Henri Maldiney, entre crise et création
Le philosophe Henri Maldiney (1912-2013) a exploré dans ses œuvres la question de l’art et celle de la folie, mettant en œuvre une véritable phénoménologie du sentir. Car la psychose comme la création sont des possibilités de l’homme, et nécessitent donc pour être comprises que l’on s’intéresse plus généralement à ce qui fait la condition humaine.
Un philosophe en acte
L’un de ses plus fidèles amis1, le psychiatre et philosophe Jacques Schotte (1928-2007), se souvient que, dans les derniers mois de l’année 1945, alors qu’il venait de s’inscrire à l’université de Gand, en Belgique, il s’était rendu par curiosité à l’École des hautes études de cette même ville de langue flamande mais limitrophe de la France. Dans cette institution enseignaient deux professeurs : l’un, Pierre-Henri Simon, était bien connu de ses auditeurs car il était déjà sur place avant la guerre ; l’autre était « un certain Henri Maldiney ». Et Schotte de poursuivre avec cet humour qui ne le quittait jamais :
Selon une tradition que j’ignorais encore, celui-ci se présentait comme un « Ancien élève de l’École normale supérieure » – cette école, entendrais-je dire plus tard par l’un ou l’autre jaloux, où l’on entre une fois, mais dont on sort toute sa vie.
De fait, élève en khâgne à Lyon où il suivit les cours de Pierre Lachièze-Rey, Maldiney intégra en 1933 l’Ens de la rue d’Ulm – en même temps que l’helléniste Jacqueline de Romilly – où enseignaient alors Jean Cavaillès, Maurice Merleau-Ponty, sans oublier Léon Brunschvicg, sous la direction duquel Maldiney rédigea un mémoire sur Fichte2. Mais là n’est évidemment pas l’essentiel. Car ce que Schotte tient à rappeler avant tout, c’est d’avoir entendu pour la première fois de sa vie, en 1945,
un philosophe en acte : in actu exercito, dans le mouvement d’une pensée supportée, de plus, par un verbe d’un éclat et d’une force de conviction […] qui sont restés égaux à eux-mêmes depuis plus d’un demi-siècle3.
Schotte avait alors tout juste dix-sept ans. Cette rencontre décida de sa vocation de psychiatre philosophe. De son côté, Maldiney en avait trente-trois. Il avait avant guerre, après avoir passé l’agrégation, brièvement enseigné au lycée de Briançon. Puis, la guerre éclata. Comme Paul Ricœur, Emmanuel Levinas et tant d’autres, Maldiney connut alors quatre années de captivité dans différents camps de prisonniers pour officiers (Oflag), années longues et douloureuses qu’il évoqua dans un petit texte, écrit à la première personne, intitulé : « La dernière porte4 ». C’est dans ces circonstances particulièrement difficiles qu’il se procura néanmoins un exemplaire de Être et Temps (1927), que Sartre au même moment relisait dans son stalag D17 en compagnie de l’abbé Marius Perrin5. Cet ouvrage allait être, pour l’un comme pour l’autre, mais de manière bien différente, une des références majeures de leur pensée. Après la Libération, Maldiney enseigna, comme on vient de le voir, à l’université de Gand, puis, quelques années plus tard, à Lyon où il occupa jusqu’en 1980 la chaire de philosophie générale, d’anthropologie phénoménologique et d’esthétique et où il fit l’essentiel de sa carrière – si tant est qu’on puisse user d’une telle expression pour un homme qui précisément ne songea jamais à faire carrière.
En effet, homme de parole tardivement venu à l’écriture, Maldiney soutint en 1974, donc à soixante ans passés, une thèse sur travaux qui lui permit de devenir professeur. Le jury était notamment composé de Pierre Aubenque, célèbre pour ses ouvrages sur l’œuvre d’Aristote, de Clémence Ramnoux, spécialiste de la pensée grecque présocratique, d’Emmanuel Levinas et de Paul Ricœur. Parmi les travaux présentés s’imposa immédiatement un livre, consacré à la naissance de la pensée « au creuset de la langue grecque antique », que d’aucuns jugent fondamental mais qui est aussi le plus difficile de ses ouvrages : Aîtres de la langue et demeures de la pensée6. Édité un an plus tard à Lausanne aux éditions L’Âge d’homme, autant dire en province, ce livre intempestif, à contretemps ou à contre-courant, c’est-à-dire tout sauf dans l’air du temps, ne risquait pas de sortir Maldiney de son relatif isolement. En ce temps-là, on avait évidemment bien autre chose à lire : Jacques Derrida venait de publier Glas chez Galilée, Michel Foucault faisait la loi avec Surveiller et punir, tandis que paraissaient aux éditions du Seuil les Écrits techniques de Freud, soit le premier volume des Séminaires de Jacques Lacan.
De son côté, discrètement, patiemment, Maldiney traçait son propre chemin de pensée en explorant de manière privilégiée deux thématiques apparemment bien différentes l’une de l’autre et pourtant étroitement entrelacées jusque dans ses propres textes : d’une part, la crise, l’homme malade, la folie, la psychiatrie, auxquels il consacra différents articles rassemblés en 1991 sous le titre : Penser l’homme et la folie7 ; d’autre part, la création, la peinture, la poésie, l’œuvre d’art. Ainsi Maldiney écrivit deux livres sur Francis Ponge et de nombreux textes sur la peinture de Goya, Cézanne, Kandinsky, Klee sans oublier son ami Tal-Coat, de son vrai nom Pierre Jacob.
Une phénoménologie du sentir
Comme le laissent déjà entendre certains titres de ses ouvrages : l’Art, l’éclair de l’être (1993) ou Ouvrir le rien, l’art nu (2000), l’œuvre de Maldiney se tient dans une proximité manifeste avec la pensée de Heidegger et, d’une manière plus générale, avec la phénoménologie.
Ainsi, dans un article de 1976 consacré à la psychose, Maldiney s’interroge sur la voie à suivre pour comprendre un tel trouble, et déclare que face à l’existence psychotique, face à la mise en question de l’existence par la psychose, il ne saurait être question de partir d’une définition a priori de l’existant. Qu’est-ce à dire ? La réponse de Maldiney n’est évidemment pas sans rappeler celle du fondateur de la phénoménologie :
Notre méthode ne peut être que phénoménologique. Nous mettons hors-jeu toute prise de position préalable, en premier lieu toute distinction normative, ou même simplement théorique, entre normal et pathologique. La seule réalité dont nous puissions faire état est le phénomène nu, dans son intègre intégralité, c’est-à-dire les expressions du psychotique, prises en elles-mêmes et non pas à titre de symptômes ou d’indices8.
Nous retrouvons ainsi sous la plume de Maldiney à la fois l’injonction husserlienne d’un retour aux choses mêmes ; l’exigence, husserlienne toujours, d’une absence de présupposition, qui conduit le phénoménologue à mettre entre parenthèses ou suspendre (épochè) toute thèse préalable de valeur ou de réalité ; et, enfin, la décision, conformément à l’esprit même de la psychiatrie phénoménologique, de considérer les conduites psychotiques non pas comme des symptômes, c’est-à-dire comme les signes d’une maladie cachée, mais comme la psychose elle-même telle qu’elle apparaît9.
Il va de soi que cette démarche ne concerne pas que la psychose. Maldiney reste phénoménologue lorsqu’il aborde l’œuvre d’art, même s’il lui répugne parfois d’être tenu pour tel, comme s’il s’agissait d’une école, d’un système particulier, alors qu’il s’agit en philosophie de s’ouvrir à ce qui se donne. Il déclare à ce propos :
La phénoménologie n’est pas quelque chose dont on ait à parler comme si c’était un système, mais c’est quelque chose qui ne peut être que pratiqué en existant, aussi bien dans toutes les rencontres d’un homme avec un malade, que d’un homme avec une œuvre d’art ou d’un homme avec son prochain. Je n’aime pas être considéré comme phénoménologue, ça ne veut rien dire. On n’est pas phénoménologue par choix […] mais on ne l’est que par présence à la réalité telle qu’elle se donne10.
On l’aura compris, la phénoménologie n’est pas plus une méthode qu’une conception du monde parmi d’autres, que l’on pourrait discuter, adopter ou rejeter car elle se confond avec l’ouverture authentique à l’être.
Pour caractériser plus précisément la pensée de Maldiney, on pourrait la définir comme une phénoménologie du sentir, selon laquelle sentir signifie se tenir ouvert, exister, être en présence. En effet, l’ouverture à l’être s’accomplit originairement, selon Maldiney, non pas dans la perception qui est toujours perception d’un objet défini, mais avant tout dans ce sentir qui est, écrit-il, « ouverture sans dessein ni dessin », c’est-à-dire ouverture inintentionnelle, pré-objective, qui n’admet aucun a priori et qui se tient ouverte par-delà toute anticipation possible11. Pour comprendre ce dont il s’agit, il convient tout d’abord d’oublier la fameuse critique par Hegel de la certitude sensible. En réalité, en dénonçant dans la certitude sensible la plus abstraite et la plus pauvre des vérités, l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit témoigne surtout de cette méconnaissance du sentir et de la première parole, qui caractérise, selon Maldiney, la métaphysique occidentale12. Il convient en outre de dissocier le sentir de la perception afin de ressaisir dans son moment initial cette rencontre avec les choses qu’opère le sentir. Pour ce faire, nul besoin d’être philosophe. Il suffit, comme Maldiney nous y invite, d’écouter ce paysan de la Vallouise, vieux chasseur de chamois, lorsqu’il décrit le moment saisissant où l’animal apparaît au sommet de la crête :
On ne l’a pas vu venir, tout d’un coup il est là, comme un souffle, comme un rien, comme un rêve13.
Ce qui ressort tout d’abord, c’est le moment de stupeur, de saisissement qui accompagne le surgissement de l’animal, moment que Maldiney qualifie, à la suite d’Erwin Straus (1891-1975) et de Viktor von Weizsäcker (1886-1957), de moment pathique – aussi a-t-on pu définir sa philosophie comme une pathosophie dont le fil conducteur serait un mot d’Eschyle : Pathei mathos (le savoir s’apprend par l’épreuve14). Car sentir c’est toujours ressentir, et l’émotion, loin d’être une réaction subjective vis-à-vis de ce qui apparaît, est constitutive de l’apparaître. Pour Maldiney comme pour Heidegger, l’émotion bien comprise n’est pas un simple état d’âme dont l’étude serait réservée à la psychologie mais une dimension fondamentale de notre ouverture à l’être. En outre, on peut noter que le chamois, loin d’être visé comme un objet de la perception, est dit surgir « comme un souffle, comme un rien, comme un rêve ». En d’autres termes, son apparaître précède sa saisie intentionnelle et objectivante par la perception. Enfin, il convient de ne pas dissocier l’apparition du chamois de son cadre, comme s’ils étaient indépendants l’un de l’autre. Car c’est d’un seul coup que se trouvent donnés le chamois, la crête, le ciel et la terre : le surgissement du chamois est, comme l’écrit Maldiney, « l’instant-lieu où le ciel et la terre et l’intervalle surgissent dans l’ouvert, dont il est le là15 ».
Entre crise et création : l’œuvre d’art et la psychose
Cette phénoménologie du sentir nous permet déjà de comprendre les propos, à première vue si déroutants, d’un artiste comme Van Gogh. Que peut bien vouloir dire en effet le peintre des Tournesols lorsqu’il écrit à son frère Théo, au cours de l’été 1888, qu’il cherche « la haute note jaune de cet été » ? Pour Maldiney, il n’est pas ici question d’une couleur descriptive qui représenterait fidèlement celle d’un champ de tournesols en plein été, et si Van Gogh emprunte à la musique ce terme de note,
c’est parce que [écrit Maldiney], dans ce jaune, le monde sonne ; et il sonne dans la mesure où Van Gogh, dans ce jaune, habite un monde qui n’a pas encore cristallisé en objets.
De manière analogue, en proie à une sorte d’extase, Cézanne s’écrie : « Regardez ! Les bleus ! Les bleus là-bas sous les pins. » Ces bleus qui ne sont les bleus de quoi que ce soit constituent précisément le moment pathique, pré-objectif de l’événement de la rencontre et la source vive d’une œuvre qu’il revient à Cézanne de peindre.
Cependant, entre « la petite sensation » de Cézanne et son œuvre, il y a continuité de dévoilement. Tout l’art de Cézanne a été de ne pas l’interrompre par « la logique du cerveau » comme il dit en l’opposant à ce qu’il appelle « la logique des sens16 ».
En lisant ces lignes, on pense peut-être à cette Vue de Delft de Vermeer et « au précieux petit pan de mur17 » auquel Bergotte mourant attache son regard « comme un enfant à un papillon jaune qu’il veut saisir ». Mais on peut aussi penser aux peintures pariétales de la grotte de Lascaux, à propos desquelles Maldiney écrit :
L’instant de vérité était pour cette race de chasseurs le moment apparitionnel, dans lequel le surgissement de l’animal ne fait qu’un avec le sursaut de tout l’espace de l’Umwelt (monde environnant) hanté soudain, sur le fond de l’attente, par l’événement-avènement d’une présence bouleversante18.
De ce point de vue, qu’est-ce que la peinture ? Non pas, cela va de soi, la représentation plus ou moins fidèle des objets de notre monde quotidien ; non pas l’imitation plus ou moins léchée du réel que l’on perçoit ou de l’irréel que l’on imagine à partir de ce que l’on perçoit. Si tel était le cas, on n’eût jamais reproché à Pascal sa fameuse condamnation de la peinture19. En revanche, si, comme l’affirme Georges Braque, « Écrire n’est pas décrire, peindre n’est pas dépeindre », si l’art, comme le soutient Maldiney, doit être « la vérité du sentir » et non pas du percevoir20, le peintre ne doit pas craindre de s’élever au-delà de ce qui est vu afin de rendre visible l’invisible. En d’autres termes, il doit rendre visible ce qui habituellement échappe aux autres hommes, et qui relève de ce moment premier du sentir, moment anté-objectif que masque la perception et qui coïncide avec notre ouverture à l’être. Dans ces conditions, il ne faut pas confondre deux peintures bien différentes et, plus généralement, deux types d’art : l’art illustratif qui imite, qui suppose un monde déjà là et qui offre une image de la réalité – de ce type relèveraient aussi bien la peinture des frères Le Nain que le Sacre de Napoléon de David ou la Baigneuse d’Ingres ; et l’art dit « existentiel » dans lequel, nous dit Maldiney, « il y va de la présence que nous sommes21 ». Dans ce cas – pensons par exemple à la Marquise de Solana par Goya –, ce n’est plus une image de la réalité mais c’est la réalité de l’image qui nous est donnée à voir. Ainsi la peinture est-elle une manière de revenir aux choses mêmes afin de les saisir dans leur apparaître et, à cet égard, peu importe qu’elle soit figurative ou non figurative. Ou plutôt, il faut comprendre que la véritable peinture n’est jamais figurative puisque sa vocation est, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Maldiney consacré à l’abstraction, mais aussi à la peinture chinoise de l’époque Sung, d’ouvrir le rien, c’est-à-dire le il y a pur et simple, l’apparaître nu22.
Mais Maldiney ne s’est pas contenté d’interroger et de dialoguer avec les peintres et les poètes23, il s’est aussi tourné du côté de ces hommes que l’on dit psychotiques ou fous et dont il tente de comprendre la folie. Car, comme la création artistique, la folie est pour Maldiney une possibilité humaine fondamentale qui est inscrite dans l’être même de l’homme en tant qu’existant24. C’est pourquoi qui prétend soigner l’homme malade doit impérativement, comme l’écrivait déjà Kierkegaard, « s’attacher à ce que signifie : être un homme ». Et ce n’est nullement par hasard que l’on retrouve cette phrase en exergue de Rêve et existence du grand psychiatre suisse Ludwig Binswanger25, fondateur de l’analyse existentielle (Daseinsanalyse), dont l’œuvre constitue, selon Maldiney, « un tournant décisif de l’histoire de la psychiatrie, et plus généralement de l’anthropologie26 ». En effet, après avoir découvert Freud, puis la phénoménologie husserlienne, Binswanger est le premier à avoir saisi l’importance pour la psychiatrie de l’œuvre de Heidegger. Certes, Être et Temps n’aborde à aucun moment le champ de la psychiatrie et son ambition première est de tirer la question de l’être de l’oubli dans lequel elle est tombée aujourd’hui. Cependant, l’analytique existentiale n’en ouvre pas moins la possibilité d’une compréhension nouvelle de ces différentes pathologies qui sont autant de troubles, plus ou moins graves, de l’existence en tant que présence27. Il ne faut jamais cesser de rappeler, en effet, que sain ou malade, l’homme n’est ni un objet ni une chose mais, comme le rappelle Heidegger, « un être dont “l’essence” tient dans son existence28 ». En d’autres termes, l’homme ex-iste, il est cet être qui se tient hors (ex) de soi, qui est en tant que tel ouverture à l’être et qui est à chaque fois sa possibilité.
Cela ne signifie pas que Maldiney ignore tout ce que la psychanalyse freudienne et postfreudienne a pu apporter à la compréhension des phénomènes pathologiques. Il est frappant au contraire de constater que ses différents travaux se réfèrent aussi bien à Sigmund Freud qu’à Donald Winnicott, Jacques Lacan ou Gisela Pankow – sans oublier l’œuvre si mal connue en France du psychiatre hongrois Léopold Szondi (1893-1986). Mais c’est toujours dans la perspective d’une psychologie qui « devient de moins en moins science de la nature et de plus en plus science de la condition humaine », c’est-à-dire d’une psychologie qui repart de l’existant en tant qu’être-au-monde, qu’il relit ces différents auteurs29. Le complexe d’Œdipe, par exemple, doit être pour Maldiney ressaisi en tant que forme de l’être au monde de l’enfant dans sa communication avec les autres (Mitwelt ou monde commun), avec les choses (Umwelt ou monde environnant) et avec lui-même (Eigenweilt ou monde propre). On voit ainsi comment Maldiney réinscrit la pensée de Freud dans le cadre d’une analytique de l’être au monde30. Cependant, tout en demeurant fidèle à la conception heideggérienne du Dasein comme ouverture à l’être, Maldiney entend l’enrichir – voire l’amender31 – dans le sens d’une phénoménologie de l’événement.
C’est en effet à partir des notions corrélatives d’événement et de transpassibilité32 que Maldiney tente une autre approche de la psychose. La transpassibilité désigne la condition passive de l’apparaître ; elle est cette ouverture sans dessein ni dessin, que nous avons déjà évoquée à propos du sentir, qui est réceptivité à l’imprévisible, c’est-à-dire à ce que rien ne peut annoncer et qui ne peut que surprendre, bref à ce qui est bouleversant parce qu’il se présente soudainement et pour la première fois. Tel est l’événement. Rappelons-nous le surgissement du chamois qui, avant d’être perçu et identifié, est là tout d’un coup, et fait paraître le monde. De ce point de vue, on peut dire que l’événement est tout aussi bien avènement. Or c’est précisément cette ouverture ou transpassibilité qui fait défaut dans la psychose à la suite d’un événement qui met fin à tous les autres33. Maldiney reprend à ce propos l’exposé par Binswanger du cas d’une femme, Suzanne Urban, dont le mari est atteint d’un cancer de la vessie :
Le médecin dit à mon mari qu’il avait à la vessie une petite lésion, mais il me fit en lui tournant le dos une mine si épouvantablement dénuée d’espoir que tout mon corps se raidit et que j’ouvris la bouche d’effroi ; alors le médecin me prit la main très vite pour me faire signe de ne rien montrer de ce que je ressentais34.
Cette scène dite primitive, dominée par l’effroyable mimique du médecin et le blocage du cri par ce même médecin, est au départ de la schizophrénie de Suzanne Urban. Bouleversée par l’expression du médecin, Suzanne Urban vit désormais dans un monde dont l’ouverture coïncide avec cet événement-avènement. Ainsi, cette expression « est devenue l’événement indépassable que la malade ne fait plus qu’indéfiniment reproduire et qui d’avance résorbe en lui la possibilité de tout autre événement35 ».
Se tenant à l’écart de la sphère dite médiatique, Maldiney ne fut jamais une célébrité36. Mais l’absence de célébrité n’est pas en philosophie quelque chose dont il faille nécessairement s’affliger. On peut même penser qu’elle peut être une forme d’empoisonnement de la philosophie elle-même, lorsque les journaux et les périodiques s’en emparent et la ravalent au rang des nouveautés auxquelles on accorde une curiosité distraite et éphémère. Telle était la conviction de Heidegger – et, sans nul doute, de Maldiney – qui, à la compagnie des citadins, préférait la solitude des montagnes. Car, affirmait-il,
la solitude a cette puissance qui n’est qu’à elle, celle non pas de nous isoler, mais au contraire de libérer l’existence entière en la lançant au sein de l’ampleur toute proche que déploie l’essence de toutes choses37.
- *.
Professeur de philosophie en classes préparatoires aux grandes écoles, membre associé des archives Husserl.
- 1.
Parmi ses fidèles amis, il faut également compter le poète André du Bouchet (1924-2001), le psychiatre suisse, élève et ami de Ludwig Binswanger, Roland Kuhn (1912-2005) et le peintre Tal-Coat (1905-1985).
- 2.
Nous empruntons à Jean-Louis Chrétien l’essentiel de nos informations biographiques. J.-L. Chrétien, « Introduction aux Œuvres philosophiques », dans Henri Maldiney, Regard Parole Espace, Paris, Éditions du Cerf, 2012, p. 7-29.
- 3.
Jacques Schotte, Vers l’anthropopsychiatrie. Un parcours, Paris, Hermann, 2008, p. 23.
- 4.
Henri Maldiney, In media vita suivi de la Dernière Porte, Paris, Éditions du Cerf, 2013.
- 5.
Annie Cohen-Solal, Sartre. 1905-1980, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1989, p. 281.
- 6.
H. Maldiney, Aîtres de la langue et demeures de la pensée [1975], Paris, Éditions du Cerf, 2012. Serge Meitinger, « Maldiney philologue », dans S. Meitinger (sous la dir. de), Henri Maldiney. Une phénoménologie à l’impossible, Puteaux, Le Cercle herméneutique, 2002, p. 197.
- 7.
H. Maldiney, Penser l’homme et la folie. À la lumière de l’analyse existentielle et de l’analyse du destin, Grenoble, Millon, 1991.
- 8.
H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 7.
- 9.
Arthur Tatossian, « Symptôme et phénomène en psychiatrie », dans la Phénoménologie des psychoses, L’Art du comprendre, numéro hors-série, 1997, p. 15 et suiv.
- 10.
H. Maldiney, Philosophie, art et existence, « Entretien », Paris, Éditions du Cerf, 2007, p. 184-185.
- 11.
H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 421 et p. 114.
- 12.
Id., « La méconnaissance du sentir et de la première parole ou le faux départ de la phénoménologie de Hegel », Regard Parole Espace, op. cit., p. 323 et suiv. Françoise Dastur, « Langage, parole et présence », dans Renaud Barbaras et al., Maldiney. Une singulière présence, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Encre marine », 2014, p. 73 et suiv.
- 13.
H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 201 et 406.
- 14.
Id., Regard Parole Espace, op. cit., p.189 ; J.-L. Chrétien, « Lumière d’épreuve », dans S. Meitinger (sous la dir. de), Henri Maldiney. Une phénoménologie à l’impossible, op. cit., p. 40. Pathei mathos, ces mots sont prononcés par le chœur dans l’Agamemnon d’Eschyle.
- 15.
H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 406.
- 16.
Id., Regard Parole Espace, op. cit., p. 191.
- 17.
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. III, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 692.
- 18.
H. Maldiney, Regard Parole Espace, op. cit., p. 192.
- 19.
« Quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance des choses, dont on n’admire point les originaux », Blaise Pascal, Pensées, 40-134, Œuvres complètes, Paris, Le Seuil, 1963, p. 504.
- 20.
H. Maldiney, Regard Parole Espace, op. cit., p. 275 ; Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 205.
- 21.
Id., Art et existence, Paris, Klincksieck, 1985, p. 10.
- 22.
H. Maldiney, Ouvrir le rien. L’art nu, La Versanne, Encre marine, 2000 ; Éliane Escoubas, « Homo pictor – Du sentir à l’œuvre », dans R. Barbaras et al., Maldiney. Une singulière présence, op. cit., p. 96.
- 23.
Faute de pouvoir aborder cet aspect de la pensée de Maldiney, signalons le très bel article de Marlène Zarader : « Les choses et les mots. Avec Henri Maldiney et Yves Bonnefoy », dans R. Barbaras et al., Maldiney. Une singulière présence, op. cit., p. 201 et suiv.
- 24.
H. Maldiney, « Existence : crise et création », texte repris dans R. Barbaras et al., Maldiney. Une singulière présence, op. cit., p. 224.
- 25.
Ludwig Binswanger, Rêve et existence, trad. et préface F. Dastur, Paris, Vrin, 2012, p. 35.
- 26.
H. Maldiney, Regard Parole Espace, op. cit., « Ludwig Binswanger », p. 274.
- 27.
C’est précisément dans cette perspective que de nos jours travaille l’École française de Daseinsanalyse (www.daseisanalyse.fr).
- 28.
Martin Heidegger, Être et Temps, trad. F. Vezin, Paris, Gallimard, 1986, § 9.
- 29.
H. Maldiney, Regard Parole Espace, op. cit., « Comprendre », p. 113.
- 30.
H. Maldiney écrit : « L’apparence mythologique que revêt la pensée de Freud, là où il se laisse aller à hypostasier en Innenwelt certaines instances (Libido, Surmoi, Moi, ça, Abwehr, etc.) peut être dissoute […]), dès lors qu’on comprend que les conduites et les situations n’ont de sens que parce que déjà éclairées par le dévoilement en elles de la situation fondamentale d’être au monde », Regard Parole Espace, op. cit., « Comprendre », p. 114.
- 31.
Pour éclaircir ce point, nous renvoyons à l’article de R. Barbaras, « L’essence de la réceptivité : transpassibilité ou désir ? », dans Maldiney. Une singulière présence, op. cit., p. 21 et suiv.
- 32.
Maldiney consacre à la transpassibilité un long texte d’une soixantaine de pages, sur lequel s’achève son livre Penser l’homme et la folie.
- 33.
H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 277.
- 34.
L. Binswanger, le Cas Suzanne Urban. Étude sur la schizophrénie, trad. J. Verdeaux, Paris, Éditions G. Monfort, 2002 ; H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 278.
- 35.
H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 280.
- 36.
Signalons toutefois qu’il existe depuis 2007 une Association internationale Henri Maldiney (Aihm) (www.henri-maldiney.org).
- 37.
M. Heidegger, De l’essence de la vérité, trad. A. Boutot, Paris, Gallimard, 2001, p. 105-106 et « Pourquoi restons-nous en province ? », Écrits politiques, trad. F. Fédier, Paris, Gallimard, 1995, p. 151.