Le temps de l'écriture, le temps des commencements
Repère
Le temps de l’écriture, le temps des commencements
Comment écrivez-vous ? le jour, la nuit ? Où ? chez vous, à l’étranger ? À ces questions et lieux communs des enquêtes menées auprès des écrivains, J.-P. Toussaint nous donne des réponses d’une étonnante et émouvante précision autobiographique – il parle de ce qui est le plus cher, l’écriture, les livres (les siens et ceux de quelques grands auteurs qui ont compté dans sa venue à l’écriture). La brièveté du livre ne doit pas nous induire en erreur : il n’est pas la réunion artificielle de quelques pistes de réflexion. Dans sa clarté volontairement modeste, qualité caractéristique de Toussaint, l’ouvrage est savamment tissé, mais avec légèreté, comme par mégarde : retours rythmés de thèmes et de lieux importants, avec des variations qui marquent le passage du temps et les changements du moi, ou la présence de « séries », comme dans l’évocation des bureaux de sa vie de lecteur et d’écrivain – qui s’ouvrent et se ferment sur le bureau originel, celui du grand-père ; on voit que Proust, à qui est consacré un chapitre, travaille ce texte. Sans qu’on soit jamais dans le pastiche, ni même dans « l’imitation », certaines phrases sont « proustiennes » ; empathie d’une lecture-écriture, dirait Gracq, qui entend signaler une virtuosité lentement acquise, loin du travers inévitable des premières tentatives, quand l’apprenti-écrivain restait trop proche de son modèle (Beckett) pour trouver sa voix propre. Tout ici reflète cette « patience » sans laquelle nul ne peut véritablement écrire, le temps qu’il a fallu pour en arriver là, pour « laisser le livre infuser en soi », ce qui concerne la lecture aussi bien que l’écriture, et l’ouvrage de Toussaint remplit le but recherché : il a la « simplicité d’une évidence » pour le lecteur – mais cette évidence a été « construite ».
Quant à l’urgence, elle est ici, paradoxalement, non une facette du temps vécu, mais un « territoire », tout au fond de l’espace intime ; toutefois, pour l’atteindre, le temps de la patience est nécessaire, car
[il est] situé dans des régions intérieures qui ne s’abordent qu’au terme d’un long parcours.
Sorte de plongée en apnée, immersion dans ce monde intime, au cœur de soi, temps hors du temps, celui de la concentration sur l’essentiel ; monde dans lequel le livre peut vraiment s’écrire, car il s’y détache de toute reproduction littérale du réel, se voit contraint à une re-création. Et voilà que les deux pôles travaillent de concert, car ils sont les deux axes existentiels entre lesquels oscille l’écrivain, ses deux tempi :
L’urgence est un état d’écriture qui ne s’obtient qu’au terme d’une infinie patience.
On l’aura compris, ce livre, dont l’authenticité vient d’une parfaite pratique des territoires de l’écriture, n’est pas seulement une réflexion d’écrivain. Il n’est pas sans évoquer quelque chose des sagesses orientales. Il semble inviter tout lecteur, quelle que soit sa vocation, quel que soit son domaine, à pratiquer cette patience qui mène à une urgence tout à la fois passive et intimement active.
Avec J.-B. Pontalis, la démarche est inverse : la psychanalyse n’est pas d’emblée le domaine où se situe la démarche, qui s’interroge sur notre préférence pour « l’avant » ; elle est invitée à y participer, et sa présence, subtilement, légèrement, s’accroît, mais on reste toujours très loin d’un discours de spécialiste et des pédantismes de théoriciens : humour, simplicité et courtoisie accompagnent ce psychanalyste unique, qui sait toujours, en véritable écrivain, tenir à distance l’idéologie. Avec humour, Pontalis reconnaît en lui la présence de la plainte la mieux partagée du monde : « C’était mieux avant… », mais il refuse d’y voir un cliché éculé, l’interprétant comme l’« amour des commencements » amour du « jour où, pour la première fois… » – mot magique, qui n’est plus nostalgie du passé, mais remède possible au désir de l’insaisissable origine.
L’amour des commencements guérirait-il de la quête lancinante de l’insaisissable origine ?
Ce qui donne au refrain nostalgico-réactionnaire, avouons-le, une tout autre allure.
Et qu’est-ce que l’avant ? Serait-ce l’enfance ? Pas sûr : pour nous en convaincre, Pontalis nous offre malicieusement un florilège de petits textes (d’Hésiode à La Fontaine, de Jules Renard à Freud, bien sûr) qui, tous, démythifient cet « âge sans pitié ». Seulement… cet âge sans pitié, c’est lequel ? demande-t-il.
Et qu’est-ce qui était mieux avant ? Notre mémoire a choisi : car elle est « oublieuse mémoire », rappelle-t-il en citant Supervielle. Oublions le collectif, interrogeons la singularité de cet oublieux soupir, pour mieux nous trouver. La mémoire ne contient pas « le » passé, elle ne garde, de lui, que ce qui en fait « mon » histoire. Elle est, avec l’oubli, qui est sa paradoxale spécialité, une source vive pour la vie du sujet.
N’est-ce pas cette mémoire vive, ignorante de la cohérence diurne, qui sait associer librement lors de la cure psychanalytique ? Sachons donner voix en nous à celui qui ne savait pas parler encore : l’in-fans (« celui qui ne parle pas »), qui ne renvoie pas ici au « nouveau-né », sa traduction courante, mais à ce « je » excentré qui souffre « bien plutôt de l’infirmité native du langage, du langage articulé, de celui de l’information, de la communication » et qui, insoucieux de cohérence, « cherche seulement à faire entendre sa voix ».
Chantal Labre
À propos de…
L’Écriture et le temps. À propos de Jean-Philippe Toussaint, l’Urgence et la patience, Paris, Minuit, 2012, 112 p., 11 €.
Jean-Bertrand Pontalis, Avant, Paris, Gallimard, coll. « Nrf », 2012, 152 p., 14, 50 €.
Librairie
Antoine Garapon, La Raison du moindre État. Le néolibéralisme et la justice, Paris, Odile Jacob, 2010, 286 p., 23, 90 €
Voici sept ans, dans les Juges dans la mondialisation1, Antoine Garapon s’attachait à montrer les ressorts du monde judiciaire face aux nouveaux défis d’un univers devenu « mondial ». Avec cet ouvrage publié en 2010, il nous livre un éclairage très pertinent sur les « innovations en apparence périphériques » qui amènent à repenser notre institution judiciaire. Cet ouvrage est également l’occasion d’une déclinaison de la thèse de Michel Foucault pour qui le néolibéralisme est le passage de la raison d’État à la raison du moindre État, que le magistrat applique ici au système judiciaire qu’il connaît bien.
Plutôt que de cautionner une critique stérile des changements apportés à l’institution judiciaire, et plus largement à l’État, l’auteur précise immédiatement que cette approche néolibérale conduit non point à un retrait ou à un affaiblissement de l’État, mais bien plus insidieusement à son amoindrissement, entendu comme un déclassement des enjeux et des leviers de l’action publique. C’est ainsi qu’il constate que, entérinant le passage d’un modèle de la souveraineté à un modèle de la raison néolibérale, le droit n’est plus un commandement souverain visant à transformer les individus mais le résultat d’un choix guidé par la raison afin de mieux contrôler les hommes.
La clef de lecture de l’ouvrage est explicitée dès le début par l’auteur qui développe l’analyse des trois âges de la gouvernementalité théorisée par Michel Foucault, pour qui un savoir est associé à chaque type de gouvernement. Après le droit politique pour le modèle de la souveraineté ou les sciences sociales pour celui de la discipline, c’est l’économie qui préside au néolibéralisme. Sans réduire cette approche à une « marchandisation » du monde, cela explique que dans le modèle de la souveraineté, chacun se voit doté de droits propres qui régulent ses rapports au pouvoir, alors que dans le modèle néolibéral, c’est par leur utilité que les individus se « justifient ». Cela posé, Antoine Garapon démontre qu’ainsi le droit est déformé dans le modèle néolibéral : il est désormais censé « mimer le marché » pour reprendre l’expression de Richard Posner dans Economic Analysis of Law2, postulant ainsi que le droit permet à l’individu de poursuivre des fins qui lui sont propres dans un cadre concurrentiel, la règle de droit est alors reléguée au rang de règle du jeu. Le rôle du magistrat s’en trouve alors marginalisé et
[il] tend à se replier vers l’amont, dans les questions procédurales, en laissant le droit substantiel aux parties.
Ce livre s’attache également à analyser le passage d’une approche traditionnelle et aristocratique de la justice à une justice de proximité et de médiation, caractérisée par des indicateurs et des alternatives au jugement, qualifiée de « managériale » du fait de l’empreinte néolibérale sur l’institution. Cette dernière, mettant l’individu et ses libertés au centre du modèle, s’illustre notamment par la substitution de la défense des intérêts particuliers, voire corporatistes, à la promotion de l’intérêt général comme moteur du contrat social. On ne peut que déplorer avec l’auteur que cette raison néolibérale engendre de nouvelles inégalités devant la loi, la justice n’assurant plus totalement son rôle de jurisdictio où est rendu le droit, mais devient un lieu où les procédures transactionnelle (tel le « plaider coupable ») ou accusatoire encouragent le justiciable qui en a les moyens à ne voir dans le procès qu’une transaction, véritable négociation marchande dans laquelle le droit – forcé de parler – est un instrument utilisé et non plus la norme à respecter et à comprendre. Abandonnant sa dynamique symbolique, la « cérémonie de parole » (Paul Ricœur) qu’est l’audience publique n’est plus le résultat d’un duel entre Bien et Mal, l’« effet cathartique » du procès dont l’auteur soulignait l’utilité dans Bien juger, essai sur le rituel judiciaire s’étiolant, mais est devenue le lieu où s’expose le résultat d’une négociation privée. Avec le néolibéralisme, il n’est plus donné à voir que la justice est bien rendue car l’essentiel est négocié hors des salles d’audience.
Caractérisé également par un développement de l’individualisme, le modèle néolibéral contribue à redessiner les frontières entre liberté et sécurité. Au nom de cette dernière, la liberté est redéfinie non plus comme autonomie politique mais comme « liberté de se consacrer à son bonheur privé » (p. 96). La liberté ne sert plus alors à participer aux choix collectifs, mais bien plutôt à « conduire sa vie privée avec le maximum de sécurité » (p. 96). Reprenant les propos de Foucault sur la sécularisation de l’art de gouverner, l’auteur nous montre que le but du gouvernement n’est plus d’assurer le salut dans l’au-delà mais la sécurité et le bien-être au quotidien, au nom desquels l’État recourt alors à des législations d’exception. Dans le fil de cette conception de la chose publique, le néolibéralisme, aveuglé par la victime comme référent absolu, promeut des droits de l’homme utiles à quelques-uns au détriment des droits fondamentaux universels garantis à tous. Avec la démocratie d’opinion et l’obsession de prévention des risques, l’attention est davantage portée sur le préjudice que sur l’intention. Le pouvoir est alors tenté d’instrumentaliser la justice, la réduisant à sa fonction répressive avec la sécurité comme finalité.
La politique ne trouve plus de garant hors d’elle, il lui faut justifier sa prééminence en exhibant ce qu’elle garantit3
faisant de l’État une puissance sans autorité qui se confond avec le maintien de l’ordre. La peine elle-même ne se définit plus par rapport à des valeurs communes, mais en fonction des attentes en réparation de la victime. Érigés en outil de pacification, le paiement en réparation et la peine sont alors encadrés (peine plancher, grilles d’indemnisation…) afin de les automatiser et diminuer ainsi l’« aléa délibératif » dû aux juges.
Sous l’influence néolibérale, le traitement des délinquants est devenu a priori paradoxal, fait de liberté et délégué par l’État. Liberté du délinquant de choisir entre une peine ségrégative « classique » ou adaptée et fonctionnelle (bracelet électronique, castration chimique…). Délégué par la puissance publique, car la sanction des nouveaux délinquants « anti-institutionnels » générés par la mondialisation est remplacée par un contrôle diffus exercé par les pairs, agissant sur la réputation. Liberté, contrôle social et vigilance mutuelle deviennent alors instruments de domination. Ce sont ces éléments qui font dire à Antoine Garapon que « le néolibéralisme est à la fois moderne et antipolitique, pour la liberté et contre l’égalité » car « [il] correspond à la fois à une augmentation de la liberté des sujets et à une nouvelle manière de les dominer » (p. 230).
L’ouvrage se termine par une critique politique du néolibéralisme, « version radicale de la liberté de l’individu : c’est tout le contraire d’un conservatisme » (p. 235) qui selon l’auteur ne constitue nullement un nouveau totalitarisme, dans lequel l’individu est opposé au système, car l’individu est au contraire valorisé comme tel dans le néolibéralisme. Opposé au centralisme, le pouvoir néolibéral est diffus car il repose sur le marché, entité abstraite et non localisable, et prône une certaine réduction de l’administration. Concernant les valeurs et critères promus par le néolibéralisme, même si l’on reconnaît leur justesse c’est leur caractère indiscutable et certain comme résultant d’un calcul et d’une raison mathématique qui heurte la réflexion démocratique. Quant au droit, sous l’influence de la mondialisation, il cesse d’être organisateur du social et de la cité pour devenir un produit d’un marché régulé par l’État. Or, contestant l’idée d’un État régulateur de ce marché n’intervenant que pour assurer à l’individu un bien-être matériel illusoire, l’auteur nous enjoint de réhabiliter l’État-institution et la société. Sans s’insurger contre la référence au marché, le dessein collectif doit viser à accompagner cette valorisation de la liberté par une plus grande référence au droit commun, seul garant contre les abus, car « il faut défendre l’idée démocratique plutôt que de fuir dans la recherche d’un altersystème » (p. 241) conseille sagement l’auteur.
Antoine Thomas
Christian Chavagneux, Une brève histoire des crises financières. Des tulipes aux subprimes, Paris, La Découverte, 2011, 236 p., 16, 80 €
Ce livre a une ambition plus large que ne l’indique son titre. Car l’auteur vise à promouvoir et à défendre les velléités de régulation financière qui ont suivi la crise des subprimes en même temps qu’il présente une synthèse personnelle des mécanismes qu’il voit à l’œuvre de manière récurrente dans les crises financières qu’il étudie. La première partie du livre (chapitres 1 à 4) entreprend donc une « brève » histoire des crises financières de la « tulipomania » des années 1636-1637 à la crise de 1929. Sont ainsi rappelées les crises financières qui ont mis fin à la spéculation sur les bulbes de tulipes aux Pays-Bas au xviie siècle, au « système » de Law au début du xviiie siècle, celle qui se traduisit par la panic de la place de New York issue des difficultés des trusts en 1907. Le quatrième chapitre, qui est le plus approfondi, est consacré à la crise de 1929. Les deux derniers chapitres occupent la moitié du livre. Le premier d’entre eux est consacré à la crise financière des années 2007-2010, le second à l’étude des propositions de régulation financière ainsi qu’à l’exposé des propositions avancées par l’auteur.
Les chapitres proprement historiques sont d’ampleur inégale, en fonction notamment de la documentation disponible. Les plus développés concernent le système de Law et la crise de 1929. Dans le chapitre sur la Grande Dépression, l’auteur utilise largement les témoignages réunis par la commission Pecora. En accord avec cette source, il insiste sur la rupture introduite par Roosevelt dans la régulation et le contrôle des établissements financiers et de leur activité. Il faut mentionner ici que cette source, d’une grande richesse, n’est pas acceptée sans réserve par tous les économistes, parfois considérée comme idéologiquement biaisée4.
La véritable critique que l’historien peut faire à l’auteur est celle de savoir si, comme il l’écrit, l’étude de ces quatre crises le conduit à en tirer des traits communs, qui lui permettent d’étayer le soutien qu’il apporte aux défenseurs les plus conséquents de la nécessité d’une régulation financière et les propositions personnelles qu’il fait en ce sens, ou si, à l’inverse, les besoins de sa démonstration ne le conduisent pas à privilégier parmi d’autres les crises qu’il étudie dans l’histoire et la trame commune qu’il pense y retrouver. Mais cette réserve est valable aussi pour nombre d’autres travaux historiques émanant d’économistes aussi bien que d’historiens. La question est d’autant plus complexe qu’un travail historique ne peut se passer d’hypothèses qui guident la recherche. Il est alors préférable qu’elles soient formulées en amont de l’étude historique à proprement parler.
Cette brève remarque n’enlève cependant rien au grand mérite de ce livre qui, dans un cadre relativement bref, apporte, sans jamais noyer le lecteur, une grande quantité de documentation et séduit par son usage des références culturelles (tableaux, romans, films…). La mise en perspective des crises permet à l’auteur de défendre sa conception de la crise financière et d’argumenter en faveur d’une régulation qui irait plus loin dans le contrôle des activités financières que celles qui ont été expérimentées jusqu’à présent. Dès lors, l’intérêt de l’ouvrage est double. D’une part, il est écrit dans un langage clair qui échappe au jargon que l’on trouve trop souvent dans les ouvrages consacrés aux problèmes financiers. D’autre part, il présente un état récent, même s’il est parfois partiel, de la bibliographie. C’est donc un ouvrage qu’il convient de recommander à ceux qui, ne craignant pas un raisonnement qui s’éloigne de la plupart des ouvrages ressortissant du courant économique dominant, sont soucieux de peser des argumentations qui s’appuient, de manière certes nécessairement synthétique, sur la connaissance du passé, pour remettre en cause les logiques qui se veulent toutes-puissantes du libéralisme.
André Straus
Henri Prévot, Avec le nucléaire. Un choix réfléchi et responsable, Paris, Le Seuil, 2012, 220 p., 17 €
Ce livre demandera quelques efforts à ceux qui sont brouillés avec la règle de trois, tant il est bourré de raisonnements chiffrés. Henri Prévot ne cesse pourtant de rappeler que les chiffres ne disent pas tout et que le dernier mot revient au politique. Les citoyens, reconnaît-il, ont parfaitement le droit de considérer que le risque même minime d’un accident de type Fukushima doit être refusé quel qu’en soit le coût. Encore faut-il pour le bon fonctionnement de la démocratie qu’ils aient une vue complète du problème et des implications des scénarios avancés par les politiques. L’auteur ne ménage pas ses efforts pour présenter clairement l’ensemble des pièces du dossier, des aspects techniques et économiques jusqu’aux conséquences sanitaires des radiations. Il ne sous-estime ni le problème posé par la gestion des déchets, ni le risque d’un accident grave dont la plausibilité et les conséquences potentielles sont discutées en détail.
Au final, sa position est sans ambiguïté : le risque nucléaire est gérable et l’humanité a les moyens de l’affronter. Par ailleurs, au plan économique, et même en tenant compte des incertitudes sur le coût du démantèlement des centrales, le nucléaire est le seul moyen dont nous disposons actuellement pour atteindre nos objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre sans être obligés de changer radicalement de mode de vie. En bonne logique, et à contre-courant d’une opinion devenue majoritairement hostile, Prévot recommande d’augmenter la part de l’atome dans les trente ans à venir en décidant dès maintenant de construire deux réacteurs Epr par an.
Tout cela mérite bien sûr discussion. Sans contester la force logique de ses arguments économiques, on peut notamment reprocher à l’auteur de faire du nucléaire une alternative à un effort de sobriété dont la nécessité s’imposera quoi qu’il arrive à d’autres titres – l’énergie n’est pas la seule ressource qui risque de faire défaut et les menaces qui pèsent sur l’environnement ne se réduisent pas au réchauffement climatique. Cela étant dit, l’auteur a le grand mérite de se tenir autant qu’il est possible sur le terrain de la raison commune en évitant de se retrancher derrière l’autorité de l’expert. On aimerait pour la clarté du débat que les opposants au nucléaire fassent l’effort d’argumenter avec le même souci de probité démocratique, d’exhaustivité et de rigueur.
Bernard Perret
Gilles Kepel, Quatre-vingt-treize, Paris, Gallimard, 2012, 322 p., 21 €. Banlieue de la République. Société, politique et religion à Clichy-sous-Bois et Montfermeil, Paris, Gallimard, 2012, 530 p., 28, 90 €
À l’habituel « neuf-trois », Gilles Kepel, professeur à Sciences-Po et spécialiste de l’islam contemporain, préfère un titre hugolien qui résonne comme un orage dans cette banlieue parisienne qui cumule toutes les fractures. Cet essai à l’écriture fluide, au ton parfois polémique, subtilement chapitré, excellemment documenté, brasse d’innombrables travaux issus de multiples disciplines pour nous offrir une fresque saisissante, incarnée et dynamique de cet islam en France qui devient depuis peu un islam de France… La description des innombrables activités « islamiques » à Saint-Denis montre la montée en puissance des associations, Ong, écoles, mosquées, boutiques, boucheries fondées par des musulmans, en quelques années. Après ce premier cadrage socio-économique, l’auteur analyse les « trois âges de l’islam de France », celui des « darons » (les pères bien discrets dans leurs revendications), puis des « blédards » (qui ne se satisfont plus d’un local comme lieu de prière) et enfin des « jeunes » (plus combatifs, qui veulent être des musulmans français…). Bien sûr, à chacune de ces périodes correspondent des types particuliers d’immigrations des politiques publiques spécifiques, des relations à la culture française complexes, des rivalités internes et tout un contexte international instable. La dernière partie de l’ouvrage s’attarde sur les antimusulmans (des anciens gauchistes convertis à l’islamophobie et à la traditionnelle droite anti-arabe) et les jeunes Français musulmans à qui l’on n’attribue guère de place (comme en témoignent le nombre des députés « musulmans » et plus généralement les anciens élèves des grandes écoles, les cadres supérieurs et les professions libérales…), tout comme leur religion, pourtant la seconde du pays. La question essentielle demeure : quelle intégration légitime et revendiquée, ici comme ailleurs, dans un monde globalisé déboussolé ?
Pour en explorer les pistes, Gilles Kepel propose un second ouvrage, Banlieue de la République, dont le très riche contenu résulte d’une longue enquête sur le terrain (à savoir Clichy-sous-Bois et Montfermeil, agglomération non pas « représentative » des banlieues sensibles, mais « emblématique ») menée avec des collaborateurs (Leyla Arslan, Sarah Zouheir, Mohamed-Ali Adraoui, Dilek Yankaya et Antoine Jardin) qui parlent les langues (arabe, peulh, soninké, turc, cambodgien…) de ces habitants, installés dans cette agglomération d’environ 60 000 habitants, dont 15 000 au « Plateau », classé en « zone urbaine sensible ». L’enquête examine, tour à tour, six sujets : la rénovation urbaine (menée par l’Agence nationale de rénovation urbaine créée en 2003), l’éducation (et les recommandations de la commission Stasi), l’emploi (la désindustrialisation de ce département, qui annonce aussi le déclin du parti communiste), la sécurité (des incivilités aux révoltes), la politique (religion et politique, qui vote pour qui ?) et la religion (géographie des mosquées et financement, « l’ubiquité du halal », le lobby musulman). Des témoignages sont recueillis ainsi que des récits de vie (100 personnes interrogées, soit 2 200 pages de transcription), des encadrés avec des statistiques ou des « textes officiels », un glossaire technique et un glossaire des termes étrangers, etc. Sur chacune de ces six questions de société, cette enquête est à la fois éclairante sur ce territoire spécifique du 93, mais plus généralement sur l’état de la société française, car Gilles Kepel, à chaque fois, prend de la hauteur, compare le cas étudié à des situations voisines et au niveau national, dégage des tendances qui travaillent toute la société française, ce qui fait que partant de Clichy-Montfermeil, le lecteur est en permanence convié à réfléchir au pourquoi du comment des réussites (rares) et des échecs (plus fréquents) des politiques publiques en faveur de l’école, du logement, de l’emploi, de la sécurité… Plusieurs conclusions se bousculent dans l’esprit du lecteur, une fois ces deux ouvrages refermés : « l’ » immigré n’existe pas, pas plus que « le » Français ou « le » musulman, ou plus exactement il n’y a que des pluriels de singularités ; aucune politique nationale ne se traduit de la même manière au niveau local ; à chaque fois que ces politiques publiques « partent » de l’individu leurs effets sont positifs ; responsabiliser les habitants, les écouter, croire en eux, contribuer à conforter leur dignité en les respectant, multiplier les rencontres et les échanges, voilà des actions simples qui représentent des avancées essentielles difficilement mesurables en termes comptables, mais ô combien importantes pour les liens qu’elles permettent entre les gens d’un même lieu. Il faut réactiver la « cité » au sein de chaque « municipalité », c’est peut-être cela le sens du mot « république », non ?
Thierry Paquot
Hubert Faes, Guy Basset (sous la dir. de), Camus. La philosophie et le christianisme, Paris, Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2012, 274 p., 24 €
Pourquoi vouloir rattacher Albert Camus, qui se disait non-philosophe et non-chrétien, à ces deux dimensions, surtout la seconde ? Quatorze textes, issus d’un colloque universitaire international qui eut lieu en mars 2010 à l’Institut catholique de Paris, explorent la question : comment lire Albert Camus aujourd’hui et quels liens établir entre sa pensée et le christianisme ?
Dès l’introduction, François Bousquet nous présente Albert Camus comme, à la fois, un pré- et postchrétien. Camus préchrétien : on le voit notamment avec les analyses d’Arnaud Corbic sur les rapports qu’il entretenait avec la doctrine de François d’Assise. La « religion » apparaît avant tout comme un certain rapport à la vie et à la nature dont le soleil et la mer, souvenirs d’Algérie, sont les éléments clefs. La vie est la valeur de référence : elle est sacrée. Certains chrétiens ont voulu y voir un acte de foi. C’était se méprendre sur le sens du mot « sacré » pour lui. La vie, pour Albert Camus, n’est pas à proprement parler transcendante ; sa sacralité est évoquée à propos du respect qui lui est dû. Ce qui évoque la philosophie présocratique du « cosmos », quête d’unité entre l’homme et le monde. Albert Camus s’était penché, dans son diplôme d’études supérieures, sur les rapports entre hellénisme et christianisme ; mais la proximité qu’il montre à l’égard de cette religion témoigne, plutôt que d’un intérêt pour elle, d’une quête des restes hellénistiques au sein du christianisme primitif. Dès lors, interroger le christianisme d’Albert Camus – est-il augustinien ? janséniste ? luthérien ? – n’a pas grand sens. Il n’était tout simplement pas chrétien, sans pour autant être athée. Il serait donc erroné de tenter de le christianiser. L’écrivain se disait « incroyant ». Avoir foi en Dieu était pour Albert Camus accepter la Création dans sa totalité et donc le malheur humain. Comment s’y résoudre ? Un tel acte de foi lui semblait inconcevable.
L’idée d’un « Albert Camus postchrétien » n’est pas moins problématique ; elle suppose implicitement un passage par la foi. Contrairement à la formule « préchrétien », qui laissait entendre sa possible conversion, on sous-entend ici la perte d’une foi qu’il n’a jamais eu. Les écrits sur son enfance et les parallélismes entre ses personnages et sa vie le montrent bien. Albert Camus a grandi dans une monde où la religion n’était que superstition et rite public. « On était catholique comme on est français », écrit-il ; à ses yeux elle était surtout un loisir pour les riches non occupés à survivre. Pour l’enfant qu’il était, les sermons des prêtres paraissaient bien loin de la réalité et de la souffrance quotidienne des siens. Cela l’a conduit loin du christianisme officiel (M.-T. Blondeau).
Son opposition la plus virulente au christianisme, et par ailleurs son adhésion la plus forte aux valeurs antiques, se fait jour lorsqu’il affirme que le message porté par saint Paul est nihiliste : il ne croit pas en ce qui est mais seulement en ce qui sera, dénonce-t-il. C’est selon cette même logique qu’il combat une philosophie de l’histoire et rejoint l’éternel retour de Nietzsche. Aussi, partage-t-il avec ce dernier sa vision du christianisme : la parole du Christ, qui était celle d’une adhésion au monde, d’une béatitude immédiate et sans attente du Jugement dernier, a été dévoyée. Malgré ces points communs, E. Mounier refusait de voir en lui un nietzschéen, les personnages de Camus n’en ayant pas les passions, analyse Jean-François Petit.
Albert Camus, ni pré- ni postchrétien donc, si l’on comprend ces termes comme des voies « vers » et « venant du » christianisme. Il apparaît surtout comme un homme décalé par rapport à son temps : à la fois hors de son époque, porteur des valeurs d’une société passée, la Grèce, et contemporain, engagé dans les tourments qui sont ceux de ses contemporains. Homme du xxe siècle, dans son engagement mais aussi dans son rapport au monde, il évolue dans un monde sans Dieu. Or, puisque Dieu n’est pas et que nous sommes seuls, puisque notre existence est fatalement gratuite, ce qui importe n’est pas de savoir si quelque chose d’autre existe mais de comprendre comment agir, en vertu de quels critères. Albert Camus trouve une règle d’action dans l’esthétique. Par conséquent, c’est par l’intermédiaire de sa production littéraire qu’Albert Camus doit être appréhendé, comme le montrent les analyses de L. Lincoln et A. Prouteau.
Le fait d’écrire est pour Albert Camus synonyme d’agir : la littérature a vocation à réparer le réel et ce à double titre. D’une part, la fiction est la plus haute forme de révolte. D’autre part, écrire est une manière de donner voix aux exclus, de les sauver de l’oubli. Les deux aspects ne sont pas sans lien.
La révolte apparaît chez Albert Camus comme une réponse à l’absurde, au divorce entre le sujet et le monde produit par le silence que ce dernier oppose aux interrogations humaines. En effet, les « pourquoi » qui accompagnent la souffrance des hommes et sa gratuité restent sans réponse. Dans ce contexte, le désir de fuir est imminent et pourtant, fuir reviendrait à basculer dans le nihilisme tant décrié. Que faire ? La révolte surgit comme une solution : elle est une tentative de donner sens aux événements ; elle est, pour chacun, une volonté de prendre en main sa vie et d’en devenir l’artiste.
La révolte est ainsi présentée comme un acte de création : tentative de re-façonnement du monde, volonté d’établir le « Royaume unitaire de la justice ». Construite dans la tension, elle maintient l’équilibre entre le refus de la situation présente et une adhésion au monde. C’est pourquoi l’art, en particulier la littérature, joue un rôle clef : il offre la possibilité de modeler un monde nouveau dont les personnages sont réconciliés avec la Création.
L’autre fonction de la littérature est de témoigner et de donner voix au chapitre aux « muets ». Albert Camus souhaite libérer ces opprimés, qui ne vivent que dans l’instant et ne peuvent laisser aucune trace de leur existence, du présent. Car le moment vécu, défendu contre le nihilisme, peut se révéler aliénant. Or, vivant dans le présent, ces hommes et ces femmes sont un modèle à suivre. Eux qui n’ont que la terre, le soleil et la mer, ces choses « qui ne coûtent rien », détiennent le sens vrai de la vie. Leur pauvreté remédie à l’absurde.
Martin Frieyro
Olivier Abel, Paul Ricœur, Jacques Ellul, Jean Carbonnier, Pierre Chaunu. Dialogues, Genève, Labor et Fides, 2012, 138 p., 16 €
Responsable du Fonds Ricœur, professeur à la faculté de théologie protestante de Paris, Olivier Abel a rencontré quatre penseurs majeurs de notre temps, à l’occasion d’une série d’entretiens télévisés réalisés entre 1991 et 1994. Cet ouvrage restitue les quatre entretiens et c’est un régal. Il est vrai que ces auteurs n’ont pas leur langue dans la poche, ce sont des hommes de convictions, pour qui les idées sont des combats. Ils ne distinguent pas leur foi de leurs travaux universitaires et ces « autobiographies » en forme d’entretien révèlent des personnalités ouvertes, généreuses, attentives aux autres et aux évolutions de la société. Les lire (j’allais écrire « les écouter », car la transcription laisse entendre leurs voix avec leurs rythmes et intensités), c’est parcourir, en gros, le xxe siècle, avec ses illusions, ses drames (les guerres et ses cortèges de malheurs), ses rêves, mais au travers de quatre destins bien singuliers. Le lecteur découvre quatre tempéraments de protestants (seul Pierre Chaunu est converti) qui œuvrent à la fois à l’université (les quatre, peu ou prou, s’intéressent à la philosophie, à l’histoire et au droit) et à la Cité (chacun s’« engage » pour telle ou telle action politique, dans tel ou tel groupe, certains « prêchent »). Lors de ces entretiens filmés (par Claude Vajda), l’interlocuteur doit commenter un tableau qu’il apprécie, Ricœur pose devant les Nymphéas de Monet, Ellul devant la Grèce expirant de Delacroix, Carbonnier, à côté d’un tableau de La Tour, le Tricheur et Chaunu face à Nef des fous de Bosch. La famille (Ricœur est orphelin de père et de mère, Chaunu de mère), les études, les rencontres importantes, les lectures, le choix d’être universitaire, les publications, le mariage (on sous-estime d’ordinaire l’affection de la compagne ou du compagnon d’un penseur ou d’une intellectuelle…) et les enfants (il n’est certainement pas facile d’être « le fils de »…), rien n’échappe à Olivier Abel qui nous offre ainsi quatre « introductions » magistrales et simples à l’œuvre foisonnante de ces quatre penseurs majeurs, même si Jean Carbonnier est le moins connu et ici aussi le moins disert. Parmi ces pages, glanons quelques sentences :
Ainsi le négatif, reconnaît Paul Ricœur, est toujours le défi, mais le fond de l’existence, dirais-je, c’est la puissance d’affirmer, la puissance de dire oui : de dire oui aux ressources de la vie face à la mort, aux ressources de significations face à l’insensé et à l’absurde.
Jacques Ellul confie :
Oui, j’ai eu un grand projet pour l’Université, j’aurais voulu qu’elle corresponde à son étymologie : « tournée vers l’unité », uni-versus, c’est-à-dire que j’aurais voulu que l’on pratique dans les universités moins de branches particulières et plus de travail intellectuel qui relie les disciplines entre elles.
Jean Carbonnier, méditant à haute voix sur la Réforme, dit :
Je me targue d’avoir, sinon remis en honneur « les trois seuls », du moins beaucoup insisté sur eux : l’Écriture seule, la Grâce seule, Dieu seul. Seul, seul, seul. Seul.
Quant à Chaunu, c’est le temps qui l’inspire en permanence, le temps dans son incroyable désordre rythmique :
Parfois on a l’impression que l’on touche un point où le temps cesse de s’écouler, où ce temps est pleinement.
Ces confidences deviennent source de méditation.
Thierry Paquot
Frédéric Rognon, Générations Ellul. Soixante héritiers de la pensée de Jacques Ellul, Genève, Labor et Fides, 2012, 390 p., 29 €
Déjà auteur de Jacques Ellul. Une pensée en dialogue5, Frédéric Rognon, philosophe, nous offre, à présent, un remarquable ouvrage d’introduction – et plus encore ! – à la pensée de Jacques Ellul (1912-1994), philosophe de la technique, historien du droit et des institutions, théologien et penseur critique de la société de consommation, ami de Bernard Charbonneau. Une commode bibliographie indique les quelque soixante ouvrages de Jacques Ellul et ses 1 118 articles actuellement recensés, de quoi lire et relire ! Il trace à grands traits la vie et l’œuvre de l’auteur de la Technique ou l’Enjeu du siècle (1954) avant de rassembler, par ordre alphabétique d’auteur, soixante récits de vie intellectuelle qui sont tous passionnants, non parce qu’ils évoquent tel ou tel aspect de la pensée d’Ellul ou confient telle ou telle anecdote, mais parce qu’ensemble ils contribuent à une géohistoire d’une pensée qui à présent nous parle encore. D’Olivier Abel à Jean-François Zorn, en passant par José Bové, Simon Chabonneau, Jean-Claude Guillebaud, Serge Latouche, Noël Mamère, Didier Nordon, Denis Tillinac…, ce sont des juristes, des théologiens, des philosophes, des scientifiques, des « politiques », des éditeurs, des anarchistes, d’anciens élèves et ses trois enfants (Dominique, Jean et Yves) qui racontent leur rencontre avec Jacques Ellul et tentent d’en mesurer les effets sur leur propre destinée. Certains sont nés dans les années 1920 et les plus jeunes à la fin des années 1970, certains ont été ses élèves à la fac de droit de Bordeaux ou à Sciences-Po, d’autres ses lecteurs, certains l’ont bien connu, d’autres uniquement par ses publications, certains adhèrent à toute l’œuvre, d’autres préfèrent la théologie ou au contraire ses ouvrages plus généraux sur la société. Certains s’en recommandent (Daniel Céruzuelle, Patrick Chastenet…) alors que d’autres marquent leurs désaccords (Dominique Bourg, Serge Latouche, Gilbert Hottois…). En Corée et, surtout, aux États-Unis, les elluliens sont actifs et s’efforcent de le traduire et de diffuser sa pensée. Comme le remarque Frédéric Rognon, au terme de ce long périple en compagnie des lecteurs de Jacques Ellul,
il appert nettement que l’héritage de Jacques Ellul est davantage une question personnelle qu’un phénomène social de masse : davantage l’affaire de l’assomption subjective d’un don intellectuel et spirituel qu’un impact sociétal comptable, et donc aisément quantifiable.
En effet, c’est en parcourant les notes de bas de page et les bibliographies des articles et ouvrages que nous pouvons repérer la présence d’Ellul. Et certainement, comme pour d’autres penseurs, y a-t-il des modes, un temps d’oubli, un regain d’intérêt…
Thierry Paquot
Henri Tincq, Jean-Marie Lustiger. Le cardinal prophète, Paris, Grasset, 2012, 365 p., 20, 90 €
Il y a quelque chose de curieux dans cette biographie brillante, documentée, favorable au héros, intéressante à lire de bout en bout : arrivé à la fin, on ne sait trop si le bilan, épiscopal surtout, du cardinal Jean-Marie Lustiger doit être compté sans restriction à son crédit et à celui de l’Église de France et au-delà. À effort solitaire, bilan solitaire, pourrait-on dire de celui qui, à force de singularité, ne dépassera peut-être pas les « générations Lustiger » qu’il a engendrées de manière si volontariste.
Au-delà des nombreuses informations sur sa famille, sa conversion, sa carrière ecclésiastique (aumônier d’étudiants, curé de paroisse, évêque et archevêque, cardinal) et humaine (académicien, entre autres), son rapport complexe au judaïsme, son activité et son rôle dans la vie publique et son influence dans l’Église, l’homme et le croyant Lustiger demeurent une énigme : admiré, ô combien, par toute une « cour » intellectuelle parisienne de gens qui n’avaient rien à craindre de ses colères et de ses décisions, mais aimaient ses dures leçons, faute de les vivre eux-mêmes, adulé par les prêtres et les laïcs formés selon ses critères, il aura aussi, très chrétiennement, beaucoup divisé, rejeté – et parfois jeté tout court celles et ceux qui faisaient obstacle. Son « choix de Dieu » ne fait aucun doute. Mais devait-il se traduire par l’intransigeance sans faille et le catholicisme le plus « intégral » face au monde sécularisé et « pécheur » ? Ce n’est pas démontré, et Lustiger comme son maître, Jean-Paul II, ne l’ont pas démontré non plus. Peut-être lui a-t-il manqué, parmi toutes ses immenses qualités, la bonté, qui n’est pas une faiblesse de la vraie charité : elle lui aurait évité de partager le monde de ses relations en amis ou ennemis, et aurait favorisé chez lui, pour sa propre sérénité, cette humanité ou ce bien « qui se diffuse de lui-même » et qui perdure au-delà des avanies du temps. Tincq, fasciné par son personnage, ne cache pas ses côtés « clivants », comme on dit aujourd’hui. Certes, une mère morte à Auschwitz, ce n’est pas rien. Plus encore quand on choisit d’entrer dans une Église qui se retrouve, plus tard, sur le banc des accusés et qu’il faut dédouaner, jusqu’à mettre durement en cause les temps modernes dans l’« invention » de la Shoah. On aurait aimé, malgré tout, qu’Henri Tincq en dise plus de l’opinion de ceux qui ont travaillé avec lui dans la vigne du Seigneur, en intendants de moindre éclat peut-être, mais avec autant de foi et d’espérance que lui, et qu’il n’a pas épargnés sans qu’ils aient démérité.
Jean-Louis Schlegel
Leïb Rochman, À pas aveugles de par le monde, Trad. Rachel Ertel, Paris, Denoël, 2012, 829 p., 35 €
Seul des trois livres6 de Leïb Rochman à être traduit du yiddish en français, ce roman total retentit comme un cri déchirant qui, en jouant sur des registres pluriels – religieux, philosophique, historique – et en mêlant tous les styles – incantatoire, onirique, réaliste ou poétique – mobilise autant la dynamique de l’émotion qu’il fait appel à la puissance du raisonnement. À travers la mémoire protéiforme de ceux des « Plaines », ainsi qu’ils nomment les camps de concentration, Leïb Rochman touche à l’ineffable fragilité de la condition humaine : l’errance des héros, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, révèle les êtres et les lieux, bouleverse aussi les rites de passage. Ce monde ashkénaze anéanti, cette histoire malmenée, cette confiance en autrui bousculée, cette foi en Dieu ébranlée disent aussi en filigrane, avec force et douleur, la difficulté à légitimer la littérature, a fortiori quand la langue est devenue orpheline comme le yiddish.
Leïb Rochman est né en 1918 en Pologne, à Mińsk-Mazoviecki, dans un milieu hassidique dont il s’éloigne en fréquentant le club des écrivains yiddish de Varsovie. Pendant la guerre, après être enfermé dans le ghetto de sa ville et s’être évadé d’un camp de travail, il est caché pendant deux ans, emmuré entre deux cloisons chez une paysanne polonaise, puis est victime du pogrom de Kielce en 1946. Après un périple en Europe, notamment à Paris et en Suisse où il est soigné, il émigre en Israël. Il meurt en 1978.
À pas aveugles de par le monde est un texte exigeant : toujours en péril, sur le point de s’interrompre par manque ou inadéquation des mots, il est à l’image de ces rescapés des camps qui ne savent comment respecter les disparus sans les trahir et oscillent entre s’autoriser leur survie en procréant ou refuser toute collusion avec les vivants. Devenu protagoniste au même titre que les narrateurs, – « S. », « Leibl », « je », « nous » –, le livre fait un avec leurs doutes, leurs atermoiements, leurs élans, leurs pulsions.
Opérant à la frontière du renoncement à dire, incarnant dans son déroulement même les heurts et menaces qui agressent les survivants, la structure du récit, à la fois complexe et limpide, se confond avec les tâtonnements désespérés qui rythment toute tentative d’insertion dans la réalité du moment. Chacune des neuf parties se déroule en un lieu spécifique, marque la nouvelle étape d’un voyage sans fin, décrypte l’improbable compréhension des atrocités vécues, souligne l’espoir vain de conjurer l’emprise d’une culpabilité lancinante et le désir incontrôlé de justifier la pérennité du peuple juif.
Le premier chapitre, de facture classique, introduit les thématiques en narrant le retour de S. dans sa ville natale. Les souvenirs affluent, les morts se disputent son allégeance, ceux du cimetière comme son père, décédé dans son lit avant la guerre, et ceux des Plaines, décimés, sans sépulture, comme sa mère, sa fratrie, ses amis, toutes ces ombres désormais invisibles qui peuplaient son univers.
Leïb Rochman excelle à distiller les émotions, à laisser lentement la mémoire s’emparer des lieux et des personnages pour soudainement, en quelques phrases incisives, se livrer à une mise en scène théâtrale d’événements insolites. Ainsi, en quelques instantanés, dans l’espace d’une seule page, S., en visite chez ses voisins chrétiens, se souvient des enfants juifs de la cour jouant avec leur chien Néron, s’attendrit quand celui-ci vient lui lécher la main pour sentir aussitôt que cette même langue pâteuse s’était pourléchée du sang répandu des Juifs. La métaphore le renvoie au dilemme qui l’habite : comment se situer parmi les vivants en portant en soi les morts des Plaines ? Elle désigne aussi les acteurs du drame : les corps déchiquetés, les rescapés, les épargnés, les bourreaux et les indifférents.
Dérivant de ce choc initial, les séquences suivantes se lisent comme des pulsions pour échapper à la solitude, pour essayer de comprendre. Elles témoignent d’un effort désespéré pour rompre l’enfermement, pour dialoguer autrement avec les victimes de la barbarie, qu’elles soient mortes dans des conditions atroces ou réchappées, pour pouvoir supporter de côtoyer les bourreaux qui réapparaissent, pour accepter de vivre tout simplement.
Leïb Rochman raconte les êtres dont on s’acharne à vouloir guérir le corps à Leysin alors que leurs pensées s’échappent toujours pour rejoindre ces disparus qu’ils ne se résolvent pas à abandonner. Il imagine un procès à Amsterdam dans la vieille synagogue désertée avec comme membres du tribunal rabbinique ceux-là mêmes qui avaient jugé Spinoza et qui doivent maintenant se pencher sur la pérennité du peuple juif. Au même moment, il relate le rassemblement à Offenbach de tous les livres juifs rescapés. Sous la houlette d’un petit bibliothécaire qui s’y affaire depuis sa libération des Plaines, textes bibliques, philosophiques, scientifiques, poétiques, historiques, œuvres anciennes et modernes, ouvrages complets ou pages égarées, tous vont se juger mutuellement, chercher un sens, au-delà de la culpabilité qui les terrasse avant d’être soumis à une sentence. Il regroupe à Rome des représentants de ces épisodes et des réchappés des Plaines et leur fait croiser les vestiges de la première guerre « judéo-chrétienne ».
Mais tous ces recours à la rationalisation des événements restent vains : ils sont impuissants à maîtriser le flux incessant des questionnements et ne cessent d’être traversés par la douleur insurmontable de ceux qui marchent en aveugles, bannis par les morts.
Leïb Rochman impose une musique lancinante, composée de tous les cris silencieux de ceux qui n’ont pu vivre et respecter l’injonction biblique qui les invite à procréer. Le musicien sourd qui ne renonce pas à son instrument, l’enfant qui joue avec l’archet de son corps sont des images bouleversantes qui symbolisent la puissance de ces voix intérieures qui possèdent les survivants, racontant inlassablement des histoires de vie telles qu’elles auraient pu ou dû se dérouler.
À pas aveugles de par le monde est fait de ruptures : les temps du récit sont mêlés, les voix des narrateurs sont parfois confondues, les générations sont interverties – les parents sont plus jeunes que leurs enfants –, des romans interviennent dans le roman, revenant sur des scènes empruntées à la réalité ou à la fiction. Seul perdure un sentiment de souffrance intolérable, de désespoir absolu, exprimé parfois avec une poésie qui le rend encore plus terrifiant. La vision réitérée de ce père portant les ossements de son fils dans un sac à dos, celle de la petite fille sans mains, celle de ce couple desséché contemplant la photographie de leur enfant disparu, celle de cette femme engrossée par un bourreau ne sont que des exemples du quotidien des rescapés.
L’horreur des atrocités se trouve encore intensifiée par le souffle qui combat la densité des souvenirs et le renoncement à un quelconque devenir. Leïb Rochman raconte aussi l’épopée des corps qui veulent vivre et enfanter. Un érotisme vibrant parcourt le livre, laissant libre cours à l’expression de pulsions : à des moments inattendus, souvent quand plus rien ne semble possible, les enfants à naître, qui seuls peuvent assurer la survie du peuple juif, prennent comme possession des ventres béants, jusque-là emplis du seul souvenir nostalgique des enfants assassinés. Ils se battent pour légitimer leur existence tout comme Leïb Rochman lutte pour poursuivre son livre. S., tout comme Leibl et « je », écrit et se demande s’il le fait pour les disparus, les bourreaux, les rescapés ou les générations futures, ne sachant pas à qui il va laisser ces pages et dans quel but. Il ne sait pas davantage si cette langue qui a été le témoin de tant de crimes odieux doit perdurer ou disparaître.
Mon livre à moi sentait aussi la douleur le paralyser. Il était sur le point de s’effondrer (p. 423).
Leïb Rochman a continué d’écrire ce livre immense qui, au-delà de son inscription dans l’histoire du peuple juif, met à l’épreuve la confiance de chaque lecteur en l’être humain.
Sylvie Bressler
Annie Ernaux, L’Autre Fille, Paris, Nil, 2012, 80 p., 7 €
Ce bref récit est annoncé par une belle phrase de Flannery O’Connor : « La malédiction des enfants, c’est qu’ils croient », dont on se dit qu’elle aurait peut-être autant de force ou de véracité si on remplaçait malédiction par bénédiction… Annie Ernaux a répondu à une demande de l’éditeur dans le cadre d’une nouvelle collection, « Les affranchis7 », son livre n’en est pas moins digne de figurer un jour, avec tous les autres récits, romans et journaux, dans l’intégrale d’une œuvre qui rend compte des mutations de la société française à travers l’histoire d’une enseignante, devenue écrivaine. On imagine volontiers ses dix-sept livres publiés et ceux qui suivront dans une Pléiade. En attendant, Gallimard a élaboré avec Annie Ernaux sous le titre Écrire la vie un « Quarto » qui contient presque tous les livres antérieurs, des inédits, des photos et des extraits du Journal intime inédit.
À la lecture de l’Autre Fille, ce qui frappe, c’est la précision des détails et la justesse de la composition d’une lettre adressée par l’auteure à une sœur qu’elle a vue en noir et blanc, sur de rares photographies, forcément anciennes, faites soit par la famille soit par un professionnel, et pieusement conservées par des parents meurtris d’avoir soudain vu partir leur enfant et ensuite apeurés à l’idée qu’ils risquaient de perdre un jour leur seconde fille. Mais ce qui pourrait passer pour un exercice littéraire périlleux – écrire à quelqu’un qu’on n’a jamais connu et qu’on ne connaîtra jamais – permet un approfondissement de l’analyse de cette relation au père et à la mère qui est à l’origine de l’œuvre d’Annie Ernaux, en même temps que cette lettre, qui n’en est pas une, apporte une touche supplémentaire au tableau de la France en reconstruction après la Seconde Guerre mondiale, une touche qui s’enracine dans la pauvreté de l’entre-deux-guerres. Cet élément d’analyse vient après les Années qui constituaient une traversée magistrale d’un demi-siècle, depuis les Trente Glorieuses jusqu’aux années de crise. Ici, tout passe par la recherche de signes discrets entourant deux événements d’importance, pour les parents et donc pour leur fille : la naissance puis la mort, six ans plus tard, d’un premier enfant de sexe féminin, trois ans avant la venue au monde de celle qui, par son mariage, deviendra Annie Ernaux.
Chacun a eu connaissance au moins une fois de faits de cette sorte. Un membre d’une fratrie nous annonce la mort du dernier parent et, quelque temps après, nous sommes atterrés d’apprendre qu’un conflit d’intérêts oppose les héritiers. En écoutant les uns et les autres, nous voyons resurgir de vieilles rivalités qui prennent source dans la place que chacun a occupée ou croit avoir occupée dans l’esprit de la mère et du père. Une « injustice » lors du partage répéterait une inégalité de traitement dans l’enfance ou bien la recherche d’un avantage permettrait de la réparer. Les circonstances varient, mais ces zizanies disent la difficulté pour l’enfant qui subsiste en chacun jusqu’à sa mort de saisir sa place face à ses parents et dans la fratrie, elles affirment son besoin d’être rassuré, c’est-à-dire de se sentir confirmé dans son unicité, sinon dans sa singularité.
Annie Ernaux n’a connu aucun épisode de ce genre, étant fille unique. Cependant, elle a très tôt été troublée par une photo qu’on lui avait présentée comme étant la sienne, alors qu’elle ne s’y reconnaissait pas, et elle a compris que ses parents avaient eu une première fille. Celle-ci est morte à six ans, et Annie avait donc été conçue après ce deuil, en quelque sorte pour prendre la place qu’avait occupée l’« autre fille ». Cela ne constituait pas un vrai secret de famille mais, par respect, on n’évoquait jamais l’autre fille en sa présence, ou alors seulement si on s’oubliait, ou encore parce qu’on considérait en ce temps-là que les enfants n’écoutaient pas avec attention, ne comprenaient pas tout et n’enregistraient pas bien les propos échangés par des adultes. Plus rebelle, Annie s’est construite dans un souci précoce d’indépendance. Mais il y avait une comparaison sous-jacente avec l’autre fille, supposée s’être montrée « plus gentille ». De nos jours, on hésiterait moins à parler à un enfant de la « grande » sœur disparue. La difficulté serait au fond de dire à l’enfant qu’à cet âge-là, même à cet âge-là, on est mortel. Que ce silence convenu sur l’histoire de la sœur se soit aussi longtemps prolongé, on ne comprend pas bien ce qui peut l’expliquer, sinon la difficulté de mettre un terme au non-dit qui n’avait que trop duré. L’œuvre d’Annie Ernaux ne cesse d’évoquer cette difficulté, cette impossibilité de prendre langue.
Souvent, un texte littéraire nous fait réfléchir sur les rapports entre l’existence individuelle et la vie d’une société, et c’est vrai en particulier de l’œuvre d’Annie Ernaux. Ses parents avaient un statut modeste dans la France d’avant-guerre. Leur situation s’est ensuite petit à petit améliorée, alors qu’ils avaient fait le choix d’avoir un seul enfant, choix auquel ils se sont tenus. Ils pensaient qu’ils devaient offrir à leur fille les meilleures chances de réussite, c’était d’autant plus important pour eux que leur vie était rude et qu’ils avaient le sentiment d’être humiliés. Ils savaient qu’ils ne pourraient pas faire le même effort pour chacun s’ils avaient plusieurs enfants. Tenant à deux un café-épicerie, ils avaient très peu de temps libre, et leurs moyens étaient réduits. Leur choix procédait d’un calcul qu’ils faisaient en faveur des intérêts de l’enfant, mais celui-ci ne voit pas forcément les choses sous le même angle, il ne comprend comment ces priorités ont été adoptées par ses parents que longtemps après. En outre, l’urbanisation et la démocratisation rapide de l’enseignement n’ont pas facilité le rapprochement des êtres ou, tout simplement, le maintien des liens de proximité. Tous les livres d’Annie Ernaux disent cela, ils insistent sur cet éclatement. Même dans ce livre où la compassion de la fille pour le chagrin et les aspects les plus pénibles de la vie de ses parents affleure, l’auteure dit « il » ou « elle » chaque fois qu’elle recommence à évoquer son père ou sa mère, sujet absent de la phrase précédente ou du paragraphe ou de la page. Elle note qu’elle n’arrive pas à écrire « notre père » ou « nos parents », mais elle ne dit pas davantage « mon père », « ma mère »… Tout au plus écrit-elle « le café des parents », « la tombe des parents ».
La sœur aînée avait été victime de la diphtérie, elle était morte étouffée. Quelques années plus tard, un vaccin était disponible, et plus aucun enfant ne meurt en France de cette maladie. Ajoutons cette étonnante circonstance : Annie a eu le tétanos en 1945, causant au jeune médecin appelé à son chevet, et donc ensuite à ses parents, la frayeur qu’on imagine. Le sérum à très forte dose l’a sauvée, ce qui n’était pas fréquent. Peu de temps après, le vaccin antitétanique, en théorie obligatoire depuis 1940, était largement dispensé.
En même temps que ce récit sonde l’intime, l’indicible – et de ce point de vue c’est l’un des textes majeurs avec la Honte, l’Événement et « Je ne suis pas sortie de ma nuit » – et témoigne d’une vie singulière, ce récit montre les liens précis de celle-ci avec l’histoire économique et sociale de son temps.
Jacques Goulet
Cécilia Suzzoni et Hubert Aupetit (sous la dir. de), Sans le latin, Paris, Mille et une nuits, 2012, 422 p., 19 €
L’humour du titre, petit hommage à Brassens, est déjà un indice de l’originalité du plaidoyer ici mené en faveur de « la langue ancienne du français », qui est aussi un combat contre les détracteurs de l’enseignement du latin. On est très loin des habituels lieux communs sur le sujet. Car cette nouvelle défense et illustration d’une langue est faite dans le souci du présent et de l’avenir, et s’emploie à « déblayer » bien des « contentieux anachroniques ». On est séduit par une conception à la fois haute et ludique de la lutte. Hauteur de vue lisible dans les noms des participants à l’ouvrage, présents pour leur qualité, et non d’abord pour leur image médiatique : philosophes, poètes parmi les plus grands (Yves Bonnefoy, Michel Deguy), historiens, érudits qui ne bradent pas leur savoir et entendent aussi être lus par les spécialistes de leur discipline, même si leur clarté désire n’exclure personne. Ainsi l’interrogation sur « Le latin, langue philosophique ? », menée dans le double entretien de Vincent Descombes et Denis Kambouchner, plonge dans l’histoire de l’écriture philosophique en latin. Jackie Pigeaud montre, à travers l’histoire de la médecine, que le latin assure la « traversée des savoirs ». Pierre Manent (« Rome comme problème philosophique »), lui, s’installe au cœur de notre présent politique en se demandant, en nous demandant : « Où vivons-nous ? », nous, gens du xxie siècle. « L’opération romaine », dit-il – ce passage historique de la République romaine à l’Empire – permet de lire, d’une certaine manière, notre présent :
Au-delà d’une certaine étendue, le jeu républicain ne peut plus ordonner la cité. Alors la cité bascule sous le pouvoir de l’un, ou le pouvoir anonyme
… comme l’Europe aujourd’hui.
L’Union européenne est une force impériale […] qui superpose un empire sans empereur à une liberté républicaine privée d’énergie.
Ce sont bien des modernes qui, nourris de latin, fourbissent ici les armes d’une réflexion politique au sens large, au sein d’un intelligent et vigoureux combat contre des préjugés solidement enracinés. Est visée la politique des « serviteurs du jour » (Nietzsche), de ceux qui, par paresse ou manque de courage politique, feignent de croire que nous sommes nos « propres contemporains » (« Mal informé qui se croirait son propre contemporain ! », Mallarmé) – deux formules rappelées dans l’article d’ouverture. Voilà des années en effet que la politique de l’éducation veut en finir avec le latin ; elle est allée récemment jusqu’à faire du latin une langue optionnelle pour l’agrégation de lettres modernes. Doit-on accepter que l’on « solde la mémoire d’une langue et d’une littérature » ? se demandent Cécilia Suzzoni et Hubert Aupetit. En bradant ainsi la conscience intime de la langue, comment espérer que nous puissions continuer à « pratiquer » la langue française, selon la fière expression de Francis Ponge ? Cette pratique implique une conscience historique (et musicale) qui permet d’innover, comme le souligne Cécilia Suzzoni :
On n’habite pas sa langue comme un chez-soi casanier, l’histoire du français en témoigne.
Le latin prévoit l’avenir du français, c’est une langue « prévenante ».
Car le latin, nous rappellent les auteurs, n’est pas un vecteur réactionnaire, lui dont l’éloge a été fait par Gramsci (Carnets de prison) et Derrida (« Nous qui parlons latin », dit-il, dans Politique de l’amitié), aussi bien que par Michelet.
Nous sommes les héritiers d’une langue latine qui a su magnifiquement mettre en œuvre une poétique du métissage déjouant tout fantasme des origines
qui a été une « langue déterritorialisée, au nomadisme fécond ».
Est-ce là une étude de privilégiés, attentant presque à la cohésion sociale, quand le latin a été la langue commune de toute l’Afrique du Nord pendant plusieurs siècles ? Le latin, « algèbre de la parole en exil », selon la belle formule d’Yves Bonnefoy, dont l’abandon serait comme un renoncement aux valeurs du symbolique – et tout professeur aujourd’hui sait qu’une grande partie du mal est bien là.
Et ce rapport à Rome qui hante la littérature européenne nous donne l’occasion de la revisiter, de passer, côté français, du parler populaire de la Françoise de Proust qui fait du vieux français et du latin sans le savoir, à Brassens (« Sans le latin, / sans le latin, / la messe nous emmerde »), à Claude Simon, en passant par Stendhal, peu suspect de conservatisme. À l’image de la langue originelle métissée, c’est un métissage d’auteurs qui témoigne de la vive présence du latin dans le français moderne, montrant à quel point, selon une heureuse image juridique de Cécilia Suzzoni, « le mort saisit le vif ». Les exemples ici respirent un amour de la langue française, y compris dans l’éloge de
la grammaire – un beau mot, si bêtement, si naïvement décrié, dont l’anglais médiéval a tiré le mot si branché de glamour.
C’est la richesse vive du français qu’a assurée et qu’assure le latin : « Nous devons au latin nos temps » ; n’est-ce pas dire que nous lui devons Proust ? Allons plus loin ; comme le disait Julien Gracq de Chateaubriand : « Nous lui devons presque tout. »
Chantal Labre
Brèves
Vincent Feltesse, La Décennie bordelaise. Quelle politique urbaine à l’heure des métropoles ?. Entretiens avec Jean Viard, La Tour-d’Aigues, Éd. de l’Aube, 2012, 176 p., 14, 80 €
Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, on attend une réforme des collectivités territoriales. Mais quelle en sera la teneur ? Se contentera-t-elle de procéder à un rééquilibrage indispensable de compétences entre celles-ci et l’État ? Peut-on imaginer que la dimension métropolitaine, qui se différencie des structures verticales que sont la région ou le département, soit prise en compte, et que d’autres formes de représentation politique des territoires puissent être imaginées (ce qui devrait bousculer quelque peu le socle communal et le pouvoir des maires) ? Rien n’est moins sûr. Ce livre vient donc à son heure. L’auteur a été le maire de la petite ville de Blanquefort dans la périphérie bordelaise, il est à la tête de la communauté urbaine de Bordeaux (Cub) et il est l’initiateur du club Les Métropolitaines soutenu, entre autres, par la revue Esprit. Ce livre vient à son heure parce que l’auteur est aujourd’hui député et qu’il va devoir faire preuve de finesse et de force de conviction pour faire passer les thèses métropolitaines à ses amis du parti socialiste. L’ouvrage, qui se présente sous la forme d’un entretien avec l’éditeur et sociologue marseillais Jean Viard, raconte l’histoire récente du Grand Bordeaux et montre comment il s’est progressivement inventé à toutes les échelles. Il n’y a pas que Bordeaux, il y a d’autres métropoles françaises en formation, mais on manque de récits politiques de ce type permettant de comprendre pourquoi le développement métropolitain exige une autre politique que celle qui a cours aujourd’hui et qu’on nomme « gouvernance » pour en cacher les faiblesses et les ratés.
O. M.
Denis Delbaere, La Fabrique de l’espace public. Ville, paysage et démocratie, Paris, Ellipses, coll. « France demain », 2010, 190 p., 10, 20 €
On ne cesse de parler de paysage et les paysagistes font désormais office de médecins de l’urbanisme. Encore faut-il s’interroger sur ce que signifie la demande contemporaine de paysage. Tout en critiquant le glissement techno-environnemental, l’abstraction du développement durable ou le capitalisme vert, l’auteur souligne les liens du paysage et de la démocratie. Alors que le paysage renvoie en France aux « Jardins du roi » à Versailles (le paysage est dans notre culture politique un jardin qui dessine sur le sol les marques du pouvoir), il renvoie en Suisse à la dimension de l’espace public : un architecte qui intervient dans un contexte dépassant le cadre de la maison privée (et donc de la maison d’architecte) doit avoir recours à un paysagiste. C’est dire que le paysagiste est dans ce cas le gardien de l’espace public et de l’espace commun. Lu dans ce sens, ce livre ouvre des pistes sur la recomposition possible des espaces publics en valorisant les dimensions diverses du paysage. Si la démocratie représentative est en mal de représentation, la démocratie paysagère inscrit les affaires communes dans un cadre qui est celui d’ensembles sensibles qui peuvent se déployer à plusieurs échelles : paysages urbains, grand paysage métropolitain mais aussi Terre. Dans chacun de ces cas, le paysage est une rareté qui rappelle que le monde est « fini ».
O. M.
Józef Tischner, La Philosophie du drame, Paris, Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2012, 272 p., 35 €
Dans ce numéro où sont évoqués Camus et Levinas autour de Simone Weil, le livre de Józef Tischner qui se veut « une dramatique » trouve sa place. Mort en 2000, l’aumônier du mouvement Solidarnosc qui a présidé l’institut des sciences humaines de Vienne s’interroge sur les ressorts du drame du mal dont les acceptions et les acteurs sont multiples. Si le mal fut à l’origine du combat politique qui a troublé l’histoire de la Pologne durant la période communiste, il est aussi au cœur des relations quotidiennes entre les hommes. La dramatique politique, celle du pouvoir qui conduit Tischner à évoquer Richard III de Shakespeare, est indissociable d’une dramatique phénoménologique qui ne surprend par chez ce proche de Husserl. Dans cette optique, il propose une interrogation en forme de drame (les actes se succèdent comme sur une scène de théâtre) sur les ressorts de la rencontre, de la réciprocité et de l’errance. Pour lui, c’est l’occasion d’une discussion approfondie avec Levinas et son éthique liée au Visage d’autrui. Si l’autre est le fauteur du mal, il n’y aurait pas de mal sans autrui, il lui faut discuter les pensées qui valorisent la place de l’autre et mettre à l’épreuve l’expérience d’autrui. Telle est la trame de ce beau livre qui ne cède jamais à la difficulté inutile et fait résonner l’histoire de la Pologne comme les contretemps actuels de l’Europe. Ce n’est pas parce que le communisme a incarné le mal historique (et il n’est pas le seul coupable !) qu’on s’est débarrassé de cette sale affaire du mal.
O. M.
Jean-François Rauger, L’Œil qui jouit, Yellow Now, 2012, 240 p., 17 €
« Revoir les films un par un, les confronter avec d’autres pour mieux saisir croisements, filiations, répétitions et différences, migrations d’images et de figures. Il ne s’agit pas, bien sûr, de nier la pertinence de la notion d’auteur, attaqué au nom de certaines modes universitaires poststructuralistes. Mais, bien au contraire, de partir de films pour éventuellement retrouver les auteurs, pour comprendre en quoi ce mot a pu avoir un sens dans l’histoire du cinéma. » Voilà une vraie charte de lecture, celle d’un critique qui écrit avec précision et qui est chargé de programmer les films à la Cinémathèque française. Loin de s’inscrire dans un sillage, celui des Cahiers du cinéma ou un autre, l’auteur écrit comme un critique programmateur qui suit des auteurs mais aime les prendre à revers. Les pages de ce livre défilent alors comme un film fort bien mis en scène et scénarisé où interviennent des auteurs et des acteurs. Alors que les écrits sur le cinéma sont trop souvent mis à la sauce des études universitaires (n’est pas Stanley Cavell qui veut !), des critiques rappellent que le cinéma est l’affaire de ceux qui veulent d’abord se raconter des histoires, les leurs, celles des autres et celles des mondes qui émergent. Jean-François Rauger regroupe ses auteurs autour des rubriques suivantes : « Cinéma français » (deux textes remarquables car à contre-courant des clichés sur Renoir et Chabrol), « Grands et petits maîtres du cinéma américain », « Asie », « Cinéma bis » (Bava, Fredda, la comédie italienne, le fantastique mexicain), « Acteurs » (Alain Delon réfractaire au « double » et Jim Carrey) et « Politique ». Le cinéma d’auteur appelle des plumes, des auteurs pour écrire sur des auteurs, on le sait, mais c’est devenu une denrée rare.
O. M.
Pierre-Philippe Jandin, Jean-Luc Nancy. Retracer le politique, Paris, Michalon, 2012, 128 p., 10 €
Jean-Luc Nancy est un auteur qu’il n’est pas toujours aisé de suivre en raison de la prolifération de ses textes courts qui ne permettent pas de saisir suffisamment le mouvement d’ensemble de cette pensée luxuriante. Cet essai réussit à mettre en scène la cohérence du travail au long cours de Nancy dont on rappellera ici au passage qu’il fut, dans les années 1960, un temps l’un des animateurs du groupe philosophie de la revue Esprit. Proche de Jacques Derrida et de Philippe Lacoue-Labarthe, on le voit comme l’un des successeurs du courant de la déconstruction sans donner leur place à ses interrogations sur la déchristianisation et sur la « dé-mondisation » qui renvoie à une mondialisation qui défait l’unité du Monde commun. Cet essai montre que l’apport de Nancy est de favoriser une inversion de ce type de pensée et d’inviter à réfléchir sur comment « faire communauté » et « faire monde », une fois admis que la communauté est « désœuvrée » (Blanchot). Ce renversement, l’originalité de l’essai de P.-P. Jandin est de le souligner, est particulièrement perceptible dans l’analyse du politique qui est pris selon Nancy dans un double piège. Celui de la pensée politique d’abord : « S’impose le jugement qui est hérité de la tradition moderne (de la révolution française plus que de la révolution américaine) que le pouvoir est mauvais, domination et oppression à la fois. » Celui des sciences humaines ensuite : comme elles considèrent le pouvoir sous l’angle multiple des « effets de pouvoir », « elles font éclater le pouvoir en une multitude d’effets possibles ». Face à cette vision négative et à cet éclatement, Nancy en appelle au défi de la démocratie « qui pose en principe un dépassement du pouvoir ». Ce n’est donc pas une critique de la démocratie mais une reconsidération des liens de l’État et de la démocratie qui est ici envisagée. La conclusion éclaire ce qui précède en se penchant sur des thèmes chers à Nancy : l’enthousiasme, la confiance et la joie.
O. M.
En écho
LES TEMPS MODERNES AU SECOURS DE CAMUS – Albert Camus (dont l’admiration pour Simone Weil est évoquée à maintes reprises dans ce numéro d’Esprit) n’a certes pas besoin que l’on vienne à son secours, la lecture de ses œuvres suffit à convaincre. Mais Les Temps modernes (avril-juin 2012) n’ont guère apprécié « la pression du siècle d’Onfray », c’est-à-dire la lecture « machinale » que Michel Onfray, un lecteur Tgv d’autant plus iconoclaste qu’il est la norme philosophique consacrée par des médias en émoi devant sa fausse marginalité, propose de la pensée de Camus dans l’Ordre libertaire. La vie philosophique de Camus (Paris, Flammarion, 2012) pour se ranger derrière ou devant lui. Certains diront que la revue de Sartre défend Sartre contre celui qu’on lui oppose par automatisme ou que la rédaction des Temps modernes n’apprécie guère que l’écrivain Camus soit consacré comme un philosophe à part entière. Ce n’est pas le cas, l’entreprise de relecture de Camus et de ses liens avec Sartre est ici salutaire, car les articles de Juliette Simont, Jeanyves Guérin (un camusien de toujours) et Jean Bourgault savent faire la part du n’importe quoi, du semblant, du faux, du procès et du règlement de compte. Camus n’appartient à personne, pas plus que Sartre n’est l’otage des Temps Modernes d’aujourd’hui. Savoir lire exige de savoir écrire et inversement. À côté de ces articles, on peut lire un dossier sur Franco Basaglia, l’un des représentants de l’antipsychiatrie, qui montre cruellement les glissements de terrain de la psychiatrie depuis cette époque qui avait le mérite de poser des questions et non pas de « traiter un point c’est tout ».
GHASSAN TUÉNI – Dans Arabies (Arabies, mensuel du monde arabe et de la francophonie, juillet-août 2012, no 303), on pourra lire des hommages rendus à Ghassan Tuéni qui nous a quittés le 8 juin dernier à 86 ans. Voir les hommages de Lakhdar Brahimi, Hervé de Charette, Nassif Hitti, Vénus Khoury-Ghata, Jean Lacouture, Joseph Maïla, Salah Stétié, Hubet Védrine, et celui d’Olivier Mongin (repris dans la rubrique « Journal » de ce numéro d’Esprit).
ÉCRIRE DES BIOGRAPHIES – Il y a eu l’« égo-histoire » qui se plaisait à raconter l’histoire « autobiographique » des auteurs de l’histoire des temps présents et anciens. Le dossier de Critique (juin-juillet 2012) revient de manière plus classique sur les ressorts de l’intérêt pour la biographie et sur les règles de l’art et de l’écriture biographique. Alors qu’Alexis Tadié scrute des biographies littéraires « à l’anglaise » (sur la ville de Londres ou sur Dickens), d’autres se penchent sur des biographies à la française (M. Winock sur la biographie écrite par F. Dosse sur P. Nora, Éric Marty sur le Gide de l’historien F. Lestringant…) ou bien encore sur les liens de la fiction et de la biographie (le Limonov d’Emmanuel Carrère). Mais l’article le plus inattendu est celui de Patrizia Lombardo qui passe en revue les « biopics » cinématographiques de Clint Eastwood (sur J. Edgar Hoover) et sur Gus Van Sant (sur Harvey Milk).
À L’HONNEUR – Une ville est à l’honneur, celle de Nantes indissociable du parcours politique de Jean-Marc Ayrault, notre nouveau Premier ministre, à laquelle la revue Place publique (Place publique. Nantes/Saint-Nazaire. La revue urbaine, juillet-août 2012, www.revue-placepublique.fr) consacre un long billet de Thierry Guidet (voir aussi Goulven Boudic, « Le nouveau paysage électoral de la Loire-Atlantique »).
JACQUES ELLUL ET HENRI MALDINEY – Jacques Ellul, un critique de la technique qui mérite la relecture, fait l’objet d’un dossier de Foi et vie (Revue de culture protestante, juin 2012) ; et le phénoménologue Henri Maldiney (il va fêter ses cent ans) qui n’a cessé de réfléchir aux liens de l’homme et de l’espace, ce qui prend tout son sens à l’heure où les nouvelles technologies les troublent, fait, lui, l’objet d’un article dans Études (juillet 2012).
Avis
La revue Urbanisme en danger. La revue Urbanisme fête ses 80 ans cette année. Cela aurait pu être un grand moment, alors que la majorité des humains sont des urbains et que les villes sont au cœur des politiques publiques. Qu’en est-il en réalité ? C’est le moment que choisit la Caisse des dépôts et consignation (Cdc) pour diviser par deux sa subvention à la revue, dont elle est propriétaire, et pour lancer une restructuration aussi technocratique que dangereuse pour la survie même de la revue. Tout cela a été lancé très vite, sans concertation ni avec l’éditeur, ni avec l’équipe, ni avec le comité de rédaction, et sans prendre le temps de s’interroger sur la demande croissante que nous constatons à propos des questions urbaines, du logement aux transports en passant par les espaces publics, l’énergie, la sécurité ou la nature en ville. Quelques éclaircissements s’imposent. Depuis plusieurs années, il est évident pour la rédaction comme pour le comité de rédaction auquel nous appartenons que la revue doit évoluer : le rôle du numérique, un modèle économique fragile, une internationalisation croissante… Une première expertise lancée par la Cdc a été rapidement enterrée. Et, comme c’est souvent le cas, au lieu de tenir compte de ses conclusions et de les adapter à la spécificité d’une telle revue, un nouvel audit a été commandé à des professionnels étrangers aux sujets urbains. On a coutume de dire, quand on veut couper un arbre, que l’on demande une expertise sur son état de santé. L’audit reprend, dans ses analyses, des points de vue que nous exprimons depuis longtemps mais fait des propositions qui certes satisfont à court terme son commanditaire mais qui, de notre point de vue, mettent sérieusement en danger la revue. Nous l’avons dit à plusieurs reprises à nos interlocuteurs de la Cdc. D’autres options peuvent être élaborées, discutées. Aucun débat n’a eu lieu, aucun retour. Nous appelons la Cdc à se ressaisir, à initier un projet consolidant l’avenir de la revue et à le mettre en débat, notamment avec les membres du comité de rédaction qui consacrent bénévolement du temps à une revue nécessaire et précieuse. Il est normal que la Caisse des dépôts et consignation, grand établissement public, participe au financement d’une revue d’intérêt général dont l’équilibre économique n’est pas acquis. Il est anormal qu’elle ne cherche pas des solutions de manière concertée, avec intelligence et compétence. Ce n’est pas admissible de mettre ainsi en danger la revue Urbanisme. Le processus lancé par la Cdc doit être suspendu, pour une évolution féconde et non un enterrement dissimulé.
Les signataires : Sophie Body-Gendrot, Frédéric Bonnet, Jean-Pierre Charbonneau, Paul Chemetov, Anne-Michèle Donnet, Jean Frébault, Renaud Le Goix, Michel Lussault, Olivier Mongin, Jean-Marc Offner, Gilles Rabin, Vincent Renard, Jean-Michel Roux, Gérard Salmona, Chris Younes.
À l’automne, la revue Esprit, fondée en 1932, fêtera son 80e anniversaire. Nous ferons à cette occasion plusieurs manifestations publiques, centrées sur les questions contemporaines et le rôle que peut jouer une revue pour offrir un éclairage sur la période. Sans céder à la vogue des commémorations, nous profiterons de la période pour affirmer le rôle indispensable d’une revue indépendante, appuyée sur une longue et riche histoire (qu’il est plus facile que jamais de redécouvrir et d’explorer grâce à notre site internet www.esprit.presse.fr), pour saisir les questions les plus ardues de notre temps.
- 1.
Julie Allard, Antoine Garapon, les Juges dans la mondialisation. La nouvelle révolution du droit, Paris, Le Seuil, coll. « La République des idées », 2005.
- 2.
Richard Posner, Economic Analysis of Law, New York, Aspen Publishers, 2007.
- 3.
Michaël Fœssel, État de vigilance, Lormont, Le Bord de l’eau, coll. « Diagnostics », 2010.
- 4.
Voir par exemple George J. Benston, The Separation of Commercial and Investment Banking: The Glass-Steagall and Corporate Investment Finance. Steagall Act Revisited and Reconsidered, New York, Oxford University Press, 1990 ; Charles Calomiris et Daniel M. G. Raff, “The Evolution of Market Structure, Information, and Spreads in American Investment Banking”, dans Michael Bordo et Richard Sylla (ed.), Anglo-American Finance Systems: Institutions and Markets in the 20th Century, Burr Ridge, Irwin Publishers, 1996 ou Dominique Lacoue-Labarthe, « L’invention du régulateur bancaire dans les années 1930 aux États-Unis », Revue d’économie financière, mars 2012, n°105.
- 5.
Frédéric Rognon, Jacques Ellul. Une pensée en dialogue, Genève, Labor et Fides, 2007.
- 6.
Un in dayn blut zolstu lebn (Et dans ton sang tu vivras), 1961 ; Mit blinde trit iber der erd (À pas aveugles de par le monde), 1968 ; Der mabl (le Déluge), 1978.
- 7.
« Quand tout a été dit sans qu’il soit possible de tourner la page, écrire à l’autre devient la seule issue », affirme l’éditeur dans sa très courte présentation. « Écrire une lettre, une seule, ajoute-t-il, c’est s’offrir le point final, s’affranchir d’une vieille histoire. » Et il prend l’exemple de la Lettre au père que Kafka a préféré ranger dans un tiroir et que nous lisons pourtant avec passion. À qui s’adressait-il vraiment ? Aux lecteurs qu’il n’avait pas encore. Annie Ernaux s’adresse à ses lecteurs en même temps qu’elle poursuit un travail psychologique de mise au jour de son passé.