Quand la pluralité religieuse change la donne politique en Amérique latine
Les Églises évangéliques ne restent pas en retrait du politique. Au contraire, leur demande de reconnaissance pèse sur la politique religieuse de certains États en Amérique latine et les contraint à des formes de laïcité nouvelles.
L’amérique latine a été marquée par le conflit entre l’Église catholique et les idées des Lumières et du libéralisme. Comme ailleurs, les luttes entre l’Église et l’État pour définir les « libertés modernes » ont été une constante des xixe et xxe siècles. La plupart des pays ont adopté progressivement des constitutions garantissant la liberté de culte et la neutralité de l’État face à la religion. Cependant, la négociation de concordats avec un acteur religieux hégémonique a conduit à des situations de compromis, de conciliation d’intérêt et de statu quo en matière de pluralisme.
Or, depuis un demi-siècle, le paysage religieux latino-américain a vécu un profond changement avec l’apparition d’importants mouvements dont les plus significatifs sont pentecôtistes. La question du pluralisme religieux restait abstraite tant que les minorités religieuses demeuraient insignifiantes en termes d’assise sociale. Avec l’émergence de nouveaux mouvements religieux de masse, le problème de la société devenue religieusement plurielle a contraint les différents États à réguler activement les divers cultes. Je souhaite ici explorer la manière dont les cultes nouveaux se positionnent face à l’État et à l’Église catholique ; ils revendiquent en effet une laïcité qui assure leur reconnaissance et non la seule gestion du pluralisme. J’avancerai en explorant un paradoxe : alors que la pluralisation religieuse conduit en général à la fragmentation des acteurs et qu’elle devrait mener à la privatisation, elle produit en Amérique latine une entrée en force du religieux dans la sphère publique ; le trait marquant de cette dernière est la confessionalisation de la politique, avec la formation de dizaine de petits partis politiques évangéliques dans tous les pays de la région depuis les années 1980. Cette stratégie d’investissement du politique correspond aux demandes de redéfinition des rapports du religieux et du politique et donc du régime de laïcité qui caractérise les pays de la région.
Qu’entendre par laïcité de l’État en Amérique latine?
La modernité religieuse latino-américaine n’est pas née d’un processus homogène et linéaire, mais construite sur la base d’avancées et de reculs. Elle s’est caractérisée par l’affrontement entre l’État libéral et l’Église catholique romaine. En ce sens, elle apparaît semblable à celle de l’Europe latine où la guerre des deux France a été exemplaire d’un processus qui a pris des modalités spécifiques selon les contextes nationaux. Il est difficile cependant d’y repérer des seuils de laïcisations homogènes pour l’ensemble de la région. Il en va de même en Amérique latine où quelques rares pays (Mexique, Uruguay) ont été et sont emblématiques d’une laïcisation tentant de renvoyer dans la sphère privée l’option religieuse alors que la plupart des autres sont restés en deçà d’une telle politique. Le Mexique est sans doute le plus ancien pays où l’idée de laïcité de l’État a vu le jour et s’est maintenue sans discontinuité jusqu’à nos jours1. Les lois de réforme de 1859-1860 devenues constitutionnelles en 1873 ont défini la politique de l’État laïque à long terme. Elles ont séparé l’Église et l’État, sécularisé le registre civil, les cimetières, l’enseignement public, défini le principe de non-immixion de l’État dans les affaires internes des cultes et établi la liberté de culte.
L’actuelle Constitution, qui date de 1917, ignore le terme de « laïcité » qui ne s’y trouve défini que dans l’article 3 relatif à l’éducation. Cet article affirme que « garantie par l’article 24 sur la liberté de croyance, l’éducation sera laïque et donc sera maintenue à l’écart de toute doctrine religieuse ». Il fallut attendre une loi complémentaire datant de 1992 pour que soit énoncé que l’État mexicain est laïque, c’est-à-dire « sans préférence ou privilège en faveur de quelque religion que ce soit, ni non plus en faveur ou à l’encontre d’aucune Église ou groupe ». L’État mexicain dépassait ainsi une laïcité de combat, fruit des luttes révolutionnaires, qui privait le clergé du droit de vote, et il rétablissait les relations avec le Vatican interrompues sans discontinuité depuis 1861.
Le radicalisme mexicain en termes de laïcité est unique dans toute la région latino-américaine. La plupart des constitutions ignorent le terme. Des processus violents d’imposition de principes laïques eurent cours durant la deuxième moitié du xixe siècle en Colombie, en Équateur et au Guatemala par exemple, mais ils furent passagers dans la mesure où d’autres régimes conservateurs rétablirent des constitutions qui reconnurent le catholicisme comme religion de la nation, tout en établissant le principe de tolérance d’abord et de liberté de culte ensuite. Aujourd’hui, la liberté de culte est reconnue par toutes les constitutions, mais en même temps la plupart octroient une reconnaissance particulière au culte catholique. C’est le cas de la Constitution argentine, qui dans son article 2 mentionne que « l’État soutient le culte catholique, apostolique et romain », ce qui se traduit par une enveloppe annuelle de plusieurs millions de dollars. Bien que la liberté de culte soit reconnue, les pratiques dominantes des dernières décennies font du catholicisme la religion officielle de l’État. Ce n’est que récemment, avec la réforme constitutionnelle de 1994, que l’article de la Constitution nationale de 1853 selon lequel le président devait être catholique a été aboli2. Certains pays n’en sont pas encore là. Au Costa Rica, la Constitution stipule que le président doit être catholique et, après chaque élection, la première démarche de l’élu consiste à rendre hommage à la patronne du pays dans la basilique nationale de Cartago en présence de l’archevêque.
Tous les États latino-américains entretiennent des relations diplomatiques avec le Vatican, ce qui ne nuit certes en rien au principe de laïcité. Mais la plupart d’entre eux sont allés plus loin et ont accepté des concordats qui garantissent au culte catholique un statut de droit public et des accords privilégiés avec l’Église en termes de subventions et d’enseignement. L’État péruvien, par exemple, collabore à l’éducation religieuse catholique en conformité avec l’accord passé avec le Saint-Siège (décret-loi no 23211), qui stipule que l’État contribue au financement des institutions éducatives catholiques par des subventions au travers de la Oficina nacional de educacion católica. Un avenant de juillet 2004 émis par le ministère de l’Éducation précise que l’engagement d’enseignants dans le domaine de l’éducation religieuse requiert, outre la proposition du directeur d’établissement, l’approbation écrite de l’évêque du diocèse correspondant, et que les contenus des programmes des cours de religion seront élaborés par l’Église catholique en coordination avec le ministère de l’Éducation3. De manière plus large, l’État soutient la représentation de l’identité catholique de la nation par des attitudes et des rites. Ainsi, en Équateur, la sainte patronne du pays est aussi celle de l’armée, comme c’est d’ailleurs le cas en Espagne avec la Vierge du Pilar.
Hormis ces pratiques, qui correspondent à une définition pour le moins restrictive de la laïcité, il faut tenir compte de l’écart, dans toute la région, entre le pays légal et le pays réel. Cet écart permet de contourner la loi et de maintenir des normes qui renvoient aux traditions coutumières et aux négociations corporatistes. Le plus bel exemple historique s’est réalisé au Mexique avec la politique dite de « conciliation », mise en œuvre par le régime libéral de Porfirio Diaz entre 1876 et 1911. La Constitution de 1857 complétée par les lois de réforme devint la plus radicale de la région en termes de liberté de culte et de séparation de l’Église et de l’État, et elle resta inchangée par la suite. Mais dans la pratique, le régime tolérait la violation des principes constitutionnels en termes d’éducation et d’occupation de l’espace public par l’Église, en échange d’un soutien politique à la dictature. L’Église catholique a été à même de résister à la laïcisation grâce à la capacité qu’elle a toujours démontrée à mobiliser les masses et par son refus de réduire la religion à la sphère privée. Le catholicisme intégral, post Rerum novarum4, continue aujourd’hui d’occuper l’espace public, social et politique. Même renvoyée dans la société civile, l’Église catholique reste le principal acteur face à l’État.
Une des caractéristiques des sociétés latino-américaines est précisément la faible autonomie de la société civile face aux deux principaux acteurs que sont l’État et l’Église catholique. Les forces sociales se définissent en termes de subordination et d’articulation à l’un ou à l’autre de ces deux acteurs centraux dans des stratégies clientélistes. La démocratisation en a pâti – et ce n’est que depuis une quarantaine d’années que l’on peut observer une différenciation et une autonomisation de la société civile. Le contexte de transition démocratique qui caractérise la région depuis la fin des dictatures militaires et de la guerre froide renforce une progressive pluralisation, qui se traduit aussi bien au plan politique qu’au plan des acteurs de la société civile, avec la multiplication d’Ong par exemple.
L’un des aspects les plus significatifs en ce sens est la pluralisation religieuse sans précédent de la région. Celle-ci se déploie cependant sans que, dans la plupart des pays de la région, les relations entre l’Église catholique et l’État se soient modifiées dans le sens d’une véritable laïcité. Le traitement préférentiel dont bénéficie l’Église catholique perdure, et une laïcité restreinte prend parfois la forme d’une laïcité de conciliation qui continue de marquer la région. Pour preuve, la messe que l’ambassade d’Uruguay près le Saint-Siège a organisée à Rome à l’occasion du décès de Jean-Paul II, et le déplacement de la statue de ce dernier d’une propriété privée à un espace public, à côté de la croix élevée à l’occasion d’une des visites du pape à l’Uruguay, dans l’important centre commercial Tres Cruces où se trouve la gare routière de la capitale uruguayenne. La récente protestation de la Fédération des Églises évangéliques de l’Uruguay auprès du président de la République, au nom de la laïcité de l’État, est symbolique de la vigilance exercée par les nouveaux mouvements religieux envers de telles pratiques5. La croissance numérique des acteurs non catholiques les pousse même à remettre en cause les concordats, comme c’est le cas en République dominicaine6, Ce sont ces stratégies de la part de nouveaux entrants dans le champ religieux, que je désire explorer maintenant.
La pluralisation religieuse et ses effets
La pluralisation des croyances n’est pas récente en Amérique latine. Voici près d’un siècle et demi que les premières constitutions libérales établissaient la liberté de culte et que les premières Églises protestantes historiques se diffusaient. Il aura fallu attendre néanmoins les années 1950 pour qu’un double mouvement s’opère. D’une part, les modèles religieux protestants libéraux furent supplantés par les modèles effervescents de type pentecôtiste. D’autre part, l’affinité élective entre l’imaginaire pentecôtiste et la religiosité des masses rurales et sub-urbaines assura au pentecôtisme une expansion beaucoup plus dynamique que celle des protestantismes libéraux. Toutes les courbes nationales de croissance du nombre d’adhérents aux sociabilités « protestantes » révèlent un décollage qui se dessine nettement durant les années 1960 et une courbe ascendante qui ne fléchit pas durant les deux décennies suivantes. Aujourd’hui, bon nombre d’Églises pentecôtistes dépassent le demi-million de membres et certaines, telles les Assemblées de Dieu ou l’Église universelle du royaume de Dieu au Brésil, en revendiquent plusieurs millions. Tous les pays de la région enregistrent des taux significatifs de population protestante, certains dépassant les 15 à 20 % – pour le Brésil, le Chili et le Guatemala. Le Pérou serait récemment passé au cours de la dernière décennie de 7 à 13 % d’évangéliques.
Les données nationales devraient être cependant pondérées par une approche régionale, plus fine, de la pluralisation en cours. À titre d’exemple, les recensements nationaux mexicains de 1990 et 2000 permettent de mesurer l’impact régional de la dérégulation du champ religieux. Pour la première fois de son histoire, le Mexique comptait en 1990 moins de 90 % de catholiques romains. Mais la géographie de la pluralisation n’est pas uniforme et se précise autour d’une tripolarité. D’un côté, les États pionniers du Nord, frontaliers des États-Unis, de population métisse de récente migration, de l’autre, les États du Sud, ruraux et « indiens » ; enfin, les périphéries misérables des grandes villes. En revanche, le centre-ouest de longue implantation d’un catholicisme baroque et d’une meilleure intégration sociale résiste, avec des taux de non-catholiques inférieurs à 4 % de la population. Il est significatif que l’État le moins catholique de la fédération mexicaine, le Chiapas, soit le plus indien. La population catholique du Chiapas est passée successivement de 91 % en 1970, à 76 % en 1980, à 67 % en 1990 et à 63 % en 2000. En essayant de préciser de manière encore plus serrée les données religieuses de cet État, au niveau communal, il apparaît qu’en 2000 dans 33 des 111 municipes, en terre indienne avant tout, les catholiques représentent moins de la moitié de la population7.
Cette géographie de la pluralisation se reproduit partout en Amérique latine, avec plus ou moins d’intensité. La géographie de l’innovation religieuse est bien celle de la misère et de la marginalisation. Le lien sectaire se construit de manière privilégiée en milieu ethnique, parmi les déracinés ruraux des périphéries urbaines et parmi les travailleurs migrants transplantés vers les pôles de développement économique. Il s’agit d’une religion populaire de type pentecôtiste et charismatique qui, en milieu rural et suburbain, se développe en continuité avec l’imaginaire religieux ancestral.
De manière simultanée, durant les années 1980, certains secteurs urbains de classe moyenne, au statut social précarisé par la crise économique et politique récurrente et séduits par les modèles religieux importés des États-Unis, se sont convertis à des mouvements religieux transnationaux de type pentecôtiste et évangélique ou ont commencé à être les initiateurs de mouvements religieux nouveaux adaptant avec succès les modèles importés aux mentalités latino-américaines. L’Église du Verbe au Guatemala fondée en 1976 ou l’Église universelle du royaume de Dieu fondée à Rio de Janeiro par « l’évêque » Macedo en 1977 en sont représentatives.
Il s’en est suivi une fragmentation du champ religieux créant un nouveau rapport de force, qui amena l’Église catholique à combattre, puis à endiguer le phénomène. Les réponses catholiques à cette expansion « protestante » se dessinèrent dès les années 1960. Les communautés ecclésiales de base surgirent d’abord dans le cadre d’une stratégie anti-pentecôtiste. Après leur détournement par les secteurs catholiques radicaux, c’est le Renouveau charismatique catholique qui prit la relève, pentecôtisant le catholicisme latino-américain. À ces réactions de terrain, se sont ajoutées des pressions politiques afin de recatholiciser l’école ou de freiner la sécularisation de la société8. La concurrence toujours plus marquée entre organisations religieuses et le recours constant de l’Église catholique à son lien privilégié à l’État afin de combattre ce qu’elle appelle toujours « les sectes », ont poussé les dirigeants pentecôtistes et évangéliques à investir à leur tour la politique en capitalisant la croissance exponentielle de leurs fidèles.
Des demandes religieuses à l’action politique
Les pentecôtismes ont surgi de « la culture de la pauvreté », pour reprendre l’expression d’Oscar Lewis, et ils véhiculent les schèmes et les structures traditionnels d’autorité. Comme l’a montré C. Lalive d’Épinay9, ils reproduisent le modèle patriarcal et patrimonial de l’hacienda, le pasteur étant le patron d’une clientèle religieuse. Le rapport clientéliste constitutif de la sociabilité pentecôtiste évolua rapidement en fonction de l’ampleur croissante de la base mobilisée en une recherche de négociation corporatiste avec les acteurs politiques. Dans un champ religieux en expansion et en raison de la concurrence accrue, les sociabilités protestantes historiques, dans le contexte des années 1950 d’effacement de la culture politique libérale qui les avait vu naître, se « pentecôtisèrent » à leur tour ou, tout au moins, adoptèrent des propositions théologiques fondamentalistes afin de croître et survivre. Conséquence de cette convergence, sauf exceptions notoires de certaines Églises méthodistes et luthériennes, les Églises évangéliques et pentecôtistes affirmèrent un anticommunisme primaire de soutien aux régimes militaires des années 1960 et 1970. Mouvement double d’ailleurs qui rencontra l’intérêt de politiciens nécessitant de renouveler ou tout simplement de créer une base électorale. Ceci se traduisit par la cooptation des évangéliques et pentecôtistes par les régimes militaires, tels ceux de Pinochet au Chili, des généraux brésiliens, de Banzer en Bolivie, Rios Montt au Guatemala et des Sandinistes au Nicaragua. Par ce double mouvement, les dirigeants pentecôtistes et les laïcs éminents des sociétés évangéliques entrèrent en politique, essentiellement au niveau municipal. Avec la fin des régimes bureaucratiques autoritaires et les transitions démocratiques en cours dès les années 1980, les dirigeants évangéliques et pentecôtistes manifestèrent une volonté de traduire les demandes religieuses dans des organisations politiques. S’en est suivie une constante création de partis et de mouvements dans au moins dix pays de la région et la présentation de candidats « évangéliques » aux élections présidentielles dans cinq d’entre eux (Venezuela, Pérou, Guatemala, Brésil, Colombie) lors de diverses échéances électorales entre 1987 et 1994.
La visibilité politique des évangéliques est manifeste en particulier au Brésil, où aucun parti évangélique n’a été créé, la cooptation des acteurs sociaux par les partis se partageant le pouvoir étant ancrée dans les mœurs. Les travaux de Paul Freston10 rendent compte de l’irruption de candidats évangéliques lors des élections à l’Assemblée constituante brésilienne de 1986. Bien que de filiations politiques diverses, mais en majorité conservatrices, ils se firent remarquer tant par leur nombre (36) que par leur habileté à se regrouper et à former la Bancada evangélica, organisme de négociation clientéliste et troisième force politique au sein de l’Assemblée. Loin de n’être qu’un événement conjoncturel, lors des élections suivantes de 1990 et de 1994, une présence significative de 31 et de 26 députés « protestants » se maintint. D’origine pentecôtiste et évangélique, ces pasteurs-députés ont deux traits en commun que relève Freston. D’une part, ils sont pour la plupart élus sur un vote de type corporatiste avec le slogan « le frère vote pour un frère » ; d’autre part, ils disposent d’un lien privilégié avec les médias en tant que présentateurs de programmes religieux à la radio et à la télévision ou en tant que propriétaires de stations de radio ou détenteurs de concessions radiophoniques ou télévisées. Ce phénomène se retrouve dans l’ensemble de la classe politique brésilienne, mais semble s’accentuer chez les évangéliques qui, en d’autres termes, n’hésitent pas à se servir du pupitre à des fins électorales, même si ces pratiques ne sont pas systématiques. Au Pérou en 1991 et au Guatemala des processus semblables ont eu cours11 et ce n’est pas par hasard, vu les données statistiques évoquées plus haut, qu’un gouverneur « protestant » appartenant au parti d’opposition qu’était alors le Parti action nationale a été élu dans l’État voisin du Chiapas en 2000.
Principaux partis ou mouvements politiques confessionnels « évangéliques » en Amérique latine
PaysPartis ou mouvements politiquesAnnée de créationArgentineMovimiento Cristiano Independiente1991Movimiento Reformista Independiente1994BolivieAlianza Renovadora Boliviana (ARBOL)1992BrésilBancada Evangélica1986Movimiento Evangélico Progresista1990Primer encuentro nacional político evangélico1991ChiliPartido Alianza Nacional Cristiana1995ColombieAlianza Nacional Cristiana1980Partido Nacional Cristiano1989Movimiento Unión Cristiana1990Costa RicaPartido Central AuténticoNacionalista1997Partido Renovacion Costarricense1993El SalvadorMovimiento de Soldaridad Nacional1993GuatemalaMovimiento Unidad198-Alianza Cristiana Internacional de Partidos y Movimientos Políticos1993MexiqueGrupo Lerdo de Tejada1992Frente de Reforma Nacional1996NicaraguaPartido de Justicia Nacional1992Movimiento Político Cristiano1992Camino Cristiano Nicaraguense1996Alternativa Cristiana1980PérouFrente Evangélico (FE)1985Alternativa Cristiana1990Movimiento Acción Renovadora (AMAR)1985Unión Renovadora de Evangélicos peruanos1990Presencia Cristiana1994VenezuelaOrganizaciónRenovadoraAuténtica (ORA)1987Une politique de la louange et du don
L’irruption politique du religieux sectaire s’explique par l’affinité élective entre pentecôtisme et culture politique latino-américaine. Les styles d’autorité et les mécanismes de domination y sont marqués par la récurrence de l’autoritarisme. Celui-ci plonge ses racines dans l’héritage colonial aussi bien qu’il est le fruit de structures rurales longtemps immobiles. Cent cinquante ans d’indépendance n’ont guère oblitéré trois siècles de colonisation qui ont servi de creuset aux rapports sociaux. La stratification sociale y est avant tout une stratification segmentaire et raciale et se fonde sur un ordre dominé par les minorités blanches, menacées de manière récurrente par les métis, toujours prêts à s’assimiler à l’élite blanche ou à en adopter les valeurs et les comportements, une fois au pouvoir. La persistance de ces « castes » définies par les subtiles nuances de couleurs de peau rend totalement fictif l’anonymat juridique de la citoyenneté abstraite.
Le caractère vertical des rapports sociaux n’est pas que l’expression d’un ordre social traditionnel ou un archaïsme dû à l’impact des structures rurales de l’hacienda sur les mentalités et les comportements. Il est également le fruit des deux acteurs institutionnels bénéficiaires de l’héritage colonial, l’État et l’Église catholique. Les deux sont l’occasion de formes plus ou moins oligarchiques ou personnalisées de concentration du pouvoir et de rejet de toute impulsion indépendante de la part des bases populaires.
Ce style d’exercice du pouvoir doit sa force et sa pérennité au fait qu’il se manifeste également au niveau des structures locales, le village ou le quartier. Il est reproduit de haut en bas de l’échelle sociale au travers de chaînes de loyautés, de réciprocités et de dépendances qui structurent les rapports sociaux verticaux et asymétriques. Le caudillisme vers le haut, le caciquisme vers le bas, sont deux modalités, deux expressions des mécanismes de domination au sein des sociétés latino‑américaines12.
Par conséquent, le néo-communautarisme pentecôtiste naît dans des sociétés qui présentent les conditions favorables aux relations de patronage et aux réseaux de clientèle. Comme l’a bien vu Corten13, il est « une proto-politique de la louange » qui s’inscrit dans une culture politique corporatiste. La fusion émotionnelle communautaire qu’il engage est à la fois l’affirmation égalitaire du « nous » des exclus du système social et l’adoption d’un langage, la glossolalie et la louange, inacceptable pour la société dominante. En même temps, il est une structuration autoritaire de la protestation par la soumission du groupe au chef naturel charismatique. Dans ce sens, Corten14 remarque de manière pertinente qu’« il contient un énoncé non compatible avec le “premier énoncé” du système politique occidental, le contrat ».
À la louange comme premier énoncé du pentecôtisme s’ajoute le don comme mécanisme de structuration du rapport corporatiste. Le don se manifeste par le sacrifice financier des fidèles, central dans les cultes pentecôtistes en tant que reconnaissance du pouvoir charismatique du dirigeant. Le fidèle donne de l’argent pour recevoir en échange un bien symbolique par l’entremise du médiateur charismatique. Le don est tout d’abord la reconnaissance du pouvoir charismatique dont est porteur le dirigeant religieux capable d’assurer la réciprocité ou à même de répondre à « l’excès du croire » (Gisel) sous forme de bénédiction spirituelle et matérielle. Dans une formule lapidaire, Rouquié15 résume la logique de ce mécanisme de pouvoir : « La politique du don est avant tout une politique de la rareté » et s’inscrit dans la « nécessité de l’intercession ». C’est la rareté des biens vitaux et la médiation nécessaire pour y avoir accès qui fondent et entretiennent à la fois l’émotion néo-communautaire du pauvre mobilisé par le pentecôtisme et le mécanisme corporatiste de domination politique et religieux des pasteurs-patrons. C’est pourquoi, l’énoncé pentecôtiste ne se situe pas qu’à la « porte du politique16 », mais il contribue à la mise en forme du recours politique classique dans les mentalités latino-américaines. À cet égard, il s’inscrit plus en continuité qu’en rupture avec les mentalités religieuses catholiques, qui ont structuré et renforcé l’imaginaire politique et social corporatiste. En passant des demandes religieuses à l’action politique, il vise à combler le déphasage entre la réalité du monde de l’exclusion d’où il surgit et une modernisation politique de façade qui continue dans les faits à nier les principes démocratiques libéraux, en se fondant sur un parlementarisme qui lui interdit toute représentation autre que corporatiste. C’est pourquoi, inscrites dans la structure duale des systèmes politiques latino-américains, les minorités pentecôtistes, en continuité avec l’univers symbolique endogène, tendent à élaborer un rapport clientéliste et subordonné à l’État en vue d’une reconnaissance et d’une négociation.
Un rapport de subordination au néo-corporatisme d’État
En Amérique latine, l’action politique ou religieuse ne dépend pas de l’opinion de l’acteur individuel, mais des services obtenus et de la protection dispensée au groupe social. Ceci distingue les pratiques politiques latino-américaines du modèle démocratique libéral. Au lieu de se fonder sur le principe de la représentation des individus, le système politique est celui de la participation et de la mobilisation, à partir de la communauté locale et des acteurs collectifs. C’est pourquoi, comme le souligne Touraine, « le caciquisme ne renforce pas l’isolement des communautés ; il facilite au contraire l’accès de celles-ci au pouvoir central. Mais il est plus un moyen de contrôle d’une population qu’un agent d’expression des demandes de celle-ci, incapables de se manifester directement, par le canal de “représentants” élus17 ».
C’est parce qu’il facilite l’accès au pouvoir régional et central que le pentecôtisme se transforme en mouvement capteur de votes dans la mesure où le vote apparaît comme un bien échangeable parmi d’autres et contre d’autres biens plus immédiatement utilisables. La négociation du vote captif des fidèles pentecôtistes est à la fois revendiquée par ces mêmes bases et utilisée par les pasteurs à des fins politiques. Dans la mesure où les dirigeants pentecôtistes ou évangéliques se trouvent dans une logique de croissance de leur entreprise religieuse, ils sont contraints de rechercher les moyens d’accroître ou, tout au moins, de maintenir leur prestige. Cet intérêt converge avec celui de dirigeants politiques cherchant à recruter des clients potentiels, c’est-à-dire des acteurs susceptibles d’entrer dans « un rapport de dépendance personnelle, non lié à la parenté, qui repose sur un échange réciproque de faveurs entre deux personnes, le patron et le client, qui contrôlent des ressources inégales18 ». C’est ainsi que, durant les années 1970 et 1980, les pasteurs ont fait l’objet d’attention de la part des régimes militaires désireux d’assurer leur légitimité et que, depuis les années 1990, ils sont courtisés par les organisations politiques de tous bords.
De cette manière, les dirigeants évangéliques s’insèrent dans des réseaux qui couvrent l’ensemble du spectre social. En effet, du chef de l’État à l’élu de base, la plupart des hommes politiques usent des ressources liées à leur fonction pour constituer ou s’introduire dans des réseaux de clientèles dont les ramifications s’entremêlent comme Monclaire19 l’a montré pour le Brésil.
Dans le cadre de cette culture politique, les pratiques de médiation du dirigeant « protestant » se développent sur la base de sa capacité de mobilisation de clientèles religieuses toujours plus amples. Les pasteurs pentecôtistes qui, au départ, faisaient, comme l’a souligné Lalive d’Épinay20, la grève de la société globale, se sont transformés, par la croissance exponentielle de leurs églises, en « vendeurs de votes », en médiateurs recherchés, échangeant le vote captif de leurs fidèles contre des postes politiques subalternes, la redistribution de biens publics ou de biens privés, l’octroi de concessions de stations de radio, de chaînes de télévision, entre autres. Par ce mécanisme, les mouvements religieux néo-communautaires qui s’appuient sur les pauvres et les exclus entrent dans un rapport clientéliste de subordination à l’État et « visent moins la construction d’un conflit qu’une intégration sociale et politique, ce qui explique leur radicalisme conservateur qui mélange les discours les plus extrêmes avec le clientélisme le plus utilitaire21 ».
Il existe un parallélisme et une complémentarité entre l’action politique et l’action religieuse, qui empêchent les solidarités horizontales, autonomes, et renforcent les configurations verticales au profit des acteurs corporatistes. Parce que le pentecôtisme et l’évangélisme sont une manière d’échapper à l’hégémonie corporatiste de l’Église, la confessionnalisation de la politique par la création de partis et de mouvements est une manière d’exercer une pression sur l’État afin de redéfinir le régime de laïcité et de régulation des cultes.
Une redéfinition du régime de laïcité par une négociation corporatiste : l’exemple chilien
En Amérique latine, le politique et le religieux ne sont pas séparés dans les pratiques du principal acteur religieux, l’Église catholique. Celle-ci a même reconquis ses liens privilégiés avec tous les États de la région, fait sans précédent après un siècle et demi de libéralisme anti-clérical. La modernité politique latino-américaine est, en effet, une modernité paradoxale. La nation populiste, organique, segmentaire ou ethnique, continue de s’opposer au modèle de nation civique, volontaire, contractuel ou électif inscrit dans les constitutions. Par-delà le cadre juridique sécularisateur, les pratiques sociales et même politiques ne le sont pas. L’Église intervient constamment soit comme médiatrice dans les conflits politiques, soit comme principal opposant des mesures de modernisation éthique (avortement, divorce, procréation) ou de sécularisation (écoles confessionnelles). Il conviendrait d’analyser la multiplication de petits partis catholiques qui s’ajoutent à la démocratie chrétienne, principal acteur politique confessionnel dans la région et la montée de politiciens catholiques disposant du support du Renouveau charismatique catholique22. L’entrée des pentecôtismes dans l’espace public répond à cette situation en tentant de déplacer l’Église de son rapport privilégié et même exclusif à l’État et en mobilisant leurs bases de la même manière que l’Église catholique le fait avec les siennes.
En transformant le néo-communautarisme sectaire en une expression politique, les mouvements évangéliques cherchent à s’assurer un effet de négociation. Cette négociation se réalise dans le cadre du jeu corporatiste de réciprocité entre acteurs politiques légitimes et acteurs subalternes religieux23. Par la négociation du vote évangélique, ils tentent de s’assurer un rapport privilégié à l’État et de déloger le détenteur traditionnel, l’Église catholique, de sa position exclusive.
Le contexte chilien illustre une telle logique24. Alors que jusque dans les années 1970, le pentecôtisme le plus ancien d’Amérique latine (1910) était ignoré par l’État aussi bien que par l’Église catholique, l’énorme succès de mobilisation clientéliste réussie par l’Église méthodiste pentecôtiste du Chili (environ un demi-million de membres avec l’Église évangélique pentecôtiste qui lui est étroitement liée) a poussé cette dernière et l’État dictatorial de Pinochet à entrer en négociation dès 1974. Contre sa reconnaissance par l’État, cette Église, alliée aux autres Églises pentecôtistes qui représentent environ 80 % des protestants25, prêta son soutien au régime. Ceci se traduisit par l’érection d’une cathédrale pentecôtiste dans le centre de Santiago qui fit pendant à la cathédrale catholique dans la mesure où, dès 1975, un Te Deum s’y organisa le jour anniversaire de l’indépendance chilienne avec la présence du dictateur et de ses ministres, c’est-à-dire avec la reconnaissance de l’État. Alors que l’Église catholique s’opposait à la dictature, cet acte fit concurrence à celui, œcuménique, réalisé en parallèle et depuis 1968 dans la cathédrale catholique romaine. Avec la chute de la dictature en 1990, les nouveaux dirigeants politiques démocrates-chrétiens sous la présidence de Patricio Aylwin tentèrent d’imposer le retour au Te Deum unique et de ramener ainsi le pentecôtisme à sa juste mesure dans un ordre religieux régulé par le monopole catholique adossé à l’État par le biais d’un statut de droit public selon la constitution de 198026. Le Comité des organisations évangéliques (Coe), organisme faîtier des Églises évangéliques, s’y opposa et maintint le Te Deum évangélique. Pourquoi l’État ne parvint-il pas à se dégager de ce type de cooptation mise en place par la dictature ? C’est parce qu’entre-temps, les évangéliques étaient passés de 5, 6 % de la population en 1960 à 12, 4 % en 1992, à 15, 1 % en 200227. Même s’ils ne constituent pas une masse homogène et un bloc électoral univoque, ils représentent un réservoir d’environ 1, 7 million de convertis et sympathisants à même de traduire politiquement leurs choix confessionnels en vue de défendre leurs intérêts religieux. La stratégie d’ouvrir les lieux de culte à l’action politique lors des campagnes électorales n’est pas le moindre des atouts que les pentecôtistes se sont réservés dans les années 1990. Dès le retour de la démocratie, le Coe engagea une démarche visant à convaincre la classe politique de la nécessité d’une loi de culte nouvelle qui leur assure une reconnaissance juridique de droit public. Un projet de loi établissant l’égalité juridique de toutes les confessions incluant l’Église catholique fut élaboré par une Commission ad hoc du Parlement dès juillet 1993. Il comblait un vide légal dans la Constitution de 1980 qui établissait la liberté de conscience et de culte, mais définissait toutes les organisations religieuses comme des corporations de droit privé, à l’exception de l’Église catholique romaine et de l’Église orthodoxe grecque. Par un constant travail de lobbying articulé aux man œuvres clientélistes en termes de vote, les pressions aboutirent le 6 novembre 1996 lorsque la loi des cultes fut mise en discussion au parlement, puis approuvée et renvoyée au Sénat pour discussion. En septembre 1997, alors qu’une commission du Sénat examinait le projet de loi, la Conférence épiscopale chilienne déclara préférer être exclue de la législation sur les cultes considérant que l’article pouvait affecter les garanties et privilèges que la Constitution accorde à l’Église catholique. À nouveau, à la veille de la session du Sénat du 23 juin 1999 qui s’y consacra, l’Église catholique s’opposa au débat du projet de loi déjà approuvé par la chambre des députés, reconnaissant l’égalité juridique de toutes les religions, alléguant que pour des raisons historiques elle méritait un traitement préférentiel et devait rester en dehors du cadre de la loi. Cependant, le 12 août 1999, les deux chambres réunies en Congrès approuvèrent la nouvelle loi, le président ayant un an pour la promulguer, ce qu’il fit dans un bref délai, le 1er octobre suivant.
Le Chili était ainsi passé de la liberté de culte inscrite dans la Constitution de 1925 et réaffirmée dans celle de 1980, et du privilège exclusif réservé à l’Église catholique dans un régime de séparation de l’Église catholique et de l’État, à l’égalité juridique des organisations religieuses. La nouvelle loi leur garantit l’accès aux hôpitaux, aux prisons et aux casernes avec la nomination d’aumôniers assurant un service public au même titre que les aumôniers catholiques qui en avaient jusque-là le seul privilège. De même, au plan de l’enseignement religieux confessionnel dans les écoles publiques, les organisations religieuses minoritaires obtinrent les mêmes droits que l’Église catholique à partir d’un certain seuil d’élèves par classe. L’égalité de statut avec l’Église catholique s’appliqua aussi avec la nomination, en 2001, d’un aumônier évangélique du Palais présidentiel de la Moneda occupé par l’évêque méthodiste Neftali Arévana. Ceci s’est traduit également par des changements protocolaires lors des actes publics. L’évêque pentecôtiste Francisco Anabalon, représentant du Coe, se trouva placé au même rang que l’archevêque de Santiago, le cardinal Errazuriz, lors du discours d’investiture présidentielle de mars 2000.
Depuis lors, la présence de l’évangélisme dans la sphère publique s’est intensifiée. Les évangéliques n’ont pas cessé d’intervenir dans le jeu politique, en particulier dans la campagne présidentielle de 1999, où une partie d’entre eux avait soutenu Ricardo Lagos, agnostique, contre Lavín, membre de l’Opus Dei. C’est pourquoi, peu après son investiture, Lagos reçut le 27 janvier 2000 un groupe de pasteurs et d’évêques. Ceux-ci instituèrent pour la première fois un culte évangélique de prière pour sa prise de pouvoir le 18 mars, en espérant qu’à partir de là un tel acte se célébrerait à chaque intronisation présidentielle, indépendamment de l’appartenance politique du président, comme cela se faisait jusque-là dans la seule cathédrale catholique de Santiago. Les Te Deum évangéliques de 2001 et 2002 ont vu accourir, comme à l’ordinaire, le président, tous les ministres et des représentants des forces armées. À celui de septembre 2005, s’y sont présentés, en plus du président Lagos, les principaux candidats à l’élection présidentielle du 11 décembre 2005, Michelle Bachelet (Partido de la Concertación), Joaquín Lavín (Unión Democrática Independiente) et Sebastián Piñera (Partido de la Renovación Nacional28). Le lendemain du triomphe de Michelle Bachelet à la présidentielle de mars 2006, celle-ci reçut les dirigeants évangéliques. Le 26 mars suivant, elle participa avec tous ses ministres au Te Deum organisé en son honneur dans la cathédrale méthodiste pentecôtiste de Santiago, suivant en cela la démarche inaugurée par son prédécesseur. Le culte évangélique de prière pour la prise de pouvoir du 18 mars 2000 s’était transformé, le 26 mars 2006, en un Te Deum révélant à la fois le rapport clientéliste que les évangéliques cherchent à entretenir et la manière dont l’État gère la pluralité religieuse du pays. En particulier, les dirigeants évangéliques y ont exprimé la demande de « canaux plus larges pour être écoutés au même niveau que d’autres credos29 ».
Le cas chilien illustre le type de laïcité qui est négociée ou en passe de l’être à plus ou moins long terme par les acteurs religieux minoritaires. Il est intéressant de remarquer que si laïcisation il y a, elle correspond plus au premier seuil du début du xixe siècle mis en avant par Bauberot30 pour la France qu’au second du début du xxe. Les organisations religieuses bénéficient d’une reconnaissance de légitimité sociale : la religion est une des grandes institutions de la société. Elle répond à des besoins religieux et assure un service public reconnu, protégé mais aussi surveillé par l’État. Le catholicisme, religion de la grande majorité, doit partager la reconnaissance de légitimité avec les minorités religieuses qui accèdent également au rang de « cultes reconnus ». Mais la modalité française de laïcité a rompu de façon spectaculaire avec le système des cultes reconnus en 1905. Le cas chilien se rapproche donc plus aujourd’hui du modèle belge. La constitution belge continue d’ignorer la référence à la laïcité, mais l’État peut être qualifié de laïc et en tout cas de neutre dans un régime de cultes reconnus, non concordataire pour ce qui concerne l’Église catholique, qui met sur pied d’égalité les divers cultes et même un pilier laïque.
À la différence du modèle belge, la démarche chilienne s’est effectuée sur la base d’un pluralisme mis en œuvre par l’État au moyen de pratiques clientélistes. La force du pentecôtisme chilien est d’avoir réussi à passer dans la longue durée de la clandestinité à l’espace public et d’avoir redéfini et infléchi le régime de laïcité restreinte en sa faveur. Alors que les protestantismes libéraux de la fin du xixe siècle en Amérique latine avaient lutté pour une laïcité correspondant au modèle mexicain ou au second seuil français, les pentecôtismes contemporains optent pour un modèle beaucoup moins radical. Dans une société où le religieux et le politique restent étroitement liés dans les pratiques publiques et sociales, l’option radicale a été évacuée au profit d’une cooptation des organisations religieuses par l’État qui gère la pluralité religieuse et définit le pluralisme autorisé.
Les constitutions libérales en Amérique latine avaient mis l’accent sur la stricte séparation de l’Église et de l’État, instaurant la liberté de culte et la non-intervention de l’État en matière de cultes. Ce modèle est encore présent dans le cas mexicain31 qui est plutôt l’exception que la règle dans une région où un autre type de laïcité est à l’ œuvre par la stratégie de certains acteurs minoritaires et la volonté de l’État. Je l’appellerai corporative. Elle implique la reconnaissance du statut de droit public des acteurs religieux par l’État qui devient ainsi le grand arbitre. Pour l’État, c’est une manière d’affaiblir l’Église catholique qui se voit concurrencée par les acteurs religieux minoritaires. Alors que l’on pouvait s’attendre à ce que la pluralisation religieuse accélère un processus de privatisation du religieux, il se produit un phénomène inverse. La confessionalisation de la politique conduit les nouveaux entrants à user du rapport de force clientéliste afin de se voir adjuger par l’État des prérogatives publiques identiques à celles de l’Église catholique. Dans cette « extrême occident » qu’est l’Amérique latine32, ils contribuent à définir une laïcité corporative de cultes reconnus qui n’est ni celle de combat qu’a connu la région du temps de l’anticléricalisme libéral, ni la laïcité apaisée et sécularisée par la privatisation et la désinstitutionnalisation du religieux que connaît l’Europe.
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Professeur de sociologie des religions à l’université Marc Bloch de Strasbourg et directeur de recherche à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (Iheal), université de Paris III. Cet article est le fruit d’une communication au colloque « Les religions face à la laïcité » organisé par la faculté de droit et de science politique de l’université de Rennes I sous la direction de Philippe Portier, les 25 et 26 mai 2005. Il paraîtra dans les actes du colloque, Philippe Portier (sous la dir. de), Approches comparées de la laïcité, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
- 1.
Roberto Blancarte (sous la dir. de), Laicidad y valores en un estado democrático, Mexico, El Colegio de Mexico, 2000.
- 2.
Fortunato Mallimaci, « Catolicismo, religión y política : las relaciones entre la Iglesia católica y el actual gobierno del Dr. Kichner », L’Ordinaire latino-américaniste, « L’Argentine est-elle sortie de la crise ? », 198, octobre-décembre 2004, p. 67-82.
- 3.
Agencia Latinoamericana y caribeña de comunicación (Alc), « Denuncian resolución procatólica del Ministro de la Educación », 17 mai 2005.
- 4.
La première encyclique sociale de l’Église catholique, publiée par Léon XIII en 1891.
- 5.
Prensa Ecuménica, noticias, Buenos Aires, 2 mai 2005.
- 6.
Agencia Latinoamericana y Caribena de noticias (Lima, 12 juillet 2005) signale par exemple que, revendiquant de 16 à 20 % des dominicains, la Confederación dominicana de unidad evangélica (Codue ) demande l’annulation du concordat signé par le dictateur Trujillo en 1954 « parce qu’il porte atteinte à la nécessaire égalité religieuse du pays ».
- 7.
Mexico, XI censo general de población y vivienda, Mexico, Instituto Nacional de Estadística, Geografía e Informática, 1991 et Mexico, XII censo general de población y vivienda, Mexico, Instituto Nacional de Estadística, Geografía e Informática, 2001
- 8.
André Corten, le Pentecôtisme au Brésil, émotion du pauvre et romantisme théologique, Paris, Karthala, 1995, p. 29.
- 9.
Christian Lalive d’Épinay, Religion, dynamique sociale et dépendance. Les mouvements protestants au Chili et en Argentine, Paris, Mouton, 1975.
- 10.
Paul Freston, “Brother votes for Brother: The New Politics of Protestantism in Brazil”, dans Garrard Burnett, Virginia et Stoll David (eds), Rethinking Protestantism in Latin America, Philadelphie, Temple University Press, 1993, p. 66-110 ; « Breve historia do pentecostalismo brasileiro », dans Nem Anjos ni demonios, interpretaçoes sociológicas do pentecostalismo, Alberto Antoniazzi (ed.), Petropolis, Vozes, 1994, p. 67-162 ; “Popular Protestants in Brazilian Politics: A Novel Turn in Sect-State Relations”, dans Social Compass, 1994, 41(4), p. 537-570.
- 11.
Eduardo Romero, “Observing Protestant participation in Peruvian Politics”, dans Latinamericanist, Gainesville, 1994, Spring, 6-10 ; Jean-Pierre Bastian, le Protestantisme en Amérique latine, une approche socio-historique, Genève, Labor et Fides, 1994.
- 12.
Sur le caciquisme, voir Alain Touraine, la Parole et le sang. Politique et société en Amérique latine, Paris, Odile Jacob, 1988, p. 99-100 ; Alain Rouquié, Amérique latine. Introduction à l’extrême Occident, Paris, Le Seuil, 1987, p. 271-278 ; Jacques Lambert et Alain Gandolfi, le Système politique de l’Amérique latine, Paris, Puf, 1987, p. 94-109. Sur la notion de culture politique, voir Roland H. Ebel et al., Political Culture and Foreign Policy in Latin America. Case Studies from the Circum-Carribbean, New York, State University of New York Press, 1991.
- 13.
A. Corten, le Pentecôtisme au Brésil …, op. cit.
- 14.
Ibid., p. 137.
- 15.
A. Rouquié, Amérique latine …, op. cit., p. 272.
- 16.
A. Corten, « La glossolalie dans le pentecôtisme brésilien, une énonciation proto-politique », Revue française de science politique, 45/2, avril 1995, p. 159-281.
- 17.
Comme l’écrit A. Touraine, la Parole et le sang …, op. cit., p. 294 : « Il existe un modèle politique dominant en Amérique latine, le modèle national-populaire, à l’intérieur duquel ou par rapport auquel se définissent des acteurs sociaux qui mènent moins à une action autonome qu’ils ne répondent à des interventions du pouvoir politique. » Voir aussi Bertrand Badie et Guy Hermet, Política comparada, Mexico, Fondo de Cultura Económica, 1993, 1re éd. fr. 1990, p. 199 et 262.
- 18.
Voir Jean-François Médard, « Le rapport de clientèle : du phénomène social à l’analyse politique », Revue française de science politique, no 1, Paris, 1976, p. 103.
- 19.
Stéphane Monclaire, « Prises et emprises de l’État au Brésil », dans Daniel van Eeuwen (sous la dir. de), la Transformation de l’État en Amérique latine. Légitimation et intégration, Paris, Karthala-Crealc, 1994, p. 93-112.
- 20.
C. Lalive d’Épinay, Religion, dynamique sociale et dépendance …, op. cit.
- 21.
A. Touraine, la Parole et le sang …, op. cit., p. 257.
- 22.
Voir Eduardo Cardenas, la Iglesia hispanoamericana en el siglo XX, Madrid, Mapfre, 1992, p. 260 ; Catherine Iffly, « L’Église catholique et les protestantismes depuis 1985 », dans Problèmes d’Amérique latine, avril-juin 1993, p. 99-100 ; A. Rouquié, Amérique latine …, op. cit., p. 252-259. L’ingérence catholique en politique est constamment relevée : par exemple, au Brésil, le groupe parlementaire lié au Renouveau charismatique catholique compte deux députés fédéraux et huit députés d’États et contrôle une chaîne de télévision (Rede Vida). Voir Courrier International, no 259, 19-25 octobre 1995, p. 40. En Colombie, l’Église catholique cherchait à établir un nouveau concordat après la Constituante de 1991, voir Excelsior, Mexico, 1994, p. 2. Au Mexique, depuis le rétablissement des relations diplomatiques avec le Vatican, les évêques s’immiscent ouvertement en politique. Voir Bernardo Barranco V., « La 59 asamblea de los obispos », dans La Jornada, Mexico, 25 novembre 1995.
- 23.
Sur corporatisme et acteurs sociaux en Amérique latine, voir Georges Couffignal, « Démocratisation et transformation des États en Amérique latine », dans Daniel van Eeuwen, la Transformation de l’État en Amérique latine …, op. cit., p. 21-36 ; Bérengère Marques Pereira, « Le “corporatisme d’État”, quelques perspectives théoriques », dans Cahiers des Amériques latines, 16, Paris, 1994, p. 147-158 ; Philippe Schmitter, « Continua el siglo del corporativismo ? », dans Philippe Schmitter et Gerhard Lembruch (eds), Neocorporativismo, más allá del estado y del mercado, Madrid, Alianza Editorial, t. I, 1992, p. 34-35.
- 24.
Les données qui suivent sont tirées de Servicio de Noticias Alc : 24/09/1997 ; 30/09/ 1997 ; 18/06/1999 ; 12/08/1999 ; 07/10/1999 ; 13/01/2000 ; 27/01/2000 ; 13/03/2000 ; 21/03/ 2000 ; 22/05/2000 ; 02/06/2000 ; 18/09/2000 ; 19/10/2001 ; 26/11/2001 ; 15/12/2001 ; 04/07/ 2002 ; 18/09/2002.
- 25.
Servicio de Noticias Alc, 26 novembre 2001.
- 26.
Jorge Precht Pizarro, Derecho eclesiástico del estado de Chile, análisis históricos y doctrinales, Santiago, Ediciones de la Universidad católica de Chile, 2001, p. 150.
- 27.
C. Lalive d’Épinay, Religion, dynamique sociale et dépendance …, op. cit., p. 62-63 ; Servicio de Noticias Alc déjà cité, 28 mars 2003. Alors que les catholiques passaient de 76, 8 % de la population en 1992 à 69, 96 % en 2002.
- 28.
Servicio de Noticias Alc, 12 septembre 2005.
- 29.
« Mayores canales para ser escuchados al mismo nivel que otros credos », Agencia de Noticias Alc, 23 mars 2006.
- 30.
Jean Bauberot, « Les seuils de laïcisation dans l’Europe latine et la recomposition du religieux dans la modernité tardive », dans J.-P. Bastian (sous la dir. de), Europe latine-Amérique latine, la modernité religieuse en perspective comparée, Paris, Karthala, 2001, p. 15-28.
- 31.
Les acteurs religieux minoritaires tentent d’y exercer la même pression qu’ailleurs dans la région dans le cadre des élections présidentielles de 2006. Voir « Líderes evangélicos formularan proyecto cristiano de nación », Nuevo Siglo, Quito, 5, no 7, juillet 2005, p. 4.
- 32.
A. Rouquié, Amérique latine …, op. cit., p. 112.