple, un assureur peut offrir un contrat avec une prime faible accompagnée d’un faible degré de couverture (par exemple sous la forme d’une franchise plus élevée) ainsi qu’un autre contrat avec une prime plus élevée et aucune franchise, de sorte que les individus qui connaissent leur risque génétique élevé choisissent le second contrat alors que les individus qui n’ont pas fait de test choisissent le premier contrat. On parle alors de contrat « ?séparateur? ». De façon alternative, l’assureur peut offrir un seul contrat (appelé « ?mélangeant? ») à tous ses clients, mais en augmenter la prime au-delà de celle qui reflète le risque moyen dans la population pour se couvrir contre le risque que les assurés qui connaissent leur risque génétique élevé ne soient plus nombreux à souscrire ces contrats.
Les deux dernières régulations semblent protéger les assurés contre le risque de discrimination tandis que les deux premières atténuent les phénomènes d’antisélection qui peuvent apparaître suite à l’émergence et au développement des tests génétiques. Les deux inefficacités provoquées par les tests génétiques sont dans une certaine mesure antagonistes puisque l’antisélection apparaît sur les marchés d’assurance santé quand les assureurs ne peuvent pas discriminer les risques en tenant compte des résultats des tests effectués. Néanmoins, il serait erroné d’interpréter cela comme un arbitrage entre la protection des assurés (contre la discrimination des risques) et des assureurs (en éliminant ou en atténuant l’antisélection). En effet, comme nous l’avons montré plus haut en introduisant les contrats séparateurs et les contrats mélangeants, ce sont les assurés et non les assureurs qui finissent par supporter les coûts associés à l’antisélection, soit sous la forme de primes plus lourdes (contrats mélangeants), soit sous la forme de franchises plus élevées (contrats séparateurs).
La démocratisation des tests génétiques, quelles conséquences??
Même si les progrès effectués par la génétique ces dernières années sont impressionnants, à commencer par le déchiffrage du génome humain, les tests génétiques ne font pas encore l’objet d’un recours massif et restent peu utilisés par le corps médical et les patients. Ils sont actuellement cantonnés à des pathologies précises, notamment lorsque les médecins suspectent l’origine génétique de certaines maladies auto-immunes ou pour ajuster les décisions médicales liées aux traitements de certains cancers.
La régulation de type consent law paraît bien adaptée à la situation actuelle, dans laquelle peu d’individus effectuent un test génétique. En effet, tant que les assurés qui ont une information privée sur leur risque élevé sont peu nombreux, ils n’affectent pas beaucoup le risque moyen d’un contrat mélangeant et sont trop peu nombreux pour inciter les assureurs à offrir des contrats séparants. Cette régulation permet donc d’éviter à la fois le risque de discrimination et les conséquences trop importantes de l’antisélection sur la santé financière des assureurs.
Faisons à présent un peu de prospective et essayons d’imaginer les conséquences de cette régulation sur le marché d’assurance santé si la proportion d’individus faisant un test génétique augmente significativement?: tout peut changer très vite dans le domaine de la génétique, notamment en raison de la baisse rapide du coût des tests6. Dans le cas d’une régulation de type consent law, si un pourcentage relativement élevé de personnes dispose déjà, suite à la réalisation d’un test, de leur information génétique, il y a fort à parier que les assureurs regarderont d’un autre œil les personnes qui ne leur présenteront pas les résultats de leur test. En d’autres termes, les assurés qui ne montreront pas le résultat de tests génétiques seront rapidement suspectés de cacher ces résultats et devront payer une prime d’assurance fondée sur une proportion importante d’assurés au risque élevé. Toutes choses égales par ailleurs, cela devrait alors inciter davantage de personnes à faire un test génétique afin d’échapper à ce contrat « ?mélangeant? » qui incorpore toujours davantage de personnes informées de leur mauvais risque santé. Même si rien ne garantit que l’on aboutisse nécessairement à un équilibre dans lequel tous les individus décident à terme de réaliser un test génétique7, la régulation de type consent law perd en tout cas de son attrait et il n’est pas certain que cette régulation soit préférable aux autres présentées ci-dessus.
En résumé, si les phénomènes d’antisélection deviennent trop présents, cette régulation protège de moins en moins efficacement les assurés contre la discrimination des risques. Antisélection et discrimination des risques sont donc moins antagonistes qu’il n’y paraît à première vue, et vont même de pair dans le contexte de cette réglementation.
Données familiales et tests génétiques
Comme nous l’avons déjà indiqué, dans de nombreux pays, dont la France, la régulation qui encadre les tests génétiques interdit aux assureurs de conditionner les contrats d’assurance santé qu’ils proposent à l’information génétique de leurs assurés, même lorsque ces derniers souhaitent communiquer qu’ils disposent d’un risque de santé favorable. Néanmoins, en France, les assureurs proposant des polices complémentaires à la couverture fournie par la Sécurité sociale sont autorisés à demander à leurs assurés de divulguer des informations relatives aux données médicales de certains membres de leur famille, généralement leurs parents. Cette dichotomie entre ces deux régulations est curieuse, car même si l’information émanant des données médicales des membres de la famille est beaucoup moins précise que l’information transmise par les tests génétiques, ces informations sont intrinsèquement de même nature car elles dépendent toutes deux d’un même héritage génétique. Par conséquent, il semble quelque peu étrange que ces deux sources d’information soient traitées de façon aussi distincte par les régulations qui régissent les marchés d’assurance santé.
Par ailleurs, il convient de remarquer que ces mêmes données médicales peuvent être à l’origine de la décision des individus de faire un test génétique. En effet, les personnes qui observent que des membres de leur famille ont souffert de certaines maladies qui sont connues pour avoir potentiellement une cause génétique peuvent être davantage incitées à réaliser un test génétique, notamment s’il s’agit de maladies pour lesquelles il est possible de réduire le risque d’apparition en ajustant son mode de vie, par exemple grâce à des comportements de prévention. Par conséquent, cette dissonance au niveau des régulations des contrats d’assurance santé fait que dans un premier temps, les assurés sont exposés à une discrimination des risques selon les données médicales familiales qui sont communiquées, tandis que dans un second temps l’interdiction d’intégrer l’information génétique de ceux qui ont réalisé un test peut produire de l’antisélection mais limite l’ampleur de la discrimination des risques aux seules données médicales familiales.
Des deux conséquences néfastes des tests génétiques sur le marché de l’assurance (discrimination des risques et antisélection), la première est sans doute la plus visible pour l’assuré, car elle se traduit en une prime élevée, voire en un refus d’assurance. L’antisélection n’en est pas moins dommageable pour l’assuré dans la mesure où elle se traduit, par exemple, par une franchise élevée (et donc une sous-assurance) sur certains contrats en vue de séparer les assurés qui connaissent leur risque génétique élevé des autres. Il importe donc de fonder l’adoption d’un type de réglementation non pas sur un rejet viscéral de la seule discrimination, mais plus largement sur une étude économique des conséquences complètes (y compris en termes d’antisélection) des régulations étudiées.
La régulation optimale peut également changer avec le temps. Comme on l’a vu plus haut, le consent law paraît bien adapté à une situation dans laquelle les tests génétiques sont peu répandus. En revanche, cette régulation peut être dominée par d’autres (comme le disclosure duty) quand les tests génétiques se démocratisent dans la population.
Pour terminer, et comme souvent en économie, les problèmes rencontrés proviennent de l’incomplétude des marchés, et en l’occurrence de l’inexistence d’un marché d’assurance du risque génétique (à savoir du risque d’avoir un mauvais terrain génétique). Alexander Tabarrok présente plusieurs suggestions pour mettre en œuvre un tel marché8.
- *.
David Bardey est professeur à l’Universidad de Los Andes (Bogotá) et membre associé de la Toulouse School of Economics. Philippe De Donder est directeur de recherche Cnrs à la Toulouse School of Economics (Cnrs-Gremaq, Idei).
- 1.
Voir David Bardey et Philippe De Donder, “Genetic Testing with Primary Prevention and Moral Hazard”, Journal of Health Economics, 2013, vol. 32 (5), p. 768-779.
- 2.
L’information issue des tests génétiques ne représente qu’une source parmi d’autres d’antisélection. Ainsi, les assurés connaissent mieux leurs antécédents familiaux (voir plus loin dans ce texte) et leur comportement que les assureurs, ce qui génère également de l’antisélection.
- 3.
Cette régulation est en vigueur au Royaume-Uni, en Allemagne ainsi qu’en Nouvelle-Zélande.
- 4.
Les Pays-Bas ainsi que la Suisse disposent d’un tel cadre législatif.
- 5.
C’est notamment la réglementation qui régit les marchés d’assurance santé en France, en Belgique, en Autriche, en Italie, en Israël et en Norvège. Dans le cas de la France, depuis 2012, l’application de cette réglementation est encore plus stricte que dans les autres pays cités car il est désormais interdit pour les assurés de réaliser un test génétique si celui-ci n’est pas prescrit par un médecin. Cette interdiction permet de limiter les problèmes d’antisélection sur le marché de l’assurance santé complémentaire. Néanmoins, comme beaucoup de lois qui restreignent les libertés individuelles, cette réglementation est quelque peu utopique car il est relativement aisé de faire un test génétique à distance dans d’autres pays qui ne sont pas soumis à cette restriction.
- 6.
Voir Francis Collins, The Language of Life: Dna and the Revolution in Personalized Medicine, New York, Harpers Collins Publishers, 2010.
- 7.
David Bardey, Philippe De Donder et César Mantilla préparent actuellement une expérience qui permettra une meilleure compréhension des équilibres obtenus sur les marchés d’assurance santé, notamment en étudiant les facteurs qui déterminent la proportion d’individus qui décident de recourir à un test génétique en fonction de la régulation adoptée.
- 8.
Voir Alexander Tabarrok, “Genetic Testing: An Economic and Contractarian Analysis”, Journal of Health Economics, 1994, 13, p. 75-91.