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Dans le même numéro

Les mathématiques à l’épreuve de l’« excellence »

juillet 2012

#Divers

Comment les mathématiques françaises parviennent-elles à maintenir leur rang international ? On connaît mal l’organisation de la discipline, qui parvient à maintenir une forte régulation interne, et les interrogations qui la parcourent. Mais en quoi cette situation institutionnelle explique-t-elle la qualité de l’enseignement et de la recherche ?

Journaux et décideurs vantent « l’excellence » des mathématiques françaises. Ainsi, le 17 mai 2011, lors de l’inauguration sur le plateau de Saclay de la Fondation mathématique Jacques-Hadamard, Valérie Pécresse déclarait1 :

L’école mathématique française fait preuve d’une incroyable vitalité, collectionnant année après année prix et distinctions. Oui, la France peut être fière de ses mathématiciens, fière d’avoir une école mathématique d’exception ! Devant un public qui croit aux vertus de la démonstration, je me dois de rappeler simplement quelques chiffres : les mathématiques, c’est la seule discipline pour laquelle la France figure au deuxième rang mondial du Web of Science2, juste derrière les États-Unis. Les mathématiques françaises, ce sont onze des cinquante et une médailles Fields3 décernées depuis 1936, et trois des onze prix Abel décernés depuis 2003. […] Cette tradition d’excellence, elle est d’abord le fruit de l’histoire. Je pense à Descartes qui était tout à la fois un excellent mathématicien et un immense philosophe. Je pense encore à d’Alembert, qui, lorsqu’il ne patronnait pas l’Encyclopédie, travaillait les équations différentielles et les dérivées partielles.

D’emblée, Valérie Pécresse privilégie le poids de l’histoire, qu’on ne peut certes sous-estimer, la France ayant la particularité d’avoir une tradition mathématique forte et ininterrompue depuis le xviie siècle. À défaut de pouvoir descendre de Descartes, beaucoup de mathématiciens contemporains s’enorgueillissent d’avoir pour « ancêtres » (en remontant l’arbre généalogique qui relie directeur de thèse et élève) les plus grands mathématiciens du début du xxe siècle : Borel, Cartan, Hadamard, Picard… dont les noms émaillent les manuels de licence ou de master. La transmission directe joue un rôle important en mathématiques. La lecture des textes est ardue et les explications orales, données par un maître du domaine qui vous oriente vers les « bonnes » questions, sont d’une valeur inestimable. Or cette chaîne entre générations peut se briser pour beaucoup de raisons : guerres ou révolutions, raisons économiques, comme pour l’école russe qui s’est éparpillée dans le monde dans les années 1990, décision publique de diminution drastique des postes comme dans le Royaume-Uni de Margaret Thatcher…

Il est curieux de voir Valérie Pécresse mettre en avant les vertus de la continuité alors que son ministère s’est voulu celui de la rupture et le chantre de l’idée que des moyens importants et ciblés sont susceptibles de changer profondément et rapidement le paysage de la recherche. Or les mathématiciens français sont en général très sceptiques quant aux « progrès » décrétés par les ministères4 et croient plus en l’efficacité de leur propre organisation, même s’ils ne boudent pas les moyens financiers des Réseaux thématiques de recherche avancée (Rtra), des Laboratoires d’excellence (Labex), des Initiatives d’excellence (Idex) ou de l’Agence nationale de la recherche (Anr). Avant cette époque récente de bouleversements, ils ont eu la chance de voir pendant plus de trente ans se succéder l’un des leurs dans les structures du ministère. Non pour encourager le clientélisme, mais bien au contraire pour aider à l’organisation collective des mathématiques : il incitait, par exemple, les jeunes professeurs à partir en province ou dans les universités périphériques d’Île-de-France, ou encore il dotait les petits laboratoires de bibliothèques. Le Cnrs aussi joue en mathématiques un rôle particulier. Il fournit moins de postes de chercheurs que dans les autres sciences fondamentales, mais ces postes ont une rotation plus rapide puisqu’une bonne proportion des jeunes recrutés les quittent dès qu’ils peuvent devenir professeurs. Ce faisant, ils poursuivent en partie la tradition des années 1950 chez les mathématiciens qui voulait qu’on reste seulement au Cnrs le temps de préparer sa thèse. Jean-Pierre Serre (médaille Fields et prix Abel), qui était au Cnrs de 1948 à 1954, en témoigne :

Je serais volontiers resté plus longtemps, mais la morale de l’époque ne me laissait pas le choix : un mathématicien qui a soutenu sa thèse doit prendre un poste dans l’Université et laisser sa place aux plus jeunes5.

Les jeunes recrutés au Cnrs y jouissent (encore) d’une grande liberté d’initiative ; on attend d’eux qu’ils prennent le temps de s’attaquer à des questions difficiles, de tracer de nouveaux sillons, plutôt que de se livrer à la course aux publications. Les laboratoires ont accepté pendant des années la tutelle d’un Cnrs qui s’autorisait à organiser la recherche en mathématiques tout en distribuant peu de moyens, et les réserves initiales de la communauté mathématique ont laissé progressivement place à une adhésion aux règles qu’il imposait. La plus emblématique de ces contraintes est certainement le non-recrutement interne : un département de mathématiques ne recrute pas comme maître de conférence un jeune chercheur ayant effectué sa thèse dans l’un des laboratoires locaux, ni, comme professeur, un membre de l’un de ces laboratoires. Sachant qu’il y a en général, en dehors de la région parisienne, un seul laboratoire de mathématiques par grande agglomération auquel sont tenus de se rattacher les enseignants-chercheurs locaux, cette mesure contraint la plupart à une mobilité géographique. Elle fait pourtant largement consensus dans la communauté mathématique universitaire, très sensible à ses effets bénéfiques : elle évite les recrutements de complaisance ; elle permet d’irriguer les universités de province en mathématiciens de valeur ; elle induit un brassage des chercheurs, et donc des idées, avec renouvellement des thématiques ; enfin, elle favorise la constitution d’un tissu de laboratoires sous tutelle du Cnrs répartis sur l’ensemble du territoire et reliés entre eux par de multiples coopérations.

Après avoir mis en œuvre ces bonnes pratiques, la communauté mathématique accepte mal qu’on parle de son excellence sans référence à son organisation interne et sans imaginer qu’on puisse y trouver quelque leçon à tirer. On lui parle d’améliorer globalement la recherche alors qu’elle voit surtout les menaces s’accumuler, en particulier celle de repli sur quelques grands centres. On lui demande de s’insérer dans des structures locales ou régionales dans lesquelles elle se sent à l’étroit, alors que l’Institut national des sciences mathématiques et de leurs interactions (Insmi), enfin créé au Cnrs après plus de trente ans d’attente, n’a ni les moyens ni le périmètre d’action qu’elle escomptait.

De l’enseignement à la recherche

Parmi les causes du succès des mathématiques françaises, il faut évidemment parler de son enseignement dans les lycées, comparé à ce qu’il est à l’étranger. On ne peut le faire sans revenir sur la place très particulière que les mathématiques ont tenue dans le monde intellectuel français.

À l’« âge d’or » des mathématiques françaises, celles-ci se situent au sommet de l’activité intellectuelle. Elles sont inséparables de la philosophie et en harmonie avec les disciplines aussi bien littéraires que scientifiques (on pense à Descartes, Pascal, ou à l’Encyclopédie). Dans une phrase célèbre, Goethe identifie presque Français et mathématiciens :

Les mathématiciens sont comme les Français : quoi que vous leur disiez, ils le traduisent dans leur propre langue et immédiatement cela devient quelque chose de complètement différent6.

La critique de Goethe, scientifique lui-même, ne s’arrête pas à cette boutade. Le romantisme français opère une rupture, identifiant les mathématiques au monde matérialiste :

Eh quoi ! le lourd compas d’Euclide
Étouffe nos arts enchanteurs !

écrit Lamartine dans les Méditations poétiques. Si l’idée de progrès scientifique fait dès lors débat, les mathématiques sont classées en tête des sciences dans la nomenclature d’Auguste Comte en 1830 (classement qui fait encore référence, y compris dans la numérotation des sections du comité national au Cnrs jusqu’à sa dernière réorganisation !). Au cours du xixe siècle, l’enseignement des mathématiques s’identifie à la formation des ingénieurs dans les écoles et lycées nouvellement créés, et se situe dans la tradition encyclopédiste. Il ne manque pas de séduire certains, comme Stendhal, qui déclare :

J’aimais et j’aime encore les mathématiques pour elles-mêmes comme n’admettant pas l’hypocrisie et le vague, mes deux bêtes d’aversion7.

Cette place des mathématiques dans le panthéon de la pensée française est certainement la raison du statut privilégié qu’elles tenaient jusqu’à une époque récente dans les programmes du secondaire. Si les mathématiques ont déclenché en France tant de vocations, la cause n’est pas à chercher uniquement dans l’importance quantitative des heures de cours, mais, plus profondément, dans une conception de son enseignement alliant autonomie et exigence. La démonstration y jouait un rôle clef : ce faisant le maître s’interdit d’utiliser l’argument d’autorité ; il doit prouver à ses élèves ce qu’il dit, les plaçant d’emblée sur un pied d’égalité intellectuelle avec lui. De ce fait, il invite les meilleurs à une sorte de dialogue socratique, absent des autres cours. Comme le constate Michel Broué dans un entretien,

un élève peut avoir raison contre son professeur et le prouver. Quelle autre matière offre cette possibilité8 ?

De nombreux mathématiciens professionnels témoignent aujourd’hui du rôle qu’ont joué dans leur choix les défis intellectuels quotidiens auxquels ils ont été confrontés très jeunes dans les cours de mathématiques.

La position dominante des mathématiques dans l’enseignement les a conduites à être un outil privilégié de sélection, ce que les mathématiciens assument mal, même s’ils en ont été largement bénéficiaires : la « tradition française » est incarnée, pour le meilleur et pour le pire, par la voie royale des grandes écoles. Nul ne peut contester le rôle de l’École normale supérieure comme pépinière de grands mathématiciens (à une exception près, tous les médaillés Fields français en sont issus). L’École polytechnique fournit aussi son contingent de mathématiciens, souvent plus ouverts à l’interdisciplinarité, comme l’étaient les savants d’autrefois : Henri Poincaré ou Benoît Mandelbrot en sont d’excellentes illustrations. L’enseignement donné dans les meilleures des écoles d’ingénieurs et dans les écoles normales supérieures, et qui fait suite aux classes préparatoires, permet d’amener certains étudiants au plus haut niveau. L’université prend le relais au niveau des masters pour les former à la recherche dans les meilleures conditions. Car la recherche en mathématiques se fait principalement au sein des universités, en relation avec la formation pour laquelle elle souffre dans les premières années de la désaffection pour les sciences et de la concurrence des classes préparatoires.

Malheureusement l’évolution actuelle de l’enseignement secondaire ne laisse pas d’inquiéter quant à ses capacités à éveiller des vocations. Non seulement les programmes diminuent en volume, mais ils perdent de leur substance et ne donnent plus guère le goût des mathématiques. Sans jouer les Cassandre, on peut citer l’amer constat de Wendelin Werner, médaille Fields 2006 :

Les programmes de mathématiques ont été progressivement simplifiés. L’une des conséquences est qu’il en reste beaucoup moins de ces aspects stimulants qui m’avaient fait aimer et choisir cette matière. Si j’avais fait le lycée tel qu’il est aujourd’hui, je n’aurais probablement pas continué en mathématiques9.

Dans beaucoup de pays, on compense la faiblesse de la formation générale par la multiplication d’options ou d’ateliers scientifiques dans les établissements secondaires, ce qu’on sait encore très mal faire en France. Il est beaucoup plus facile de défaire que de faire, et nos collègues étrangers, qui regardent souvent avec envie l’école mathématique française, le constatent chaque jour.

L’inquiétude devant l’évolution actuelle de l’enseignement des mathématiques au lycée ne concerne pas seulement le recrutement des futurs scientifiques. Elle touche aussi, elle touche surtout la formation des futurs citoyens. Un minimum de culture mathématique permet, par exemple, de prendre du recul par rapport aux utilisations fallacieuses des statistiques. De façon plus essentielle, le fait que la preuve prime sur l’argument d’autorité, qui est le fondement même du progrès scientifique, peut donner aux futurs citoyens les moyens intellectuels de résister aux discours approximatifs ou démagogiques. Les jeunes générations sont de plus en plus désarmées face à des discours politiques qui font appel à l’émotion, et de moins en moins à la raison.

Mathématiques fondamentales ou appliquées ?

En France, les mathématiques fondamentales sont protégées par l’aura dont elles jouissent du fait des grands prix internationaux, alors qu’elles sont en fort recul dans de nombreux pays étrangers. Ici, au contraire, loin de promouvoir une compétition mortifère, les tutelles, ministère et Cnrs, ont œuvré pour que les équipes de mathématiciens soient réunies en de grands laboratoires multithématiques, où coexistent mathématiciens purs et appliqués, et le sentiment de l’unité des mathématiques est, dans l’ensemble, assez généralement partagé. Les mathématiciens sont d’ailleurs très souvent perçus comme formant un bloc homogène dans les universités, ce qui ne va pas sans risque d’isolement. Il y a toutefois deux sections au Conseil national des universités (Cnu) et, par l’intermédiaire des recrutements, un glissement affirmé en faveur de la section de mathématiques appliquées.

Les relations entre mathématiciens purs et appliqués ont beaucoup évolué ces dernières décennies, après que ces derniers ont acquis la reconnaissance qui leur manquait jusque dans les années 1970. Certes, les uns s’intéressent à des questions internes à la discipline alors que les autres s’appuient sur l’utilité des mathématiques dans les autres sciences, suivant la constatation de Galilée : « Nul ne peut lire le grand livre de l’Univers s’il n’en connaît la langue, qui est la langue mathématique. » Cependant, plus profondément, l’un des mystères épistémologiques des mathématiques est le fait que des outils développés par les mathématiciens purs, guidés uniquement par des motivations internes à la théorie, trouvent des applications totalement inattendues. On ne peut mieux le dire que ne le fait le physicien Eugen Wigner dans un article célèbre intitulé “The Unreasonable Effectiveness of Mathematics in the Natural Sciences10” :

Mathematical concepts turn up in entirely unexpected connections. […] The enormous usefulness of mathematics in the natural sciences is something bordering on the mysterious and there is no rational explanation for it11.

Un bel exemple historique concerne les travaux d’Apollonius sur les coniques, qui se sont révélés indispensables aux lois de Kepler. Plus récemment, les géométries non euclidiennes, développées au xixe siècle pour répondre à des questions de logique relatives aux axiomes d’Euclide, fournirent le cadre théorique de la relativité générale, utilisée aujourd’hui quotidiennement par les propriétaires de Gps. On peut aussi citer la géométrie algébrique ou la théorie des nombres, qui jouent un rôle central dans les algorithmes de calcul formel, ou en cryptographie, indispensable à la sécurité informatique. Une caractéristique du développement des mathématiques actuelles est la multiplication de la pertinence pratique, totalement inattendue a priori, d’outils purement conceptuels ; et ces transferts de technologie s’effectuent sur des échelles de temps qui ne se comptent plus en siècles, mais en années, voire en mois.

De fait, les mathématiciens sont assez fiers de voir leur discipline source de tant d’applications. Toutefois, beaucoup sont conscients du chemin qu’il reste à parcourir : il faudrait multiplier également les interactions avec le monde de l’entreprise, afin que l’innovation puisse bénéficier du développement actuel des mathématiques. Si l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria) s’y emploie, il y a encore beaucoup à faire du côté des laboratoires universitaires. Dans le cadre des initiatives d’excellence (et c’en est une retombée positive !) a été créée en 2011 une agence nationale, l’Agence pour les mathématiques en interaction avec l’entreprise et la société (Amies), dont la mission est de promouvoir les contacts entre industriels ou entrepreneurs et mathématiciens. Quelques collègues ont accepté de jouer le rôle de « facilitateur », autrement dit de passeur entre les deux communautés. Trop longtemps a prévalu l’idée que la France avait les meilleurs ingénieurs au monde parce qu’ils avaient reçu en classe préparatoire la meilleure formation possible, sans se rendre compte qu’ailleurs ils étaient beaucoup plus proches du monde de la recherche. W. Werner déclarait à propos de la France :

Le travail dans le domaine des sciences n’est pas reconnu socialement. Au contraire, l’Inde et la Chine, où l’importance et l’intérêt stratégique des sciences ont été compris, produisent des scientifiques en grand nombre12.

En France, à l’opposé, un tiers des polytechniciens voudraient être traders. Mais une évolution positive est perceptible : le nombre d’ingénieurs faisant une thèse s’est multiplié récemment ; sous la pression internationale, les entreprises commencent à mieux reconnaître le diplôme de doctorat. Cependant, du fait qu’il y a peu de recherche en mathématiques dans les écoles d’ingénieurs, la prise de conscience des avancées dans la discipline prend du temps.

Il reste que les moyens mis dans les interactions restent limités. On peut s’interroger sur les choix de politique scientifique faits à cet égard. Aux États-Unis, la National Science Foundation, consciente de ce que peuvent apporter les mathématiques aux autres domaines scientifiques, a créé plusieurs instituts dédiés aux interactions. Dans l’un d’entre eux, par exemple, mathématiciens et biologistes sont réunis pour tenter d’obtenir des avancées majeures grâce à cette mise en commun de compétences. Plutôt que de faire des paris scientifiques sur l’avenir, la politique française des « initiatives d’excellence », qui s’inscrit dans une logique de concentration des moyens sur des équipes et dans des thématiques déjà largement reconnues, semble beaucoup plus frileuse.

De nombreuses avancées mathématiques importantes sont aujourd’hui réalisées par des « non-mathématiciens » (sociologiquement parlant), qu’ils soient informaticiens, physiciens, économètres, spécialistes de traitement du signal… De fait, il n’y a pas de profil spécifique des mathématiciens qui, un jour ou l’autre, se retrouvent impliqués dans des interactions. C’est particulièrement vrai de ceux qui, les premiers, à l’université Pierre-et-Marie-Curie, se sont lancés dans les mathématiques financières. Ils se trouvaient avoir les outils mathématiques adéquats, ils ont été séduits par le défi qui s’offrait à eux. Il ne faut pas mésestimer la curiosité scientifique. Par contre, le rôle du mathématicien n’est pas de s’adapter au monde réel, mais de créer des modèles qui permettent d’en rendre compte. Pour le mathématicien, l’équation de la chaleur et l’équation des ondes diffèrent non pas tant parce qu’elles décrivent des phénomènes différents (deux phénomènes différents peuvent très bien se décrire par la même équation) mais parce que leurs solutions ont des propriétés qualitatives très différentes.

Quelle évaluation ?

Les nouveaux indicateurs de l’excellence affectent les mathématiques comme toutes les autres disciplines. Les mathématiciens sont cependant en général assez frondeurs. Fonctionnant en réseau au niveau international, ils savent, par exemple, qu’en Australie l’utilisation massive de la bibliométrie a été désastreuse pour les mathématiques. Il y a quelques années, l’Union mathématique internationale s’est prononcée contre elle. Il y avait alors consensus pour l’utilisation d’un faisceau de critères à la fois qualitatifs et quantitatifs, avec l’idée que le mieux était de lire les travaux pour juger de leur valeur. Beaucoup d’autres communautés scientifiques sont passées à l’utilisation prioritaire de critères bibliométriques. On en fait parfois usage lors de classements interdisciplinaires en France, et de façon beaucoup plus massive à l’étranger. Or les pratiques de publication, et les caractéristiques des communautés scientifiques, sont très variables suivant les champs disciplinaires. Les mathématiciens, relativement peu nombreux, se trouvent confrontés au fait que, comparativement aux disciplines expérimentales, leurs revues sont très peu lues, et qu’un article n’est pas cité aussi rapidement, voire très peu cité s’il est trop difficile ; il peut par contre l’être pendant très longtemps. L’Union mathématique internationale a récemment lancé une consultation sur ce sujet, avec l’idée qu’il pouvait être utile que les mathématiciens eux-mêmes proposent des outils de mesure plus pertinents. Mais les avis sont très partagés, et les mathématiciens français, moins menacés dans l’immédiat, sont particulièrement rétifs à un tel exercice. Ils sont unanimes à considérer que la bibliométrie donne une illusion de scientificité, dont ils dénoncent avec force les biais et les effets pervers.

La fronde des mathématiciens s’est particulièrement exercée à l’égard des éditeurs commerciaux. Comme le traitement de texte est pris en charge par les auteurs et le processus de sélection des articles par les mathématiciens eux-mêmes de façon non rétribuée, ils comprennent mal le prix exorbitant des revues. Par l’intermédiaire des bouquets d’abonnements, ils ont peur de perdre le choix des titres, et que ce phénomène de monopole condamne à moyen terme les revues non commerciales (c’est-à-dire celles qui sont publiées par les universités ou les sociétés savantes) auxquelles ils sont très attachés. Les éditeurs Springer en France et Elsevier au niveau international ont fait l’objet de revendications, voire de boycott dans les mois derniers. Une mutation rapide de tout le processus de publication est très certainement à prévoir. Les mathématiciens mettent en grand nombre (et ceci avec les encouragements du Cnrs et de l’Inria) leurs prépublications en libre accès sur un site international. Les éditeurs acceptent cette pratique, contrairement, par exemple, à ce qui se passe souvent en sciences humaines et sociales.

Au moment de conclure, et après avoir mis en exergue la solidarité et l’organisation dont fait preuve la communauté mathématique française, il faut en signaler les limites. Ainsi, la quasi-obligation de mobilité s’ajoutant à l’effet des stéréotypes présents dans la société, on compte très peu de femmes parmi les mathématiciens. Du coup ceux-ci, habitués à figurer aux premières places, se trouvent parmi les plus mauvais élèves, toutes disciplines confondues, lorsqu’il est question de parité.

La communauté mathématique reste fortement attachée à l’idée d’un pilotage national. Malgré la solidité qu’elle affiche aujourd’hui, il n’est pas évident qu’elle reste soudée face à l’évolution du paysage de la recherche, qui va dans le sens de l’éclatement (par exemple certains masters prestigieux risquent d’être écartelés entre établissements concurrents). Sa bonne santé et sa cohésion résultent d’une multiplicité de réseaux, formels ou informels, qui relient les chercheurs entre eux. Ceux-ci risquent fort de souffrir de l’esprit de compétition systématique qui est actuellement favorisé à tous niveaux entre chercheurs (y compris au sein d’un même laboratoire puisque les financements récurrents tendent à s’amenuiser au profit des financements sur projets, qui ne touchent que certains). Les Idex, les Pôles de recherche et d’enseignement supérieur (Pres), pôles de compétitivité, sont autant d’occasions de créer des disparités entre chercheurs ou équipes, de freiner les échanges et les mobilités. Le financement par projet, tel qu’il est vécu actuellement, nécessite la mobilisation d’une énergie considérable à l’occasion des rédactions des dossiers. Cette politique va-t-elle être repensée ? Et pourra-t-on encore parler dans les mêmes termes de l’école mathématique française dans dix, vingt ou cinquante ans ?

  • *.

    Respectivement professeur émérite à l’université d’Orléans et professeur à l’université Paris-Est-Créteil Val-de-Marne.

  • 1.

    Discours accessible sur le site du ministère de la Recherche et de l’Enseignement supérieur.

  • 2.

    Le Web of Science est un ensemble de bases de données géré par la société Thomson Scientific et fournissant des informations bibliographiques utilisées dans les classements bibliométriques.

  • 3.

    Les médailles Fields et le prix Abel jouent, en mathématiques, un rôle semblable à celui du prix Nobel.

  • 4.

    Dans son livre Cinq siècles de mathématiques en France (Paris, Adpf, 2006), Marcel Berger cite cette réponse faite par le ministre de l’époque à Henri Cartan : « Les bonnes mathématiques se font à Paris », alors que, dans l’immédiat après-guerre, les mathématiciens en poste à Paris freinaient toute introduction dans l’enseignement de ce qui se répandra plus tard sous l’appellation mathématiques modernes.

  • 5.

    Gwenaël Kropfinger, « Les mathématiques au Cnrs dans les années 1970 », http://www.histcnrs.fr/documentation-publications/kropfinger.html

  • 6.

     »Die Mathematiker sind eine Art Franzosen : Redet man zu ihnen, so übersetzen sie es in ihre Sprache, und dann ist es alsobald ganz etwas anders« , Johann W. von Goethe, Die Schriften zur Naturwissenschaft, Frankfurt am Main, Insel Verlag, 1981.

  • 7.

    Stendhal, Vie de Henri Brulard, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1973.

  • 8.

    Philippe Pajot, Parcours de mathématiciens, Paris, Le Cavalier Bleu, coll. « Comment je suis devenu », 2011.

  • 9.

    P. Pajot, Parcours de mathématiciens, op. cit.

  • 10.

    Eugen Wigner, « La déraisonnable efficacité des mathématiques dans les sciences de la nature », Communications in Pure and Applied Mathematics, 1960, vol. 13, n° I.

  • 11.

    « Des concepts mathématiques se retrouvent à des endroits totalement inattendus. […] L’immense utilité des mathématiques dans les sciences de la nature touche au mystère, et n’a pas d’explication rationnelle. »

  • 12.

    P. Pajot, Parcours de mathématiciens, op. cit.