Écoles de commerce : la pression de l’internationalisation
Les effets de la concurrence mondiale se font doublement sentir dans les études commerciales : d’une part, les étudiants sont très mobiles et cherchent les diplômes les plus reconnus ; d’autre part, les entreprises recrutent ces étudiants sur un marché ouvert et très compétitif. Par quelles stratégies les écoles peuvent-elles répondre à ces nouvelles données ? Et quelle offre pédagogique peut-on encore imaginer indépendamment des contraintes du marché ?
Esprit – Les politiques concernant l’enseignement supérieur sont orientées depuis plusieurs années en fonction de la compétition internationale (attirer les meilleurs étudiants étrangers, maintenir le rang de la France dans les comparaisons internationales) et de l’idée d’excellence. Or, les disciplines qui représentent l’« excellence » sont en train de changer puisque les matières classiques, aussi bien des humanités classiques que des sciences fondamentales (maths, physique), sont délaissées par les étudiants, au profit en particulier de l’économie et de la gestion.
Les études en économie et gestion sont donc considérées désormais comme les plus valorisantes, ce qui transforme la hiérarchie implicite des disciplines universitaires. Cependant, en même temps qu’elles gagnaient ce statut nouveau, ces études se trouvaient aussi mises en cause, à travers la crise de 2008 et ce qui peut apparaître comme un échec de méthodes de gestion orientées vers la prise de risque, la financiarisation, la course au résultat. Comment ce changement de statut est-il vécu de l’intérieur ?
Ève Chiapello – L’évolution des écoles de commerce est marquée par un attrait de plus en plus important pour ces études, qui s’explique par les espérances de gain à la sortie, puisque les salaires de départ qui sont proposés aux étudiants à l’issue de ces formations sont attractifs. Les écoles de commerce bénéficient également de leurs efforts d’internationalisation, qui ont été faits plus tôt dans ces formations que dans le reste du supérieur. Les étudiants de la grande école Hec ont en effet l’obligation de passer vingt semaines à l’étranger, soit sous forme d’un semestre d’échange, soit sous forme de stages. Dans les faits, les étudiants passent fréquemment une année à l’étranger avant l’obtention de leur diplôme, ce qui leur permet de consolider leur niveau de langue, notamment en anglais qui est une langue dont la maîtrise est obligatoire pour pouvoir être diplômé. Plus largement, les étudiants ont un goût général pour l’international, critère qui prédomine même parfois sur le secteur d’activité ou le profil d’emploi quand ils cherchent leur premier emploi. Notons également que plus d’un quart des diplômés de la grande école sont des étrangers qui viennent faire un master en management, et qui apportent une grande diversité, même si, dans les faits, le mélange en dehors des cours avec les étudiants français sortis du moule des classes préparatoires se fait assez peu.
Si on considère le contexte plus général, on note une montée en puissance depuis une dizaine d’années du rôle des classements des écoles de commerce et des certifications, ce qui standardise les offres d’enseignement. Avant même le classement de Shanghai, qui concerne les universités, des classements spécifiques se sont développés pour ces formations, notamment celui du Financial Times qui est important pour la stratégie d’Hec. Ces classements prennent en compte le nombre de langues parlées par les étudiants, l’internationalisation et la féminisation du corps professoral, le nombre de publications dans une liste restreinte de revues académiques, le salaire de sortie des étudiants…
Ces classements se sont développés notamment du fait de la mobilité des étudiants qui sont encouragés à faire une partie de leurs études à l’étranger et qui sont par conséquent à la recherche d’indications sur le bon choix d’école. Les étudiants privilégient donc les formations au management les mieux cotées. L’effet est maximal pour le diplôme de master of business administration (Mba) qui est un diplôme postexpérience pour lequel la mobilité internationale est très importante. Les premiers classements sont d’ailleurs sortis au départ pour les Mba dont le marché est mondial. Ils ont été étendus plus récemment aux masters in management (formation initiale) qui sont essentiellement des diplômes européens. La stratégie d’internationalisation a un coût pour les écoles puisqu’il faut communiquer sur tous les continents, recruter des personnels administratifs dédiés au recrutement international… Mais les écoles qui sont bien notées peuvent augmenter les frais de scolarité puisque la promesse qu’elles font est que les étudiants en tireront d’importants bénéfices une fois sur le marché du travail.
Comme le niveau de salaire peu après la sortie fait partie des critères de classement, les écoles sont aussi incitées en interne à privilégier les formations vers les filières qui offrent les meilleurs salaires : finance, conseil en stratégie, avocat d’affaires, etc. La conformation de l’éducation par les classements est donc très forte. Ces disciplines prennent une importance nouvelle dans la réussite stratégique de l’école, et reçoivent de ce fait une attention et un soutien plus grand.
L’autre grande évolution est celle des certifications qualité : Association of Master of Business Administration (Amba) European Quality Improvement System (Equis), Association to Advance Collegiate Schools of Business (Aacsb). Les étudiants et leur famille regardent aussi attentivement les labels de qualité. Cela aussi suppose un équipement administratif. Les critères retenus dans le cadre de ces certifications jouent aussi un rôle dans la stratégie des écoles, par exemple le ratio entre professeurs titulaires et chargés de cours vacataires.
Une recherche qui s’éloigne de l’entreprise
La mathématisation, qui se développe dans beaucoup de disciplines de sciences humaines, est-elle aussi sensible dans les recherches en management ou en gestion ? Comment ses effets se font-ils sentir ?
À cause des contraintes de publication d’articles de recherche dans un nombre restreint de revues, très majoritairement américaines, des moyens importants sont consacrés au recrutement de professeurs qui ont été formés dans les écoles de recherche qui leur donnent accès à ces publications. Or, il n’y a pas beaucoup de chercheurs internationaux avec ce profil, ce qui produit une inflation des salaires pour ces chercheurs dont l’impact sur le classement de l’école, via leur contribution à la reconnaissance de la recherche, est important. Les articles valorisés par les revues les mieux classées relèvent majoritairement de la recherche empirique de type quantitatif, ce qui a des effets majeurs sur les formes de production de connaissance et le profil des professeurs.
En effet, pour mener des études quantitatives, il faut des bases de données, qui sont difficiles à obtenir et qui viennent rarement des entreprises. Les chercheurs en gestion produisent de fait de moins en moins souvent leurs propres données mais cherchent au contraire à détourner pour leurs travaux des bases construites par les acteurs de l’économie pour d’autres objectifs. Il peut s’agir par exemple d’extractions de bases de connaissance client pour la recherche en marketing, de bases de données construites à partir des rapports annuels des sociétés ou d’historiques boursiers pour la recherche en comptabilité ou finance, de bases tenues par la puissance publique ou des associations professionnelles sur certains secteurs d’activité pour la recherche en stratégie, de données issues des systèmes de gestion du personnel pour la recherche en gestion des ressources humaines, etc. Les questions qu’ils se posent et la façon dont ils y répondent sont donc très dépendantes de l’accès à une base de données. Ils font encore moins d’enquêtes qualitatives en entreprise et se déplacent rarement sur place. Ces chercheurs quantitativistes, qui font un travail de recherche très normé, ne sont guère amenés à connaître le monde de l’entreprise, ils n’ont pas le temps d’y aller. Pendant les premières années de leur carrière, le système de tenure track les met sous la pression des publications… Avec ces classements, on tend donc à recruter de très bons chercheurs mais qui connaissent très mal le monde de l’entreprise. Nous avons assisté à une véritable révolution des profils enseignants au cours des vingt dernières années. Il y a vingt ans, les professeurs d’Hec n’avaient pas nécessairement un doctorat, ne faisaient pas tous de la recherche, ils étaient plutôt orientés vers la pédagogie et avaient, par ailleurs, une activité de conseil.
Comme c’est toujours le corps professoral qui fait la plupart des cours aux étudiants, la connaissance de l’entreprise vient plus que jamais des vacataires ou d’intervenants extérieurs, et d’une nouvelle catégorie de professeurs qui sont censés enseigner deux fois plus et n’ont pas d’obligation de recherche. Cette évolution n’est pas sans poser question sur l’accroissement du fossé entre enseignement et recherche. Notons pour finir que si les étudiants n’ont jamais eu autant d’obligations de stage (quarante semaines pour être diplômé), ces stages ne sont pas non plus l’occasion de contacts professoraux avec les entreprises, contrairement à ce qu’il se passait il y a vingt ans pour au moins un stage par étudiant au cours de sa scolarité.
Pour rester dans la tête de classement, les efforts organisationnels et financiers ont été très importants. La stratégie de l’école a été de se conformer globalement aux incitations de ces classements avec le succès que l’on sait, puisque Hec bénéficie aujourd’hui d’une très bonne réputation internationale alors qu’elle était presque inconnue à l’étranger il y a vingt ans. Cette stratégie l’a aussi conduite à suivre les secteurs d’activité dont le rôle s’est accru au sein de l’économie, comme celui des banques d’affaires. En ce sens, cette évolution de l’école reflète les transformations du capitalisme contemporain.
Peut-on dire que les formations en gestion sont dépendantes d’une conception particulière de l’économie ou le pluralisme des approches est-il présent ? L’internationalisation favorise-t-elle le pluralisme méthodologique ? Comment expliquer la prédominance d’un nombre étroit de revues reconnues en gestion ?
Il faudrait développer une sociologie de ce monde académique. Ces revues bien classées par le Financial Times sont l’organe d’expression de petits mondes académiques. Il s’agit de quarante-cinq revues couvrant toutes les sous-disciplines du management (finance, marketing, comptabilité…) si bien que pour chaque sous-discipline elles sont très peu nombreuses et au final regroupent de petits cercles de chercheurs, parfois quelques dizaines de personnes seulement qui finissent par organiser l’accès à la publication. Et nous l’avons dit, ce sont majoritairement les enquêtes quantitatives uniquement publiées en anglais qui sont valorisées. La mathématisation produit une impression de scientificité. L’étude en profondeur de cas particuliers est dévalorisée, parce qu’on cherche à dégager des « lois générales » considérant que le monde des affaires obéit forcément à de telles lois qui ne demandent qu’à être découvertes.
Il y a aussi des effets de génération. En comptabilité par exemple, dans les années 1970, une école proche des économistes de l’école de Chicago a réussi à s’imposer en proposant d’autres approches fortement innovantes, mais les chercheurs de cette école ont conquis toutes les positions qu’ils continuent à occuper maintenant, sans que d’autres innovations ne soient parvenues à les concurrencer. En Europe, il existe d’autres approches mais une seule revue européenne est reconnue, non sans mal. On ne peut pas dire que le pluralisme au sein des sous-disciplines n’existe pas mais parmi les revues les mieux classées, il n’y a que très peu de courants représentés. Pour obtenir une vraie diversité d’approches et de regards, il faut inclure les revues classées en deuxième rang. Les chercheurs qui ne se retrouvent pas dans les courants dominants prennent un risque sur leur carrière s’ils ne rentrent pas dans le rang sur le plan conceptuel comme sur celui des méthodes.
Ce sont des effets qui s’emboîtent : on a besoin de classer des écoles en se référant à des critères objectifs, on utilise à cette fin le classement des revues, celui-ci renforce des rapports de force entre courants au sein des disciplines, en incitant les chercheurs à se conformer aux approches valorisées par les écoles académiques qui donnent accès à la publication. On reproche souvent aux écoles de commerce de dépendre du monde des affaires, et c’est vrai qu’il existe un financement direct par les entreprises, mais les classements ont aussi des effets considérables sur les programmes pédagogiques.
Le modèle d’évaluation qui se développe est celui des économistes : des classements internationaux, la valorisation des publications sous forme d’articles (évalués par les pairs) et non sous forme de livres (considérés comme difficiles à évaluer). Les disciplines de gestion, qui ont toujours été très liées à l’économie, ont été entraînées plus vite que d’autres sciences sociales dans ce mouvement qu’elles ne maîtrisent pas.
Enseigner après la crise de 2008
Vous décrivez un mouvement qui ne peut que s’entretenir lui-même, surtout à partir du moment où les étudiants sont formés dans ce modèle. Est-ce une évolution sans alternative ?
Je ne le pense pas, car le système économique actuel, pour les raisons que nous connaissons – court-termisme, financiarisation, tensions sociales, contraintes écologiques – n’est pas durable. Nos étudiants doivent apprendre à voir à long terme, à anticiper les changements, à regarder les problèmes autrement. Pour faire entrer ces préoccupations dans nos obligations de cours, j’ai créé avec un collègue il y a quelques années une spécialisation de fin d’études au niveau master (une majeure) intitulée « alternative management ». On y découvre des initiatives économiques aujourd’hui marginales, d’autres manières concrètes de gérer qui montrent aux étudiants qu’il existe une plus grande diversité de voies professionnelles que celle que donne à voir la célébration des « voies royales » : la création d’entreprise, les Ong, l’économie sociale… Les compétences de management peuvent en fait être mises au service d’une diversité de projets. J’y propose notamment un cours d’histoire de la critique du capitalisme depuis le xixe siècle. Il s’agit de voir le capitalisme dans son historicité, de manière à relativiser ses formes actuelles. L’histoire des critiques du capitalisme montre aussi la manière dont il a éventuellement intégré ces critiques et s’est transformé au cours du temps. Cette approche par l’histoire permet, je l’espère, de se libérer des contraintes du présent. Il s’agit de ne pas seulement préparer les étudiants à leur entrée sur le marché du travail de manière fonctionnelle mais aussi de développer chez eux une distance critique. La pédagogie passe alors par le fait que nous demandons aux étudiants un vrai travail de réflexion et de recul.
Depuis 2008, le contenu des enseignements dans les écoles d’économie et de gestion est devenu un objet d’interrogation publique : des leçons ont-elles été tirées de la crise ? Pourtant, le débat académique sur le sujet reste limité. Où en est le débat pédagogique ? Y a-t-il eu un changement de la conception des programmes ? N’y a-t-il pas une revendication des étudiants pour la prise en compte d’interrogations issues de 2008 (construction de nouveaux outils financiers, responsabilité des institutions financières, questions de macrorégulation comme les paradis fiscaux, etc.) ?
En 2008, il y a eu un moment de réflexion collective, d’imagination, mais c’est vite retombé. Avec la crise de la dette, ce sont les règles de rigueur et les stratégies défensives qui sont mises en avant, ce qui n’aide pas à l’imagination. Du point de vue pédagogique, sans doute divers enseignants ont pris des initiatives, mais aucune réflexion générale menée par le corps professoral n’a été organisée sur les changements à apporter au contenu des enseignements depuis la crise. Chacun peut être affronté par ailleurs devant certains publics à devoir justifier ses enseignements. Ce qui s’est développé peu à peu dans les enseignements et la recherche, c’est la thématique de la responsabilité sociale des entreprises, ou de l’investissement socialement responsable, faisant là encore écho à la prise en compte de ces questions par les entreprises. Pour mémoire, rappelons qu’en France, l’éthique des affaires ne s’est jamais développée, même si elle a été un peu évoquée dans les années 1990. La crise et l’appel à la rigueur dans lesquels nous nous trouvons ne favorisent pas les innovations.
Les étudiants sont de leur temps et se posent nécessairement des questions, ce qui peut être une source d’évolution. Mais ils sont aussi dans une situation de pression économique d’autant plus grande qu’ils se sont très souvent endettés pour payer des frais de scolarité qui ont fortement crû. Ils anticipent les contraintes du marché du travail, ce qui les pousse au conformisme. Du côté des enseignants, il manque l’envie, et sans doute le système d’incitation, pour refonder un projet de formation visant à éduquer non pour aujourd’hui mais pour demain. L’offre pédagogique est trop fréquemment pensée de façon mimétique par alignement sur les programmes concurrents.
Cependant, la réinvention de l’offre pédagogique n’est pas impossible. Il suffirait de renouer avec des manières collégiales de gérer l’institution, et d’impulser un travail collectif autour d’un projet nouveau de scolarité. Je comprends que cela ne soit pas une décision facile à prendre car, jusqu’ici, la stratégie suivie a été gagnante et un changement de stratégie serait risqué puisqu’il faudrait le justifier à l’extérieur en fonction d’une lecture partagée de la crise et des évolutions du capitalisme… Il n’est pas sûr qu’Hec puisse aller plus vite que le monde des affaires sur ce point.
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Professeur à Hec Paris, sociologue, coauteur, avec Luc Boltanski, du Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, coll. « Nrf-essais », 1999. Ses travaux portent sur la sociologie de la comptabilité et des outils de gestion, ainsi que sur l’histoire du management.