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Un continent de possibles oubliés. Les relations économiques Europe-Asie à l'époque moderne

décembre 2013

#Divers

Les relations économiques Europe-Asie à l’époque moderne

L’histoire globale a tendance à raisonner « en ligne droite » ; elle décentre le regard tout en maintenant souvent la causalité. On voit alors surgir des questionnements sur les origines du capitalisme en Asie à l’époque moderne ; or la distance géographique se double d’une distance temporelle et conceptuelle, qu’il faut analyser à travers des exemples précis. Les relations commerciales entre Hollandais et Indonésiens au xviie siècle, par exemple, ne sauraient se réduire à une forme de précapitalisme.

Les praticiens de l’« histoire globale » aiment à manier l’équerre et le compas plus que le fusain. Sur les deux axes de coordonnées de leurs grands récits – celui de la distance géographique et celui de la profondeur temporelle –, ils tracent le plus souvent des lignes droites : des trajectoires sans zigzags ni pointillés. Le « décentrement » du regard porté sur le monde consiste dès lors à se translater d’un point à un autre d’un univers étal. Quant au saut dans le passé, il vise le plus souvent à documenter des précédents ou à circonscrire des origines : « prodromes » du capitalisme, « genèse » (au singulier) de l’État, « prémices » de la raison politique contemporaine1.

Cette stratégie de la ligne droite – disons plus doctement, ce « projet généalogique » – possède sans conteste une grande efficacité didactique. S’il dépayse peu, faute d’ajuster ses catégories d’analyse à ses matériaux, il déplace beaucoup. Apprendre que le « capitalisme » n’est pas une invention européenne, que la Chine des Ming et des Qing a connu la cité marchande et l’« investissement productif » au même moment et à même échelle que l’Europe de l’Ouest et du Nord, que l’écart entre les deux zones ne s’est véritablement creusé qu’à compter du milieu du xviiie siècle2 : voilà qui en rabat utilement aux péroraisons des tenants de la thèse éculée du « miracle occidental ».

Mais ce que l’histoire économique « globale » gagne en surface de comparaison, elle le perd inévitablement en intensité de description. Qui convoque trop vite les identités de surplomb et les entités à majuscules (« Chine », « État », « Capitalisme », « Europe ») risque de ne faire du passé que le décalque monochrome du présent. Ou plus exactement, d’en appeler à un passé taillé sur mesure, et donc singulièrement retouché aux entournures. Car la spécificité du monde moderne (xvie-xviiie siècle) ne se laisse pas aisément capturer par les filets à grosses mailles de la téléologie. L’époque moderne est, pour reprendre les mots que le vieux Leo Colston destine à son propre passé dans le roman de Leslie P. Hartley, « un pays étranger, où les gens font les choses différemment3 ». Aussi doit-elle s’arpenter sur le mode ethnographique de l’étonnement, carnet à croquis en main, et non bréviaire en bandoulière.

Les situations de contact entre l’Asie et l’Europe

Les situations de contact entre sociétés distantes, aux xvie et xviie siècles, ont fréquemment été enrôlées sans ménagement dans le Grand récit de l’« occidentalisation du monde ». Les « Amériques espagnoles », l’« Asie portugaise » : la résilience de ces dénominations dit assez combien l’historien s’est longtemps rangé, à son corps défendant, sous la bannière des mythologies impérialistes. Nous savons cependant aujourd’hui, pour nous en tenir à ce seul exemple, que l’arrivée en ordre dispersé des Européens en Asie n’eut pas la magnitude d’un cataclysme, fut-il (re)fondateur. Édifié par à-coups à compter de la conquête de Goa (1510) et de Malacca (1511) par Afonso d’Albuquerque, l’« État portugais des Indes (Estado da India) » ne fut jamais de l’ordre de la masse impériale continentale, ni une machinerie parfaitement huilée. Tout au plus s’est-il agi d’un réseau, lâche et souvent faiblement militarisé, de comptoirs et de forteresses sis aux marches de puissantes sociétés politiques locales avec lesquelles les Portugais, n’ayant pas les moyens de les battre, devaient composer4.

L’image héroïque d’un Vasco de Gama parvenant à ouvrir seul la « route (maritime) des Indes » a été méticuleusement écornée par Sanjay Subrahmanyam. Ce dernier a rappelé que le monde de l’océan Indien dans lequel les Portugais ont pénétré en 1498 était tout sauf un espace vierge : il s’agissait au contraire du bassin d’échanges – commerciaux, politiques, intellectuels – le plus densément interconnecté des débuts de l’époque moderne. Il était, au bas mot depuis le xive siècle, strié de part en part de routes de négoce et de pèlerinage charriant d’impressionnantes quantités de biens, de personnes et d’idées de la péninsule Arabique à la mer de Java5. L’intrusion des Portugais dans ce monde policé du commerce « d’Inde en Inde » se fit certes sur un mode tonitruant, arquebuses à l’épaule, mais elle eut, en réalité, un caractère interstitiel, pour ne pas dire parasitaire, puisque les nouveaux venus, loin de reconfigurer du tout au tout les circuits d’échange préexistants, s’y insérèrent et en épousèrent, volens nolens, les règles et les contours. En dépit des efforts tantôt divergents et tantôt conjugués de l’Église et de la vice-royauté des Indes pour maintenir en milieu tropical des styles de vie analogues à ceux prévalant en métropole, l’implantation d’un colonat prompt au concubinage conduisit en moins de deux générations à l’éclosion de cités « métisses », où s’interpénétraient toujours plus avant les langues et les savoirs6. L’Asie ne fut jamais vraiment « portugaise », en ce sens que les Portugais n’y établirent jamais de domination territoriale incontestée. Les Portugais des Indes, en revanche, s’asiatisèrent à des degrés conséquents.

Une séquence particulière de cette histoire de contacts renouvelés entre Europe (de l’Ouest et du Nord) et Asie (du Sud et orientale) mérite qu’on s’y arrête quelques instants : celle de l’Union des couronnes d’Espagne et de Portugal (1580-1640). Le souverain portugais Sébastien ier avait trouvé la mort face aux troupes berbères, sur le champ de bataille d’Alquacer-Quibir, en 1578. En l’absence d’héritier mâle en ligne directe du défunt roi, Philippe II d’Espagne fit valoir ses droits sur le trône vacant. Au moyen d’une habile combinaison de promesses et de menaces, il emporta en 1581, à l’issue des Cortès de Tomar, la mise de la double souveraineté7. La monarchie hispanique atteignit alors son extension maximale, courant des confins méridionaux de l’Amérique à Goa et au golfe Persique. Dans le détail des emprises réelles sur les consciences et sur les territoires, cette puissance hispanique n’était bien sûr pas une matière homogène. Outre que Lisbonne et Séville conservèrent jalousement la mainmise sur leurs réseaux respectifs de « carrières » et de comptoirs, la « démesure ibérique8 » achoppa en un certain nombre de points-limites – aussi bien au nord de Mexico, où la guerre des Chichimèques ne s’éteignit vraiment que dans les années 15809, qu’à l’ouest de Manille, conquise en 1571 mais où le « rêve chinois » des Espagnols se brisa bien vite.

Manille, surtout, fut le grand échec économique de Philippe II et de Philippe III. Appendice lointain de la Nouvelle-Espagne, conquise au prix de campagnes éprouvantes et périodiquement ravagée par les tremblements de terre et les incendies, la cité fondée par Miguel Lopez de Legazpi sur les ruines de la capitale de raja Soliman ne devint jamais ce marchepied vers la Chine dont rêvaient les Jésuites, les Dominicains et les cosmographes au petit pied comme Hernando de los Rios Coronel. Bien au contraire, Manille resta des décennies durant une ville chinoise, puisqu’elle était entièrement dépendante, pour son approvisionnement en riz et en viande, des Sangleys – ces négociants d’origine chinoise établis dans le quartier extramuros du Parian10. Quant au célèbre galion de Manille, la nao de China qui desservait la route Manille-Acapulco, sa cargaison était presque intégralement composée de soieries et de porcelaines acquises auprès de commerçants chinois originaires du Fujian et du Guangdong11. Cet extrême dynamisme économique de la communauté chinoise maniléenne nourrissait un ressentiment xénophobe parmi les colons et les conquistadores espagnols, lequel conduisit en 1603 au massacre de près de 20 000 Sangleys insurgés12.

Encore s’agit-il, avec Manille, d’une situation de conquête, et non de simple contact. Or en Asie, aux xvie et xviie siècles, la conquête territoriale à vocation coloniale – l’annexion directe de vastes étendues pour y exercer un pouvoir fiscal et y exploiter une force de travail indigène – fut l’exception, et non la règle. C’est parce qu’ils venaient de Nouvelle-Espagne, où l’encomienda et le repartimiento13 du travail indien constituaient la mesure même du mérite et du prestige, que les conquistadores et les administrateurs des Philippines s’ingénièrent, avec un succès pour le moins mitigé, à conquérir les sinueuses vallées rizicoles de Panay et de Luzon. Ils le firent d’ailleurs, comme au Mexique, dans l’abus et l’excès, provoquant l’ire d’une Église qui, dans le sillage de l’École de Salamanque, se posait en défenseur des Indiens. Le dominicain Domingo de Salazar, premier archevêque des Philippines, mit ainsi sans ménagement en procès, dans les années 1580, la brutalité des encomenderos14. Bref, l’exploitation économique des Philippines fut un double insuccès, matériel et moral.

Les morales du négoce

Moral : le terme vaut qu’on s’y attarde. Si l’histoire économique « globale » pèche par anachronisme, c’est bien en ne prenant jamais en considération la dimension profondément spirituelle des transactions économiques à l’époque moderne. De fait, la stratégie de la ligne droite oblige, pour régresser paisiblement du contemporain au xvie siècle, à user d’un modèle anhistorique de la relation d’échange marchand – laquelle n’obéirait jamais, en tout temps et en tout lieu, qu’à une logique arithmétique de calcul « coûts/bénéfices ». Or à supposer même que le modèle de l’homo œconomicus ait quelque pertinence pour décrire notre comportement quotidien, le fait demeure que les hommes et les femmes du xvie siècle ne sont pas nos voisins de palier. En lieu et place d’un « moi » à édifier et à scruter, ils avaient une âme à préserver de la damnation.

Parce qu’il conjugue la recherche du profit facile et le commerce avec les Infidèles, le négoce des Indes est une activité spirituelle à haut risque. Pour illustrer ce point, nous nous en tiendrons ici aux situations de contact qui, de la Première Navigation à Java de Cornelis de Houtman en 1596 jusqu’à la conquête par les Hollandais de la petite cité de Jakarta en 1619, ont fait se frôler – bien plus que se « rencontrer » – les mondes apparemment si éloignés de l’Europe du Nord protestante et de l’Asie du Sud-Est musulmane15. Aux Provinces-Unies, dès avant le départ des navires, les chansons de marin (matrozenliederen) mettent en garde les « gens de mer » (varensmannen) contre la tentation du gain mal acquis : les « richesses d’Asie » – ces soieries, épices, porcelaines et autres « curiosités » que les matelots ramènent dans leurs « coffres de bord » (scheepskisten) – deviennent synonyme de péril spirituel. À peine les marins ont-ils posé le pied sur le pont qu’ils se voient sommés de prouver leur piété. Les ordonnances du stadhouder Maurice de Nassau régissant la vie à bord des vaisseaux de la Seconde Navigation vers Java (1598-1599) contiennent ainsi un article consacré à l’obligation d’implorer matin et soir la « grâce du Dieu Tout-Puissant », tandis que les instructions remises en 1603 au futur chef-marchand de la Voc (Compagnie unie des Indes orientales) à Banten l’enjoignent à s’assurer quotidiennement du chant des Psaumes après l’écoute de la « Parole sacrée du Seigneur16 ».

Certes, les piétés navigantes protestantes n’épousent pas les formes – souvent spectaculaires – des dévotions ibériques. Tandis que les nefs sévillanes et les galions portugais de la carreira da India – la route maritime reliant Lisbonne à Goa et Cochin – portent tous le nom d’un saint protecteur, que les chapelains de bord y bénissent nommément les gréements, que le bosco y ânonne les bénédicités, que les mousses y entonnent des cantiques toutes les demi-heures lorsqu’ils renversent les « sabliers » (ampolletas) et que leurs équipages implorent la Vierge en cas de tempête17, les Hollandais et les Britanniques écument les mers sur des Lions blancs ou des Aigles noirs et se contentent de deux oraisons quotidiennes et du chant – de préférence intérieur – des Psaumes. La religion officielle et la morale publique n’en sont pas moins de stricte observance à bord des navires hollandais – où l’on trouve d’ordinaire, en l’absence de pasteurs, des sieckentroosters (« consolateurs de malades18 »).

Aux Provinces-Unies, il existe même un genre à part entière de littérature d’exhortation morale destiné aux « gens de mer », que les ministres du culte protestant jugent particulièrement enclins à s’adonner, dans l’espace clos des navires de haut bord, à tous les « coupables commerces ». Dans l’Art chrétien de la navigation d’Adam Westerman (1611) tout comme dans la Boussole spirituelle d’Udemans (1617), ce sont évidemment surtout la « débauche des mœurs » et les jeux de hasard qui sont cloués au pilori. Mais on y trouve aussi, sous la forme d’anecdotes édifiantes de marins ayant tout perdu pour avoir trop misé, des mises en garde contre le goût du gain facile. Puisque le vernis des piétés se craquelle aisément face aux rubis de Pegu (Birmanie) et aux diamants de Banjarmasin (Bornéo), il faut incessamment l’entretenir par la prière intérieure comme par la récitation des Psaumes19.

Il y a loin, bien sûr, de la prescription à la pratique, et les « gens de mer » sont tout sauf des agneaux dociles. Mais les piétés navigantes se situent le plus souvent dans les interstices de la norme : elles la complètent plus qu’elles ne la contestent20. Un chant de matelots anonyme de 1696, qui passe en revue les petites joies et les grands dangers du voyage aux Indes, dépeint ainsi un équipage entonnant d’une seule voix, avec l’aide d’un « livre de dévotion », un « chant de louange » (Lof-zang) à Dieu21. C’est que, face à la fureur des flots et à l’imprévu de l’étincelle, le Seigneur est tout à la fois « consolation et refuge » (ons troost en toeverlaat) :

Dieu protège notre bon navire
De tous les malheurs :
De la mer, du sable, de la flamme, de l’incendie,
De nos méchants ennemis.
De tout cela Dieu nous protège22.

À terre et du côté catholique, les Ordres prennent un soin similaire à rappeler aux marchands portugais des Indes qu’il est une manière chrétienne de se livrer au négoce – laquelle doit exclure toute violence et toute rapacité excessive. Selon les manuels de confession – un sacrement dont la catholicité post-tridentine a fait le pilier de sa stratégie de reconquête des âmes égarées –, la recherche du « juste prix », pour être licite, doit dériver du respect, par l’ensemble des parties prenantes à la transaction, d’une obligation supérieure de civilité : il ne doit s’y jouer ni le salut des uns, ni le déshonneur des autres23. Ainsi les Jésuites du Collège de Malacca font-ils

[une] leçon des cas de conscience, afin que les curés et autres Prêtres, qui entendent les confessions, soient mieux instruits, et sachent donner conseil aux marchands Chrétiens qui trafiquent là, [et leur indiquent] comment ils se doivent comporter en leurs affaires et contrats, pour les faire dûment et en bonne conscience24.

Dans un opuscule rédigé en 1600, le jésuite Manuel de Carvalho déploie même tous les ressorts de la casuistique pour exhorter les nobles et les colons de Malacca à cesser de s’adonner aux malversations qui portent atteinte tant au trésor royal qu’à la morale chrétienne. Carvalho n’y va pas de main morte. Il dénonce d’emblée les « appétits avides et désordonnés » des colons, puis déplore les « injustices qu’il y a dans les achats des épices [des Javanais] », laissés à la discrétion du capitaine de la place. Pour finir, il fustige la pratique des présents et tributs en nature indûment réclamés par le maître du port aux équipages asiatiques. De manière attendue, Carvalho invite constamment tout un chacun à agir en « bonne conscience » et selon les canons de la « modération chrétienne ». Mais il se fend également, en conclusion, d’un vibrant et insolite plaidoyer en faveur de la liberté de navigation et de commerce des Javanais. Après avoir réclamé « l’extinction des robas [c’est-à-dire l’abolition des droits exorbitants de mouillage] », il recommande ainsi rien moins que d’abroger le monopole d’achat « de première main » du capitaine de Malacca et de « laisser les Javanais à leur pleine et entière liberté [de voyage et de négoce]25 ».

Aux Indes orientales, le discours moral des Ordres nimbe donc les activités commerciales d’un halo de prescriptions dont il n’est pas si facile de faire fi. Tout n’est pas permis en matière de négoce avec les peuples lointains, puisque les vertus chrétiennes sont censées dicter en toutes circonstances la manière tant d’acquérir son bien que d’en faire usage. Cette antienne recoupe d’ailleurs la critique aristocratique et militaire de la « décadence » de l’Estado da India. Nombreux sont alors les fidalgos (nobles) qui se lamentent de ce que l’âge d’or des conquêtes ait cédé la place à l’âge de l’argent facile, et qu’en conséquence la vénalité ait pris le pas sur l’héroïsme désintéressé.

Le dédain partagé du profit

Il n’est pas inintéressant de noter que du côté des principaux interlocuteurs asiatiques des Hollandais – en l’espèce, les aristocraties des cités-États de Java et des pourtours du monde malais –, une même suspicion mâtinée de mépris entoure les activités marchandes dès lors que celles-ci sont guidées par la seule quête du profit individuel. En mondes musulmans, Insulinde comprise, la très sévère condamnation coranique de l’« usure » (riba) fait écho aux doctrines scolastiques ouest-européennes – lesquelles, dans le sillage de Thomas d’Aquin, font de la pratique du prêt sur gages et à intérêts le symptôme d’un vice et l’indice d’un péché grave.

Surtout, les classes nobles des sultanats de Java et de Sumatra nourrissent une aversion profonde pour les marchands qui, selon les satires palatines dont ils font l’objet, font fi de toute morale. On n’en finirait pas de citer les textes malais et javanais qui, du xvie au xixe siècle, tournent en dérision, avec une réelle férocité, le personnage du sudagar, le négociant avide et sans scrupule. Un manuel de convenances composé par le souverain de Surakarta Paku Buwana IV, le Serat Wulangreh, classe ainsi le personnage du marchand dans la même rubrique infamante que les opiomanes, les « joueurs impénitents » et les criminels, parce que tous partagent le même « défaut » (cacad) de constitution morale : un attachement excessif aux biens matériels, qui les mène aux plus vils agissements26.

Le Serat Wulangreh affirme en outre que le cœur des marchands « ne connaît pas de repos » du fait que leur souci du profit les soumet à de perpétuels tracas. Tandis que le sage – l’aristocrate de haute naissance – sait faire le vide en son âme et se soustraire vaillamment aux assauts des « passions mauvaises » (hawa nepsu), au premier rang desquelles la jalousie et la concupiscence, le marchand s’épuise en vaines inquiétudes. L’appât du gain l’entraîne à faire fi de tout savoir-vivre, aussi n’aura-t-il jamais d’amis. Le comportement du sudagar est brusque et déréglé, tandis que son visage trahit ses émotions. Il est l’exacte antithèse d’un être halus (poli, civilisé) : un individu kasar (grossier, non éduqué27).

Certaines légendes de la région de Surakarta, au centre de Java, érigent même un mur infranchissable entre les milieux de cour et le monde du négoce en affirmant que les sudagar ont souvent montré moins de fidélité envers leur souverain qu’envers leur commerce. Il est par exemple conté que lorsque le souverain Paku Buwana II dut fuir son palais mis à sac par les rebelles chinois en 1742, il fit halte dans le faubourg cossu de Laweyan afin d’y quérir des montures fraîches. Or, aucun sudagar du lieu ne voulut lui en prêter, préférant occuper les bêtes au lucratif transport des marchandises vers les ports de la côte. Le souverain ne put que se désoler de l’abîme moral le séparant des plus prospères de ses sujets :

Les gens de Laweyan ne sont pas de la stature des priyayi [la noblesse de service du royaume], [car] ce sont par nature des commerçants qui calculent les pertes et les gains et qui courent après l’argent et les trésors28.

L’amour du profit conduit ainsi les sudagar à fouler aux pieds l’exigence de loyauté qui est au principe de l’ordonnancement royal du monde social.

Du côté javanais comme du côté hollandais, en monde malais comme en monde ibérique, la transaction marchande constitue un instant critique des destinées sociales et spirituelles. Menée en dehors de toute norme d’équanimité et de tout souci de compassion et de charité, elle conduit au péché et au déshonneur. Ce point est tout sauf anecdotique. On sait combien les sociétés européennes d’Ancien Régime furent habitées, de haut en bas de la pyramide des statuts et des occupations, par la passion de l’honneur : tirer l’épée ou le couteau pour laver l’affront d’une insulte était, sinon l’expression d’un « trait de mentalité », du moins la conséquence d’un principe pratique de l’interaction sociale. Or en monde malais, le souci du « bon nom » (nama baik), au sens de la bonne réputation, était tout aussi vif29. Dans l’une des épopées-fleurons de la littérature malaise classique, l’Hikayat Hang Tuah, composée dans les années 1750, la reine de l’île de Bintan donne à l’un de ses fils, le prince Sang Maniaka, la leçon suivante :

Ne sois ni arrogant, ni enclin au ressentiment, car même si ce monde-ci est transitoire, une bonne réputation survit à la mort [nama yang baik itu juga yang kekal sesudah mati]30.

En monde malais et javanais, l’affront se payait aussi du prix du sang. Bien que la morale du duel fût l’apanage des élites martiales, l’impératif du maintien de l’honneur essaimait dans l’ensemble du monde social.

Dans ces conditions, les premiers contacts marchands entre l’Europe et l’Asie du Sud-Est ne peuvent s’appréhender simplement comme les effets mécaniques d’une « logique de marché » abstraite et universelle. Il faut aussi y lire, à l’instar des acteurs de l’époque, des épreuves de statut mettant aux prises des conceptions fortes – distinctes et pourtant étonnamment analogues – du salut et de l’honneur. Le déroulement chaotique et le dénouement souvent funeste des premières interactions entre Hollandais, Malais et Javanais tinrent ainsi, non pas d’un « choc » de cultures incommensurables, mais d’un heurt de conditions rendu possible – ultime paradoxe – par la relative similitude des mondes en présence. En Insulinde, au tournant du xviie siècle, l’« Europe » n’a pas rencontré l’« Asie » : une poignée de marchands et de marins hollandais et britanniques, incultes en matière de rituels de préséance palatins, ont côtoyé des aristocrates malais et javanais épris de convenances. L’hostilité et l’incompréhension naquirent du chiasme – somme toute bien banal – entre le rustre monde du port et celui, maniéré, du palais.

S’il fallait une dernière preuve de l’incapacité des notions contemporaines d’« intérêt économique » et de « profit matériel » à capturer la spécificité de ce monde moral du contact, l’étude des usages de la richesse acquise aux Indes nous la fournirait. Contrairement à l’image caricaturale du « capitalisme entrepreneurial » des débuts de l’âge moderne véhiculée par la vulgate wébérienne, le bon négociant n’est en effet pas, au tournant du xviie siècle, celui qui « réinvestit » son bénéfice dans son négoce, mais celui qui contribue, par ses largesses, à l’accroissement du bien public. Notons encore, pour évoquer l’extrême d’une situation de conquête, que les conquistadores de Nouvelle-Espagne qui s’étaient enrichis par l’exploitation du travail des Indiens consacraient souvent, de leur vivant ou par testament, une part conséquente de leur fortune à l’obtention de leur plein salut spirituel. Fondation de chapelles, dons aux confréries, réfection et entretien de couvents, commande de messes par centaines : l’argent du profit mal acquis, investi en œuvres pies diverses et variées, servait souvent à éteindre un remords et à solder une dette envers Dieu31.

Séductions et apories du « roman global »

Dans le texte introductif d’une récente livraison du Débat, Pierre Nora s’inquiète et s’indigne des assauts portés contre l’histoire nationale par des praticiens d’« histoire globale » animés d’un « ressentiment à l’égard de la France32 ». L’image est sinon plaisante, du moins distrayante, d’une salle de classe envahie par une horde d’historiens-sagouins déchirant, à pleines mains et par pur esprit de saccage, les frises et les mappemondes destinées à inculquer aux chères têtes blondes le respect des dates et de la patrie. L’« histoire globale » contre le « roman national » ? Les choses ne sont, évidemment, pas si simples.

Que l’histoire antihéroïque des « Grandes Découvertes » attente au récit convenu de l’« occidentalisation du monde » en réhabilitant l’historicité propre des mondes extra-européens, soit – et qui s’en plaindrait, sinon quelques apologues ronchons du tout hexagonal ? Pour autant, la ligne de partage, au plan proprement historiographique, ne passe pas entre le « national » et le « global », mais bien entre le « roman » et l’histoire comme savoir critique. Car tout comme il est une histoire sociale et non pas simplement événementielle de la France, il est un « roman global » qui, friand de grands noms et de grandes dates, n’a pour dessein et effet que de conforter une quête de précédents érigés en alibis des présents désirés. Ressaisies dans leur trame morale singulière, les situations de contact constitutives – par convention historiographique – de la « première mondialisation » ne sont pas des jalons ou des étapes d’un processus homogène et continu d’« internationalisation des échanges économiques ». Elles ne signalent, par elles-mêmes, ni l’« avant » du marché, ni le « début » du libre-échange planétaire. Elles pointent, simplement, vers un ailleurs de pratiques et de pensée.

Ce que l’ethnographie historique des situations de contact de l’époque moderne interdit, c’est précisément ce type de recours généalogique au passé – c’est-à-dire la stratégie de la ligne droite. Ce que, par contraste, elle révèle, c’est la dimension temporelle, et non spatiale, des étrangetés qu’elle met au jour au fil de ses périples buissonniers. L’Insulinde n’est pas, par elle-même, plus ou moins étrange que l’Europe du Nord, mais toutes deux le sont assurément à la fin du xvie siècle. Ce moment si particulier du tournant du xviie siècle – où ne se sont pas encore institués les grands partages modernistes entre mystique et politique, ou entre négoce et morale – constitue bien, pour citer une fois encore le vieux Leo Colston, un pays étranger. Le passé, en ce sens, n’est jamais seulement notre histoire. Il est aussi, et surtout, ce que nous ne sommes pas devenus : un continent de possibles oubliés, et néanmoins autrefois vécus, dont la compréhension nous éclaire, à la façon d’une anthropologie critique, sur l’arbitraire de nos évidences.

  • *.

    Directeur de recherche au Centre d’études et de recherches internationales (Ceri/Sciences Po), il est notamment l’auteur de l’Histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident (xvie-xviie siècles), Paris, Le Seuil, 2011.

  • 1.

    Pour l’énoncé de cette position de principe continuiste de l’« histoire globale », voir, entre autres, Bruce Mazlich, The New Global History, Londres, Routledge, 2006. Encore Mazlich a-t-il, presque seul parmi beaucoup d’autres, cette prudence ou cette lucidité de confiner ce type d’enquête à la seule époque contemporaine.

  • 2.

    Sur les travaux fondateurs de l’histoire globale, voir la contribution de Philippe Minard dans ce dossier, p. 20.

  • 3.

    Leslie P. Hartley, The Go-Between, Londres, Hamish Hamilton, 1953. Traduction française le Messager, Paris, 10/18, 1999.

  • 4.

    Sanjay Subrahmanyam, l’Empire portugais d’Asie, 1500-1700. Histoire économique et politique [1993], Paris, Maisonneuve et Larose, 1999, rééd. Paris, Le Seuil, 2013.

  • 5.

    S. Subrahmanyam, Vasco de Gama. Légende et tribulations du vice-roi des Indes [1998], Paris, Alma, 2012. Sur l’historiographie de l’océan Indien comme espace d’interconnexion, voir la colossale synthèse de Philippe Beaujard, les Mondes de l’océan Indien, tome II, l’Océan Indien, au cœur des globalisations de l’Ancien Monde (viie-xve siècle), Paris, Armand Colin, 2012.

  • 6.

    Ines Zupanov, Disputed Mission. Jesuit Experiments and Brahmanical Knowledge in 17th Century South India, Oxford, Oxford University Press, 1999.

  • 7.

    Fernando Bouza, Felipe II y el Portugal dos povos. Imagenes de esperanza y revuelta, Valladolid, Universidad de Valladolid, 2010, particulièrement p. 50, 61-63.

  • 8.

    Serge Gruzinski, l’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au xvie siècle, Paris, Fayard, 2012.

  • 9.

    Philip W. Powell, La Guerra Chichimeca (1550-1600) [1975], Mexico, Fondo de Cultura Economica, 1996.

  • 10.

    Inmaculada Alva Rodriguez, Vida municipal en Manila (siglos XVI-XVII), Cordoba, Universidad de Cordoba, 1997, particulièrement chap. ii.

  • 11.

    Manel Ollé, La empresa de China. De la Armada Invencible al Galeón de Manila, Barcelone, Acantilado, 2002.

  • 12.

    José Eugenio Borrao, “The Massacre of 1603. Chinese Perception of the Spaniards in the Philippines”, Itinerario, 1998, 23 (1), p. 22-39. Sur l’ancienneté et l’importance des « communautés chinoises » en Asie du Sud-Est à l’époque moderne, voir Denys Lombard, le Carrefour javanais. Essai d’histoire globale, vol. II, les Réseaux asiatiques, Paris, Ehess, 1990.

  • 13.

    L’encomieda était le régime légal mis en place par la couronne espagnole pour encadrer le travail des Indiens ; un nombre défini d’Indiens était attribué à chaque colon, qui en avait la responsabilité (théoriquement tant spirituelle que matérielle).

  • 14.

    Patricio Hidalgo Nuchera, Encomienda, tributo y trabajo en Filipinas (1570-1608), Madrid, Polifemo, 1995.

  • 15.

    Nous nous appuyons ici principalement sur les matériaux et les analyses présentés en plus amples détails dans Romain Bertrand, l’Histoire à parts égales, op. cit.

  • 16.

    Johannes Keuning (sous la dir. de), De Tweede Schipvaart der Nederlanders naar oost-Indië onder Jacob Cornelisz. Van Neck en Wybrant Warwijck, vol. I, La Haye, M. Nijhoff, 1938-1951, p. 153, et Jan Karel de Jonge (sous la dir. de), De Opkomst van het Nederlandsch gezag in Oost-Indië. Verzameling van onuitgegeven stukken uit het Oud-Koloniaal Archief, vol. III, La Haye, M. Nijhoff, 1862-1870, p. 208.

  • 17.

    Paulo Lopes, O medo do mar nos Descobrimentos. Representaçoes do fantastico e dos medos marinhos no final da Idade Media, Lisbonne, Tribuna, 2009, p. 259-299 ; Pablo E. Pérez-Mallaina, Spain’s Men of the Sea: Daily Life on the Indies Fleets in the Sixteenth Century [1992], Baltimore, Johns Hopkins, 1998, p. 76-77 ; José Luis Martinez, Pasajeros de Indias. Viajes trasatlanticos en el siglo xvi [1983], Mexico, Fondo de Cultura Economica, 1999, p. 296-310 (Apendice III, « Carta escrita al licenciado Miranda de Ron », 1573) ; Delphine Tempère, Vivre et mourir sur les navires du Siècle d’Or, Paris, Pups, 2009, p. 237-253, 306-314.

  • 18.

    Leendert Joosse, « De kerk onderweg : aan boord en in de verstrooing », dans Gerrit J. Schutte (sous la dir. de), Het Indisch Sion. De Gereformeerde kerk onder de Voc, Hilversum, Verloren, 2002, p. 101-110.

  • 19.

    August Th. Boone, « “Om een woesten hoop te brengen tot de kerck”. Een onderzoek naar zendingsgedachten in piëtistiche zeemansvademecums », dans August Th. Boone et J. van Ekeris, Zending tussen woord en daad. Twee hoofdstukken uit de geschiedenis van gereformeerd Piëtisme en zending, Kampen, De Groot Goudriaan, 1991, p. 14-16, 23-25.

  • 20.

    Pour une lecture d’ensemble des régimes de pratique religieuse des communautés de gens de mer de la façade atlantique européenne à l’époque moderne, voir l’irremplaçable ouvrage d’Alain Cabantous, le Ciel dans la mer. Christianisme et civilisation maritime, xvie-xixe siècle, Paris, Fayard, 1990, particulièrement chap. iv-vi.

  • 21.

    « Jan Ooms Eerste Uytlandige Voyagie, na Oosten », dans Anonyme, Matroosen vreught. Vol van de Nieuwste ende Hedendaaghsche Liedekens, Aldermeest gebruyckelijck onder de Zeevarende Luyden, Amsterdam, Casparus Loots-Man, 1696, p. 55-57.

  • 22.

    « ‘t Quaert-liedjen der Matroosen », dans ibid., p. 80.

  • 23.

    Manuel Rodrigues, Svmma de Casos de Consciencia con aduertencias muy prouechosas para confessores…, Lisbonne, Antonio Alvarez, 1597, vol. II, II. 76-85, p. 275-315 et II. 101-107, p. 363-391.

  • 24.

    Pierre du Jarric, Histoire des choses plvs memorable advenves tant ez Indes Orientales, que autres païs de la descouverte des Portugais, en l’establissement et progrez de la foy Chrestienne, et Catholique…, Bordeaux, S. Millanges, vol. I, I. ii.23, 1608, p. 635.

  • 25.

    Manuel de Carvalho, Resoluçao de alguns Casos versados nas partes da India, Arquivo Nacional da Torre do Tombo, Mss. da Livraria, no 805, fo 164-168.

  • 26.

    Sunan Paku Buwana IV, Serat Wulangreh [1809], Semarang, Dahara Prize, 1994, VIII.10, p. 82-83.

  • 27.

    Sur cette paire notionnelle structurante de la vision nobiliaire javanaise du monde social, voir Clifford Geertz, The Religion of Java, Chicago, University of Chicago Press, 1960, p. 232.

  • 28.

    Suzanne A. Brenner, “Competing Hierarchies: Javanese Merchants and the Priyayi Elite in Solo, Central Java”, Indonesia, 1991, 52, p. 62-63.

  • 29.

    Anthony Milner, The Invention of Politics in Colonial Malaya: Contesting Nationalism and the Extension of the Public Sphere, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, particulièrement p. 36-37.

  • 30.

    Kassim Ahmad (sous la dir. de), Hikayat Hang Tuah (Menurut naskhah Dewan Bahasa dan Pustaka). Diselenggarakan dengan Pengenalan dan Catatan oleh K. Ahmad, M. A. (Malaya) [1758], Kuala Lumpur, Dewan Bahasa dan Pustaka, 1975, I, p. 16.

  • 31.

    Bernard Grunberg, l’Univers des conquistadores. Les hommes et leur conquête dans le Mexique du xvie siècle, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 56-59.

  • 32.

    Pierre Nora, « Difficile enseignement de l’histoire », Le Débat, 2013/3, 175, p. 3-6. On pourra consulter, en guise de première répartie, Vincent Capdepuy, « Le déni du monde », Aggiornamento hist-geo, 17 juin 2013 (http://aggiornamento.hypotheses.org/1453).