Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

La déontologie des magistrats, un nouveau pacte pour la justice

novembre 2009

#Divers

Dans un article qui ouvrait le numéro d’Esprit de novembre 2003, Guy Canivet, alors premier président de la Cour de cassation, plaidait l’actualité sinon l’urgence d’une démarche déontologique dans l’institution judiciaire en raison des nouvelles responsabilités qui devenaient les siennes. Soulignant l’importance de la jurisprudence du Conseil constitutionnel posant l’exercice du recours judiciaire comme un principe démocratique substantiel de notre société, il en tirait la conséquence qu’« en définitive, l’existence d’un État de droit est subordonnée à celle d’un système judiciaire composé de juges indépendants, compétents, impartiaux » désignant ainsi les qualités déontologiques cardinales attendues des magistrats. Guy Canivet soulignait que les deux sources de la déontologie étaient le serment prêté par ceux-ci1 et la jurisprudence du Conseil supérieur de la magistrature qui, au fil de ses décisions disciplinaires, s’efforçait de préciser leurs principaux devoirs professionnels. Relevant les limites et les imprécisions de ces approches, il appelait au renforcement de l’exigence déontologique par la formation des jeunes magistrats et l’élaboration d’un code d’éthique.

Cet appel a-t-il été entendu ? Comment se présente aujourd’hui la question déontologique dans la justice alors qu’une loi a confié au Conseil supérieur de la magistrature le recueil de ces obligations ?

Pour éclairer les réponses à ces questions, il faut restituer ce début des années 2000 pendant lesquelles se croisent un renouveau de la pensée éthique2, une tentative de « contrôle de qualité » des pratiques judiciaires avec la proposition d’Élisabeth Guigou, garde des Sceaux, de créer une commission d’examen des réclamations des justiciables et un débat dans la classe politique sur la responsabilité des magistrats.

Une occasion manquée

En effet, la prise de conscience de la nouvelle puissance des juges s’est imposée spectaculairement dans le traitement des dossiers politico-financiers au cours des années 1990 et de façon moins flamboyante, mais destinée à durer, à travers le rôle grandissant des juridictions européennes sur l’architecture et le contenu du droit. Ce nouveau pouvoir appelle tous les acteurs à une réflexion sur son encadrement et sur les responsabilités de ceux qui l’exercent.

La démarche déontologique apparaît alors comme particulièrement adaptée à ces questionnements. Posant des principes objectifs et publics tirés de l’expérience partagée, elle crée un cadre de l’activité professionnelle qui n’est plus abandonnée à la seule « éthique » subjective, aux possibles errements, et se fonde sur une morale collective de l’exercice de leurs pouvoirs par les magistrats. Mais elle ne se réduit pas à poser des limites à l’action des juges car elle est en même temps porteuse d’un projet de justice.

En effet, la déontologie est le signe de la reconnaissance de la responsabilité des magistrats comme acteurs à part entière de l’ordre normatif dans notre société. Jusque-là simples « bouches de la loi », selon la tradition issue de la méfiance révolutionnaire à l’égard des Parlements, leur unique obligation déontologique pouvait se résumer dans l’application bureaucratique des textes3. Tout ceci relevait du mythe puisque depuis longtemps la Cour de cassation était créatrice de droit – que l’on songe seulement à l’invention de la responsabilité des automobilistes à partir d’un code civil rédigé au temps des diligences. C’est l’affirmation de la suprématie des grands principes du droit, et notamment des droits fondamentaux, sur les lois (découlant tout à la fois de la jurisprudence du Conseil constitutionnel et de celles de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour de justice des Communautés européennes), qui va permettre de reconnaître enfin la réalité de ce pouvoir des juges. Et donc de poser la question de son contrôle.

Il y eut, en ce début des années 2000, un moment exceptionnel qui aurait pu être l’occasion d’un nouveau pacte entre le judiciaire, le politique et la société civile prenant acte de cette redistribution des rôles dans la régulation juridique et mettant en place de nouvelles relations faites de reconnaissances et d’exigences réciproques. Ce moment où l’Histoire était à faire n’a pas été bien perçu et, en tout cas, pas saisi car « manquent dans la tradition politique et intellectuelle nationale les instruments pour penser la justice dans la démocratie4 ». La magistrature n’a vu dans la déontologie qu’une tentative de brider sa liberté enfin retrouvée sans comprendre l’autonomie qu’elle lui reconnaissait par rapport aux autres pouvoirs législatif et exécutif, tandis que le politique s’est crispé sur un passé d’hégémonie législative. Souvenons-nous de l’exclamation d’André Laignel, éminent député du parti socialiste, à l’occasion d’un débat à l’Assemblée avec l’opposition : « Vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaire » ! Enfin, la défaillance persistante de connaissance et de réflexion sur la justice dans le débat public n’a pas permis que la société civile perçoive les promesses d’une justice libérée du poids de la classe politique en même temps que responsabilisée sur ses devoirs à l’égard des citoyens.

De sorte que si aujourd’hui, en application d’une loi organique du 5 mars 2007, le Conseil supérieur de la magistrature travaille à un recueil des obligations déontologiques des magistrats, c’est dans un tout autre contexte. Un contexte où la déontologie s’est éloignée de la reconnaissance et risque de se focaliser sur la responsabilité.

En effet, entre-temps, un certain nombre d’événements ont renversé la perspective. L’affaire d’Outreau, bien sûr, qui a montré les angles morts d’une institution sur les sujets sensibles de la culture du doute et l’organisation de son autocontrôle. Alors que les magistrats instructeurs des années 1990 avaient été vus par l’opinion comme des redresseurs de torts face aux excès et à l’absence de considération de la part de la classe politique, l’affaire d’Outreau a, à l’inverse, fait apparaître les risques d’abus de pouvoir des juges. Et la loi de 2007 doit beaucoup aux conclusions de la commission parlementaire d’enquête sur l’affaire.

Surtout le monde politique – et incontestablement la droite de Nicolas Sarkozy depuis son accession au ministère de l’Intérieur – s’est donné une nouvelle légitimité, suprajuridique pourrait-on dire, qui est celle de la sécurité des Français. Leur « protection » est devenue un absolu dans le discours du président de la République comme dans celui de son ancienne garde des Sceaux. Sans doute, la sécurité est un thème récurrent du discours politique contemporain, à droite mais aussi à gauche, depuis le discours de Lionel Jospin en 1997 à Villepinte, mais sa nouveauté est de s’être donnée un levier – consensuel dans l’opinion parce qu’il correspond à l’individualisation des destins sociaux dans une société libérale – qui est la figure de la victime. Dans cette configuration, à laquelle ont largement contribué les médias qui ne cessent de traiter du procès comme l’occasion de « faire son deuil » pour la victime, le droit pénal et la justice sont mis au service, d’une part, d’une priorité répressive et, d’autre part, d’une démarche compassionnelle. Ainsi le taux de réponse pénale et sa rapidité deviennent des indicateurs principaux du bon fonctionnement des tribunaux et on crée un « juge des victimes », orientations qui relèvent toutes deux de l’antithèse au principe et à l’image d’impartialité que doit donner l’institution judiciaire. Faut-il rappeler l’invitation à faire « payer » les juges quand une personne, légalement et légitimement libérée, commet un nouveau délit ?

Les travaux en cours

Avant d’évoquer des travaux du Conseil supérieur de la magistrature, une interrogation peut être formulée sur la pertinence d’avoir confié à l’autorité disciplinaire des magistrats la charge d’établir un recueil déontologique qui, en principe, a un tout autre projet que la sanction, ce qui n’a pas manqué d’être relevé dans la profession. Si l’expérience et les savoirs accumulés par le Conseil justifient un rôle important de sa part, la réflexion sur les valeurs au nom desquelles agissent les juges aurait mérité d’autres expertises et d’autres interventions, notamment de la part de représentants reconnus de la société civile. Les membres de celle-ci sont, en effet, les vrais destinataires de la déontologie des magistrats.

La connotation qui résulte de l’expression d’obligations, employée par le législateur, nourrit de même des interrogations sur les usages disciplinaires de celles qui vont être recensées. Les Canadiens, qui nous ont précédés, ont adopté des « Principes de déontologie judiciaire » avec comme objectifs d’aider, d’une part, les juges à trouver des réponses aux questions auxquelles ils étaient confrontés et, d’autre part, le public à mieux comprendre leur rôle. Il est précisé, explicitement, que lesdits principes « ne constituent pas un code ou une liste de comportements prohibés et ils ne doivent pas être utilisés comme tels5 ».

Il faut espérer que le mode d’organisation des travaux du Conseil supérieur de la magistrature contribuera à éviter une telle orientation disciplinaire. En effet, un réseau de correspondants du siège et du parquet a été mis en place dans toutes les cours d’appel qui sont invités à consulter l’ensemble des magistrats. Des thèmes ont été définis parmi lesquels l’impartialité, la légalité, la loyauté, l’obligation de réserve.

Aux échos que l’on peut recueillir, la mobilisation du corps judiciaire n’a pas été massive. Toutefois, l’apport des magistrats qui ont participé à la consultation est d’un incontestable intérêt tant les thèmes – même formulés abstraitement comme l’impartialité ou la légalité – sont au cœur de la pratique professionnelle la plus quotidienne. Comment, en effet, protéger son impartialité dans une ville moyenne où, en quelques années, on connaît et on est connu des principaux usagers et partenaires de la justice ? Comment demeurer au meilleur niveau de compétence dans un contexte où les normes sont en perpétuelle mutation ? Comment respecter le devoir éthique d’écoute des justiciables quand dominent aujourd’hui les objectifs quantitatifs qui se traduisent par des audiences surchargées et tardives – qui ont d’ailleurs valu à la France d’être condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme6 ? Comment, malgré l’obligation de réserve, continuer à être un citoyen de plein exercice ?

Reprendre la conversation

L’intérêt de la synthèse et des propositions du Conseil supérieur de la magistrature sera important car soit ce recueil d’obligations déontologiques n’est qu’une liste de prescriptions relatives aux pratiques professionnelles, sans doute légitimes mais préfigurant un code de discipline, soit il s’agit de principes qui définissent, comme un engagement à prendre devant nos concitoyens, les valeurs devant guider les activités judiciaires et invitent les praticiens à un travail commun pour leur mise en œuvre. Le Conseil est devant un choix entre obligations individuelles et projet collectif, ce qui créera des dynamiques très différentes dans le corps judiciaire.

L’usage de ce recueil sera tout aussi significatif. Sera-t-il enserré aussitôt dans une loi ou un décret ou fera-t-il l’objet d’un débat largement accessible permettant que s’ouvre à nouveau la « conversation » interrompue au début des années 2000 sur un nouveau pacte entre le judiciaire, le politique et la société civile ? La reprise de ce débat est d’autant plus essentielle qu’au fil de textes – comme le projet de réforme de la justice des mineurs – ou de travaux commandés par le gouvernement – tels ceux de la commission Léger – se dessine une nouvelle institution judiciaire plus préoccupée de dissuasion que de réinsertion, de gestion de flux de dossiers que d’individualisation des mesures, de rapidité des décisions que de temps pour leur délibération. Et une justice pénale, c’est-à-dire des libertés, dont le ressort est en train de passer insensiblement du siège au parquet et, à travers la dépendance toujours accrue de celui-ci, au pouvoir exécutif.

  • 1.

    « Je jure de bien et fidèlement remplir mes fonctions, de garder religieusement le secret de délibérations et de me conduire en tout comme un digne et loyal magistrat. »

  • 2.

    Par exemple : Pierre Truche, Juger et être jugé, Paris, Fayard, 2001 ; Denis Salas, l’Éthique du juge : une approche européenne et internationale, Paris, Dalloz Actes, 2003 (à la suite d’un séminaire de l’École nationale de la magistrature).

  • 3.

    Pour reprendre les analyses de Denis Salas sur le juge-fonctionnaire dans l’Éthique du juge…, op. cit. et dans le Tiers Pouvoir, Paris, Hachette Littératures, 1998.

  • 4.

    Antoine Garapon et Thierry Pech, « L’impossible réforme de la justice, Bilan d’un échec politique », Esprit, juin 2000.

  • 5.

    On aurait pu également espérer que la réflexion déontologique soit commune à l’ensemble des magistratures, ce qui aurait mis en lumière l’unité de la fonction de la justice dans notre société alors que le Conseil d’État a entrepris, de son côté, l’élaboration d’un guide de déontologie pour les magistrats administratifs. Nos citoyens pourront comparer !

  • 6.

    Makhfi contre France – arrêt de la Cedh du 19 octobre 2004 : l’avocat du requérant n’avait pu plaider qu’à une heure très avancée de la nuit alors qu’il était présent à l’audience depuis la veille au matin.