Sunnites et chiites : fabrique d'un conflit
L’explication des conflits qui sévissent dans le grand Moyen-Orient est de plus en plus souvent rapportée à une division interne au monde musulman, opposant sunnites et chiites. L’histoire de ces deux groupes n’est pourtant pas marquée par des guerres perpétuelles, le poids de l’identité et des traditions n’explique pas tout. D’autres modes d’explication plus politiques que religieux permettent d’éclairer les désordres de la région.
Parmi les nombreuses grilles de lecture proposées pour expliquer les bouleversements en cours au Moyen-Orient, celle de l’opposition entre sunnites et chiites tend à présent à éclipser les analyses privilégiant l’émancipation des peuples – qui ont connu une faveur éphémère au moment des soulèvements arabes de 2011 – comme les approches plus sociologiques mettant en avant les profonds bouleversements à l’œuvre dans les structures démographiques et sociales du Moyen-Orient, qui contrastent avec la sclérose avancée de la plupart des systèmes politiques.
La thèse de l’opposition sunnites-chiites est d’autant plus séduisante qu’elle est volontiers mobilisée par les pouvoirs de la région. Au lendemain de la chute de Saddam Hussein en 2003, le roi Abdallah de Jordanie avait par exemple mis en garde contre l’émergence d’un « croissant chiite » englobant le Liban, l’Irak et la Syrie sous la houlette d’un Iran débarrassé de son principal rival régional. En avril 2006, Hosni Moubarak avait accusé les chiites présents dans les États arabes de faire primer leur appartenance religieuse sur leur appartenance nationale, en privilégiant l’allégeance à l’Iran1. Aujourd’hui, l’implication visible de l’Iran et du Hezbollah libanais en Syrie et en Irak, ainsi que certaines déclarations intempestives venant de Téhéran sur le contrôle par l’Iran de quatre capitales arabes (Damas, Beyrouth, Bagdad, Sanaa2), semblent confirmer cette lecture d’une opposition fondamentale entre sunnites et chiites.
Hors de la région, la tentation de réduire les bouleversements en cours à un affrontement millénaire entre sunnites et chiites est doublement séduisante. D’une part, elle permet de laisser la région à ses drames et de dédouaner la communauté internationale de sa relative passivité. De l’autre, elle permet aussi de recycler un anti-américanisme toujours porteur, puisque les États-Unis seraient historiquement les seuls vrais responsables de la relance de cet affrontement, en ayant rouvert la boîte de Pandore avec la malheureuse aventure irakienne de 2003 (Bush) et en ne s’opposant pas à l’affirmation subséquente de l’Iran dans l’ensemble de la région (Obama). Cette lecture peut ainsi satisfaire simultanément les repentis de l’interventionnisme occidental, les contestataires de l’ordre mondial, les cyniques nostalgiques des autoritarismes et les complotistes de toutes tendances. On comprend sa popularité.
Pourtant cette grille de lecture en dit plus long sur les motivations de ceux qui l’utilisent que sur la réalité qu’elle prétend décrire. Citons d’emblée quelques-unes de ses limites.
D’abord, une majorité des États de la région ne sont pas concernés par cette question, n’ayant pas de communauté chiite significative dans leur population ni proximité géographique ou politique avec l’Iran. Doivent ainsi être mises de côté les transitions tunisiennes, libyennes et égyptiennes, qui ne sont pourtant pas les moins stratégiques des évolutions en cours. Si la grille sunnites-chiites est explicative, elle ne l’est pas partout.
Ensuite, si les termes de sunnites et chiites permettent de donner à la polarisation en cours une dimension religieuse, et de la présenter par conséquent comme ancienne, fondamentale et irréductible, elle recouvre presque toujours une dénonciation des visées impériales de l’Iran. On entre là dans une autre grammaire, celle des rapports de force entre États et des réajustements des équilibres régionaux. Si la grille sunnites-chiites est religieuse, elle est aussi politique.
Enfin, le Moyen-Orient est aujourd’hui, à l’évidence, traversé par d’autres conflits et tensions sans rapport avec la problématique sunnites-chiites.
Conflits au sein du monde sunnite sur le rôle de la religion dans la vie politique et sociale et les différentes visions qu’en proposent les régimes en place, les Frères musulmans, les salafistes ou d’autres courants islamistes ou non islamistes.
Divergences sur le même sujet entre chiites, moins visibles aujourd’hui et pourtant vivaces, opposant une vision « quiétiste » d’un chiisme qui n’intervient pas dans les affaires politiques et une vision iranienne du « gouvernement du jurisconsulte » (velayat-e faqih), conçue par Khomeini lors de son exil à Najaf en Irak en 1970 et mise en œuvre à son arrivée au pouvoir : cette opposition se joue en Irak, où le quiétisme de l’ayatollah Sistani doit composer avec le « chiisme politique » encouragé par l’Iran, mais aussi, il faut le noter, en Iran où le bilan mitigé de la République islamique n’a pas convaincu tout le monde des bienfaits du velayat-e faqih.
Conflit israélo-arabe, jadis exagérément présenté comme central et aujourd’hui exagérément considéré comme périphérique, alors que sa prégnance symbolique reste sans équivalent.
Fractures sociales enfin, souvent très profondes, entre des élites traditionnelles historiquement cooptées par les régimes, des classes moyennes appauvries qui ne leur reconnaissent plus de légitimité et des laissés-pour-compte de la redistribution en révolte souvent très violente contre les autorités. En somme, si la grille sunnites-chiites est pertinente, elle doit être combinée avec bien d’autres facteurs pour appréhender les transformations en cours du Moyen-Orient.
L’affrontement sunnites-chiites : l’exception, et non la règle
Les historiens et politologues spécialistes de l’islam contestent le mythe d’une guerre de religion millénaire entre sunnites et chiites. S’il est vrai que sunnisme et chiisme sont en désaccord sur la question de la succession du Prophète et sur des points de doctrine religieuse, il n’y a aucune fatalité à ce que ces désaccords s’expriment de manière violente et empêchent la coexistence des sunnites et des chiites.
Histoire d’une succession…
Rappelons tout d’abord ici les points de divergence. À la mort du Prophète, les chiites (terme qui vient de Chiat Ali, partisans d’Ali) estiment que sa succession doit revenir, en l’absence d’un descendant mâle et d’un successeur clairement désigné, à son gendre et cousin Ali. Ils le reconnaissent comme l’Imam, le guide divinement inspiré. Les chiites se scindent ensuite en trois branches qui admettent des lignées d’imams et des conceptions différentes de l’imamat. Les zaydites reconnaissent la lignée jusqu’au cinquième imam, les ismaéliens jusqu’au septième et les duodécimains jusqu’au douzième. Ces derniers sont les plus nombreux3 et c’est généralement eux qu’on désigne en parlant de chiites. Ils suivent la tradition selon laquelle le douzième imam a disparu en 874 et est entré en occultation. Il vit toujours, caché, et doit réapparaître avant la fin du monde pour combattre les forces du mal et restaurer la justice sur terre. En attendant sa parousie, c’est la hiérarchie religieuse chiite qui assume au nom de l’Imam l’élaboration des normes du droit islamique à partir du Coran. Elle a généralement eu tendance à rester éloignée de la politique.
D’autres groupes – qui ne peuvent être détaillés ici – sont issus du chiisme, comme les Druzes ou les Alaouites. Compte tenu de leur importance actuelle dans la crise syrienne, relevons le cas des Alaouites. D’abord appelés Nosaïris (du nom d’Ibn Nosaïr, qui fonde cette secte proto-chiite dissidente au ixe siècle), isolés dans leurs montagnes au nord de la Syrie, ils voient leur appartenance à la communauté musulmane contestée jusqu’à aujourd’hui par la plupart des sunnites, en particulier les salafistes. Mais leur reconnaissance par les chiites est elle-même ambiguë. On peut d’ailleurs noter que l’Iran n’excipe aujourd’hui d’aucune proximité religieuse avec la communauté alaouite, alors qu’il met en avant la protection du mausolée chiite de Sayyeda Zeinab4 à Damas pour justifier son intervention sur le terrain syrien.
Chez les sunnites, le clergé existe, mais comme organisateur du culte et non comme intercesseur entre le croyant et Dieu. Partant, il s’est très peu institutionnalisé, d’autant plus qu’au sein du sunnisme, la marge d’interprétation du Coran est théoriquement limitée par la fermeture au xe siècle des portes de l’ijtihad (effort d’interprétation du Coran) et la reconnaissance définitive au xiiie siècle de quatre grandes écoles juridiques agréées (hanafite, malikite, chaféite et hanbalite).
… et d’une cohabitation
Malgré ces différences théologiques, tout au long de leurs quatorze siècles d’histoire commune, chiites et sunnites ont vécu en paix bien plus souvent qu’en conflit.
Ainsi, la révolte abbasside (sunnite) qui part du Khorassan (aujourd’hui en Iran) en 744 et vient renverser les Omeyyades (sunnites) en 750, trouve un écho favorable chez les chiites encore meurtris par la défaite qui leur a été infligée par ces mêmes Omeyyades lors de la bataille de Kerbala en 680. Les chiites constituent une minorité importante à Bagdad, capitale du califat abbasside.
Les plus grands conflits théologiques concernent alors plutôt les sunnites entre eux. C’est le cas de la fameuse querelle qui oppose au ixe siècle les juristes-théologiens Ahl al-Hadith aux Mu’tazalites sur la nature – créée ou incréée – du Coran et, partant, entre une vision rationaliste ou littéraliste du texte sacré. Entre le xe et le xiiie siècle, il y a dans la capitale du califat abbasside plus de polémiques sur des points de doctrine entre les deux grandes écoles théologiques sunnites – hanbalites et ach’arites – qu’entre ces deux dernières et les chiites.
Cela n’empêche pas les oulémas5, qui partent en quête d’un maître spirituel à La Mecque, à Damas, au Caire ou ailleurs, de se former indifféremment auprès de savants sunnites ou chiites. Ainsi des clercs chiites de l’actuel Sud-Liban, tel Zayn al-Din al-Amili (1506-1558), se rendent dans les écoles sunnites de Damas pour y étudier. Certains oulémas sont d’ailleurs revendiqués par les deux héritages, sunnite comme chiite.
Sur un plan humain, le brassage est de mise. Dans le Golfe, les communautés sont entremêlées et connaissent des échanges intenses, certaines tribus arabes s’installant sur la rive perse tandis que des riverains de l’Est s’établissent dans la péninsule arabe, formant le socle des populations sur lesquels règnent les monarchies actuelles. En Irak, si les villes de Kerbala et de Najaf (où est enterré Ali) sont incontestablement des foyers chiites anciens, une bonne partie des chiites ne se sont convertis qu’au xviiie siècle : ainsi, de nombreuses tribus irakiennes actuelles comptent des sunnites comme des chiites en leur sein, avec une grande fluidité de contact entre elles. À l’époque moderne, les mariages mixtes sont très courants et répandus dans toute la région – bien plus qu’entre d’autres confessions – jusqu’à la crispation du début des années 2000, qui en réduit considérablement le nombre sans pour autant que le phénomène ne disparaisse totalement.
Les confréries soufies (majoritairement sunnites, même s’il existe des ordres soufis chiites) ont entretenu, jusqu’à aujourd’hui, des rapports complexes avec les pouvoirs sunnites et chiites. Mais leurs pratiques ont joué un rôle particulier pour établir des ponts entre les deux grands courants de l’islam, tant leurs rituels et la mystique qui leur est liée résonnent en milieu chiite. Ainsi, en Égypte, le soufisme a permis d’intégrer une partie de l’héritage chiite fatimide6. Notons à cet égard que le mawled (commémoration de la naissance d’un « saint » musulman) de Sayyeda Zeinab au Caire, figure chiite par excellence, est l’un des rites les plus populaires de l’islam sunnite traditionnel égyptien.
L’empire ottoman (1299-1924) n’a certes pas reconnu les chiites dans son ordre juridique, ce qui a participé de leur « invisibilité ». Pour autant, ces derniers n’ont pas fait l’objet de persécutions ciblées de la part du pouvoir impérial, devenant de facto partie intégrante de cette mosaïque si caractéristique de la Sublime Porte. De fait, selon un modèle antérieur à l’État-nation, l’Empire ottoman a su intégrer la différence « par défaut ». Le sunnisme était religion d’État. Mais l’empire, qui avait besoin de toutes les compétences, y compris celles des minorités, traitait ces dernières avec pragmatisme.
L’État-nation et les dilemmes chiites
C’est surtout avec la construction et l’émancipation des États à l’époque moderne que la différence sunnites-chiites se trouve mobilisée. Ainsi de l’Iran, que les Safavides convertissent au chiisme au xvie siècle, ce qui permet à cette dynastie turque d’incarner les aspirations « nationales » de la Perse face à la domination des Ottomans sunnites. Ainsi des Saoudiens, qui mettent à sac Kerbala en 1802, quelques décennies après leur pacte fondateur de 1744 avec les wahhabites, que leur rigorisme oppose à la doctrine chiite (ainsi, au demeurant, qu’à la religiosité populaire des sunnites).
L’affaiblissement puis la disparition de l’Empire ottoman et le développement des aspirations nationales dans le monde arabe créent pour les chiites du monde arabe une tension nouvelle : pendant près d’un siècle ces derniers oscilleront entre volonté de reconnaissance de leur spécificité et recherche d’un dépassement de cette dernière dans des modèles politiques et/ou religieux universalistes.
Dans la seconde moitié du xixe siècle, le mouvement réformiste musulman, qui vise, après la politique de réformes lancée par l’Empire ottoman (tanzimat) à rechercher un modèle proprement musulman pour s’adapter à la modernité, englobe de facto les chiites dans son ambition panislamiste.
Malgré la chute de l’Empire ottoman, la fin du système des millet7 et le développement des revendications politiques et sociales de l’ensemble des minorités, les chiites peinent à se faire reconnaître dans les nouveaux États. Le Liban fait figure d’exception, où le mandat français permet la création de tribunaux spécifiques en 1926, donnant de facto aux chiites une reconnaissance juridique. Mais cette reconnaissance ne suit pas sur le plan politique, et le pacte national libanais (non écrit) de 1943 se contente de répartir les pouvoirs entre chrétiens maronites et musulmans sunnites. Il faudra attendre 1948 pour que soit concédée aux chiites, dans la pratique, la présidence du Parlement libanais.
Absents des contrats sociaux dans les nouveaux États, les chiites voient généralement leur sort confié à quelques grandes familles de notables de leur communauté, qui ne s’en préoccupent guère.
Dans l’euphorie des indépendances et du nationalisme arabe d’après-guerre, l’émancipation des chiites est recherchée dans ce nouveau cadre.
Mentionnons, sur le plan religieux, la tentative en 1959 par le recteur d’Al Azhar Mahmoud Chaltut, « Vatican » du sunnisme, de faire de l’école juridique chiite, ja’farite, la cinquième école juridique reconnue en islam, aux côtés des quatre écoles sunnites (hanafite, malikite, chaféite et hanbalite). Mais cette initiative de rapprochement (taqrib), prise dans l’euphorie du nationalisme arabe montant, fait long feu.
Sur un plan politique, jusqu’à la fin des années 1970, les chiites adhèrent aux idéologies politiques qui dissolvent leur particularisme, celles de l’anti-impérialisme, du communisme et du nationalisme arabe. Désireux de prendre leur revanche sociale, ils sont massivement recrutés dans les partis communistes et de gauche et militent pour leurs droits civils au sein du « mouvement des déshérités » créé par Moussa Sadr en 1974 au Liban. La révolution iranienne de 1979 elle-même utilise une rhétorique anti-impérialiste et islamiste qui se veut universelle, et donc transconfessionnelle. Elle prouve aux islamistes (sunnites comme chiites) que la prise du pouvoir est possible et qu’elle peut être effectuée, y compris avec l’apport d’autres idéologies. C’est le moment où sunnites palestiniens et chiites libanais, mus par une même idéologie nationaliste arabe, unissent leurs forces pour atteindre leurs objectifs politiques durant les années 1980, sous le vocable « Arafat-Khomeini, deux révolutions en une ».
1979, année charnière
Pourtant 1979 marque un basculement : la prétention de l’ayatollah Khomeini de se proclamer chef spirituel de l’islam et d’exporter la révolution à l’ensemble du monde musulman est immédiatement ressentie comme un danger par les pouvoirs sunnites du Moyen-Orient, qui soutiendront l’Irak dans la guerre contre l’Iran. Tout au long de ce conflit épouvantable, les grandes oppositions symboliques entre chiites et sunnites sont utilisées (le martyre de Hussein d’un côté, la conquête arabe de l’Iran de l’autre) comme instrument de propagande et de mobilisation. Pourtant – et même s’il faut bien sûr faire la part de la coercition, considérable de part et d’autre – les chiites d’Irak ne se soulèvent pas davantage que les Arabes (sunnites) du Khouzestan iranien.
Déstabilisée par ce « surgissement » chiite, la réaction sunnite sera multiforme et prendra le visage d’un raidissement doctrinal et moral (c’est l’époque où le salafisme s’épanouit, souvent encouragé par les pouvoirs autoritaires). Dans sa version extrême, cette réaction sunnite, conjuguée à d’autres frustrations de nature politique (défaites du panarabisme et face à Israël, dénonciation des pouvoirs autoritaires soutenus par l’Occident…), donnera naissance au djihadisme moderne, qui prospère d’abord sur le terrain afghan en se conjuguant à l’antisoviétisme. Outre la rhétorique antioccidentale, il se construit aussi comme une réponse sunnite à la volonté de domination chiite née de la révolution iranienne.
Au total, les différences théologiques, réelles, entre le sunnisme et le chiisme sont finalement très peu mobilisées dans les phases de coexistence comme d’hostilité entre sunnites et chiites. Après 1979, les pouvoirs sunnites craignent non pas le chiisme de Khomeini, mais sa volonté d’exporter un islam révolutionnaire universaliste, antioccidental et anti-impérialiste en s’appuyant sur les ressources d’un État. Dans leur réaction à ce projet politico-religieux, ils cherchent au contraire à souligner, pour décrédibiliser l’entreprise aux yeux des sunnites qui pourraient être tentés par le message « califal » de Khomeini, son caractère chiite et iranien. L’opposition sunnites-chiites n’est donc pas le point de départ, elle est le point d’arrivée d’un conflit de légitimités politiques.
La polarisation communautaire : une réalité (auto)entretenue
L’histoire a beau démentir la thèse essentialiste d’une fracture irrémédiable entre les deux grandes familles de l’islam, les quatre dernières années ont montré combien, dans des situations de crise prolongée, les individus tendent à se replier – volontairement ou contraints – sur leur communauté, perçue comme le cadre de protection de dernier ressort. Les exemples en étaient déjà nombreux dans le Moyen-Orient après l’intervention américaine en Irak de 2003. Ils le sont encore plus après les révolutions arabes de 2011.
En Irak, le démantèlement de l’État suite à la débaathification décidée par les Américains en 2003 a conduit à la structuration du champ politique et social sur des lignes communautaires et religieuses. Au nom de leur puissance numérique, les chiites se sont emparés de l’appareil d’État et en ont contrôlé tous les rouages pour exclure la communauté sunnite rendue responsable de décennies d’ostracisme à leur égard. Avant son remplacement par Haidar al Abadi, après le choc de la prise de Mossoul par Daech en juin 2014, le Premier ministre Nouri al Maliki avait achevé d’exclure les sunnites de la formule irakienne.
Les frustrations politiques et sociales des sunnites irakiens, mais aussi syriens, sont naturellement une ressource privilégiée pour les organisations sunnites radicales et Daech : rappelons à titre d’exemple que Zarqaoui, et aujourd’hui Baghdadi conspuent les chiites en les traitant de « réjectionnistes » (rafidha, terme péjoratif désignant ceux qui ont refusé de reconnaître les deux premiers califes sunnites) et considèrent l’ayatollah Sistani comme l’imam « de l’infidélité et de l’apostasie ». Côté chiite, le Hezbollah devient le fer de lance de volontaires (irakiens, notamment, mais aussi afghans) en soutien au pouvoir de Bachar el Assad en Syrie.
Dans ce contexte de peurs communautaires, le potentiel de mobilisation de l’opposition sunnites/chiites est tel que les radicaux sunnites inventent même des chiites là où il n’y en a pas, en leur amalgamant les Alaouites (Syrie), les soufis (Égypte), voire les très sunnites Frères musulmans (accusés de crypto-chiisme par certains salafistes). Inversement, le « chiisme politique », au Levant mais aussi dans la rhétorique iranienne, tend à labelliser comme takfiriste8 toute expression sunnite de réaffirmation face à la poussée politique et sociale chiite dans la région ; les acteurs chiites ont de plus en plus recours à ce terme, dont la charge péjorative effraie les milieux sunnites non radicaux. Il en résulte pour chacune des parties un déchaînement des théories du complot, qui instrumentalisent tous ces fantasmes afin de servir des buts politiques. Ainsi l’on entend dans la région que l’Occident, Israël et les monarchies du Golfe auraient fabriqué l’État islamique pour faire tomber les vrais « résistants » à Israël que sont Bachar el Assad et l’Iran. Ou bien, à l’inverse, que l’Occident a créé Daech comme prétexte pour achever l’asservissement des sunnites et la remise des clés de la région à l’Iran, dans un renversement d’alliances permis par l’indépendance énergétique nouvellement acquise par les États-Unis…
Enfin, au Yémen, les zaydites, considérés comme les chiites les plus proches des sunnites sur le plan doctrinal, ont longtemps délaissé leurs pratiques spécifiques en échange de l’arrêt de leur stigmatisation par les sunnites. Mais, sous les coups de boutoir du président Saleh qui leur fait plusieurs guerres entre 2004 et 2010, et face à un prosélytisme salafiste implanté au cœur de leur fief de Saada, les Houthis (nom de la famille zaydite qui fonde le parti Ansar Allah) finissent par assumer puis revendiquer un chiisme de plus en plus militant et se rapprocher de Téhéran. Cette dynamique autoréalisatrice conduit les Houthis – avec l’aide de leur ancien ennemi Abdallah Saleh – à prendre Sanaa en septembre 2014, puis à tenter de prendre Aden, avant d’être stoppés par l’opération « Tempête décisive » lancée en mars 2015 par les Saoudiens.
C’est cette dynamique autoréalisatrice qui constitue le principal danger pour la région, chaque « confession » étant entrée dans une spirale de plus en plus radicale et éradicatrice à l’égard de l’autre : la polarisation sunnites-chiites se construit sous nos yeux.
Des clivages concurrents
Il reste que la polarisation sunnite-chiite n’est qu’un élément des nombreuses fractures qui affectent le monde arabe et musulman aujourd’hui, et qu’elle n’a pas la même prégnance partout.
Ainsi, elle n’a quasiment pas de pertinence au Maghreb, où les conflictualités ont d’abord à voir avec des tensions entre sunnites, quand il ne s’agit pas de polarisations purement politiques : en Tunisie, entre laïcs et religieux ; en Libye, entre partisans de l’ordre ancien, islamistes dits modérés et djihadistes ; en Algérie, entre le « système » et une jeunesse porteuse de toutes les frustrations, mais peu désireuse de retomber dans la guerre civile ; au Maroc enfin, où se joue l’adaptation du Makhzen aux évolutions politiques et sociales de la société.
Même dans la région du Golfe, où la confrontation avec les chiites est censée être constitutive et existentielle, les monarchies n’adoptent pas toutes la même ligne de conduite, tant s’en faut. Certes la principale puissance, l’Arabie saoudite, dénonce un Iran impérial cherchant à jouer sur les équilibres régionaux par communautés chiites interposées, et semble déterminée à le contenir et le refouler là où c’est possible – d’où son engagement au Yémen. Oman, soucieuse de conserver son rôle d’intermédiaire avec l’Iran, se garde bien d’entrer dans la rhétorique sunnites/chiites. Le Koweït s’est pour sa part doté de lois réprimant la sédition confessionnelle, permettant de traduire devant les tribunaux les excès rhétoriques anti-sunnites ou anti-chiites. Les chiites du Koweït – souvent d’origine persane – sont historiquement partisans de la monarchie sunnite et une partie d’entre eux9 sont placés en tête des ennemis de Daech. De leur côté, les Émirats arabes unis sont certes préoccupés par les visées du voisin iranien auquel l’oppose un conflit territorial sur trois îles depuis trois décennies. Ils n’ont pas moins fait de la guerre contre ce qu’ils perçoivent comme une internationale sunnite transnationale (les Frères musulmans) la toute première de leur priorité bien avant l’Iran et ses prétentions pan-chiites. Quant au Qatar, on se souvient de la formule satisfaite attribuée à l’ancien Premier ministre Hamad Ben Jassem Al Thani sur le modus vivendi trouvé avec l’Iran : « Nous leur mentons, ils nous mentent10. »
La fracture sunnite-chiite est sérieusement concurrencée aujourd’hui par celle qui prévaut entre sunnites et que révèle l’émergence de Daech. Un an après la prise spectaculaire de Mossoul, précédée par une longue préparation avec l’aide d’anciens officiers baathistes irakiens, un savoir commence à se constituer sur ce phénomène djihadiste. Selon les chercheurs interrogés par le Caps, Daech prospère sur deux facteurs.
Le premier est le vide politique ouvert par des pouvoirs qui ont basculé dans une politique sectaire contre la minorité (Irak) ou la majorité (Syrie) sunnite, avec dans le cas de la Syrie un encouragement particulièrement cynique du régime au développement de Daech pour réduire et délégitimer l’opposition civile.
Le second est un vide social : Daech traduit aussi une révolte de classe intra-sunnite, où les élites anciennes sont décriées et combattues au nom de leur compromission avec l’occupant américain (les tribus du « réveil » irakien constituées en bataillons anti-Al-Qaida) et parce qu’elles se révèlent incapables de répondre aux besoins de base d’une population paupérisée et laissée à l’écart du fait de l’absence de politiques publiques (lumpenprolétariat de Tripoli au Liban ou de Zarqa en Jordanie, campagnes syriennes délaissées par Bachar el Assad d’où est partie la contestation de 2011…).
Dans ce contexte, la pertinence d’une lutte inéluctable entre chiites et sunnites et de la priorité qu’il faudrait lui accorder divise les rangs djihadistes. Ainsi, l’organisation terroriste de Ben Laden avait délibérément choisi de ne pas mettre en avant la lutte antichiite par souci de préserver l’unité de l’umma (communauté des musulmans) face à l’ennemi occidental. Elle n’est aujourd’hui pas davantage mise en avant par le groupe syrien Jabhat al Nusra, qui continue de se réclamer d’Al-Qaida. Elle constitue en revanche un élément constitutif de l’anté-Daech, l’organisation Al Tawhid wa al Jihad qu’avait fondée Abou Moussab al Zarqaoui en 2004, qui a été le premier à organiser des mises en scène macabres d’actions antichiites. Aujourd’hui Daech pousse l’exploitation de cette haine à son paroxysme – mais il le fait pour nourrir et non pour nuancer son opposition aux monarchies sunnites du Golfe. L’objectif est bien de délégitimer ces dernières en les présentant comme inefficaces face à l’ennemi chiite.
Enfin, un dernier clivage qui doit être mentionné porte sur le sort à réserver aux autres minorités dans cette région du monde. Cette question a en effet resurgi avec force à l’occasion des bouleversements dans la région et de la contestation des autoritarismes qui se présentaient en garants de la protection des minorités – sans empêcher pour autant leur atrophie progressive. Elle constitue aujourd’hui une vraie ligne de partage entre ceux qui veulent faire subir à ces minorités une nouvelle subjugation (Daech, mais aussi Assad, qui cherche à prendre les communautés chrétiennes en otage) et ceux qui, au Liban ou en Égypte par exemple, se prennent à rêver d’un vrai traitement de cette question par l’établissement d’une citoyenneté partagée par tous.
C’est donc l’ensemble du champ politique au Moyen-Orient qui est traversé par des clivages de toute nature. La seule lecture confessionnelle sous forme d’une fracture sunnite-chiite ne saurait suffire à expliquer, et donc à dénouer les tensions qui prévalent aujourd’hui.
La querelle sous-jacente : Iran-Arabie saoudite
Derrière les chiites arabes, les dirigeants sunnites du Levant et du Golfe voient moins une religion que l’Iran et ce qu’ils perçoivent comme ses aspirations hégémoniques plurimillénaires – d’où la perception d’un « croissant chiite » qui serait utilisé par l’Iran contre ses rivaux arabes sunnites en utilisant leurs populations chiites comme cinquième colonne. De son côté, l’Iran a lui-même le sentiment d’être victime d’un encerclement par l’Occident et ses relais sunnites arabes (et pakistanais). Ces perceptions deviennent autoréalisatrices : les pays du Golfe mobilisent les sunnites radicaux contre l’Iran de manière directe ou indirecte (dans des proportions qui sont sujettes à débat parmi les chercheurs) ; de son côté, l’Iran mobilise les solidarités chiites au service de ses intérêts nationaux.
Les révolutions arabes ont accentué cette tension en lui donnant une dimension presque eschatologique chez les radicaux des deux bords : lecture de fin du monde de la part des Arabes sunnites qui constatent la disparition ou l’épuisement des grandes idéologies et l’effacement des leaders historiques du monde arabe (Nasser, Boumediene, Arafat) au profit des acteurs régionaux non arabes (Israël, Turquie, Iran, voire Kurdistan) ; revanche des opprimés selon l’idéologie radicale iranienne incarnée encore récemment par Ahmadinejad, les chiites étant le fer de lance d’un rééquilibrage antioccidental de l’ordre mondial qui commencera par l’effondrement ou l’affaiblissement des alliés arabes des États-Unis.
Les freins à la machine infernale
Quelle que soit la prégnance des facteurs de tensions décrits plus haut, l’embrasement généralisé du Moyen-Orient régulièrement annoncé par des Cassandre quelque peu pyromanes n’est pas certain.
Il rencontre sa première limite dans la démographie. Il y aurait peu de divisions pour une véritable guerre de religion entre sunnites et chiites au Moyen-Orient : sur une vingtaine d’États dans la région, il n’y en a que cinq (Bahreïn, Koweït, Irak, Liban, Yémen) où les proportions de sunnites et de chiites permettraient d’envisager une longue guerre confessionnelle, deux seulement avec des populations importantes, un seul (Liban mis à part) où le pouvoir est contrôlé par la minorité. Même à imaginer que la guerre de religion déborde le cadre de ces États et mobilise des renforts extérieurs des deux côtés, cela ne rééquilibrerait pas la donne au profit des chiites puisque ces derniers restent ultra-minoritaires au niveau régional. Pour autant, les sunnites ne peuvent en déduire qu’une guerre de religion serait dans leur intérêt, car la puissance iranienne garantirait la résilience des minorités chiites dans les États arabes. Bref, les réalités démographiques ne permettent pas vraiment d’imaginer au Moyen-Orient une transposition de l’affrontement entre catholiques et protestants qui a fait des millions de morts dans l’Europe du xvie siècle.
Ces réalités semblent au moins partiellement intériorisées par les États : malgré les interventions iraniennes en Syrie et en Irak, ou saoudienne au Yémen, il y a jusqu’à aujourd’hui une certaine prudence de l’Iran à utiliser ouvertement le levier chiite comme de l’Arabie à utiliser le levier sunnite. L’un et l’autre semblent conscients des risques : pour l’Iran, de s’épuiser dans la défense de coreligionnaires minoritaires et de devoir renoncer à son message révolutionnaire et universaliste ; pour l’Arabie, de renforcer des radicaux islamistes sunnites dont le régime saoudien est une cible directe en raison de sa relation privilégiée avec l’Occident. Il y a cependant une asymétrie, qui tient en partie aux différences de capacité entre l’Iran et les États arabes : l’Iran n’hésite pas à travers ses services – notamment la fameuse force Al-Qods – à appuyer les chiites arabes sur le terrain, mais il gomme systématiquement la distinction sunnites/chiites dans sa rhétorique ; au contraire, il déploie un « narratif » qui est à la fois antiterroriste et antioccidental/israélien (ce qui place les États du Golfe doublement sur la défensive car l’Iran dénonce ainsi leur complaisance simultanée envers les djihadistes et Israël). Chez les États du Golfe, la situation est inverse : même s’ils cherchent à rassembler leurs capacités opérationnelles à l’occasion de la guerre du Yémen, ils ne disposent pas (encore ?) des services et des milices supplétives qui puissent leur servir de relais efficaces sur le terrain et savent que les groupes islamistes radicaux ne sont pas contrôlables. Par conséquent, la rhétorique saoudienne est davantage tentée de mettre en avant la distinction sunnites/chiites et Arabes/Persans pour tenter de délégitimer l’Iran sur le plan régional en soulignant sa spécificité religieuse et culturelle.
Ces réalités sont également intégrées par les acteurs locaux : la résistance des sociétés arabes à se laisser happer et broyer par l’opposition sunnites/chiites s’est révélée impressionnante. Même après une décennie 1990 où Saddam Hussein avait joué à plein la carte confessionnelle, puis l’invasion américaine de 2003, la débaathification et les violences qui s’en sont suivies, il a fallu plusieurs années pour que le piège « sunnites-chiites » se referme sur la société irakienne. De même en Syrie, la société a résisté longtemps à la polarisation voulue et entretenue par Bachar el Assad entre son régime et les djihadistes sunnites. Dans les situations qui n’ont pas atteint ce degré de violence, il reste possible de prévenir les affrontements par un minimum de dialogue politique (Bahreïn ou le Liban, qui a su contenir jusqu’à présent les retombées confessionnelles du conflit syrien). Le Koweït, où la famille Al-Sabah au pouvoir a dès les premiers jours de l’existence de l’émirat su composer avec les marchands chiites venus d’Iran, bénéficie aujourd’hui du soutien actif de ces derniers qui restent à l’écart du conflit, ce qui constitue un facteur de régulation important. À cet égard, on gardera en tête les images des prières sunnites-chiites, organisées dès le lendemain de l’attentat de juin 2015 contre une grande mosquée chiite à Koweït City, comme pour mieux démontrer combien cette coexistence pacifique est essentielle à la survie de l’émirat.
Au total, alors que la fin des « frontières de Sykes-Picot11 » est régulièrement évoquée pour la Syrie comme pour l’Irak, cette résistance des sociétés les plus brutalisées du Moyen-Orient doit conduire à ne pas décréter trop hâtivement la fin des États dans cette région, où les frontières sont sans doute artificielles, mais pas plus qu’ailleurs. On peut même estimer que la période ouverte en 2011 est moins une remise en cause des États qu’une mise en cause de la confiscation de la question nationale par des régimes discrédités. Les régimes qui se maintiendront – quelle que soit leur forme de gouvernement – seront ceux qui sauront redéfinir leur contrat social de manière à prendre en compte les aspirations des sociétés et les spécificités ethniques et religieuses.
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La réponse au conflit sunnites-chiites ne peut être religieuse, mais doit être politique, dans la mesure où l’on n’assiste pas à une guerre de religion mais à des guerres de communautés instrumentalisées par des États et des acteurs non étatiques. Il reste à savoir quel acteur intérieur ou extérieur est en mesure d’accompagner ce processus de redéfinition acceptable du pouvoir au sein de chaque État – et d’identifier les cas où la coexistence nécessite une décentralisation poussée au sein de chaque État.
Exclure l’explication par un essentialisme sunnito-chiite ne signifie pas qu’il faille se désintéresser du champ religieux. S’il faut replacer l’analyse dans un cadre politique, il est aussi nécessaire d’affiner la façon de « parler du religieux ». Au vu de la dimension eschatologique mentionnée ci-dessus, il convient de se donner les moyens de mieux décrypter les discours sur le conflit sunnite-chiite, en renforçant la connaissance, y compris théologique, sur le sujet, pour mieux sortir des pièges tendus par cette lecture trop simpliste.
Mais l’urgence pour lutter contre cet enfermement dans la spirale communautaire est de pousser les pouvoirs de la région à l’inclusivité. Au demeurant, cette exigence d’inclusion de tous dans l’espace politique et social est aussi la seule réponse possible à moyen terme aux autres tensions qui affectent les États et sociétés du Moyen-Orient. C’est la raison pour laquelle le pragmatisme autant que la morale nécessitent une ligne ferme envers les dirigeants qui divisent et opposent délibérément des segments de leur population pour accéder ou se maintenir au pouvoir, comme le fait Assad en Syrie avec une violence inégalée.
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Ce texte est issu d’un groupe de travail réuni d’octobre 2013 à mai 2014 sous les auspices du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (Caps) du ministère des Affaires étrangères français. On reprend et développe ici les conclusions tirées des auditions de nombreux chercheurs spécialisés, interrogés sur leur perception de la problématique « sunnites-chiites » au Moyen-Orient : Mariam Abou Zahab, politologue ; Joseph Bahout, politologue ; Hamit Bozarslan, historien et politologue ; Laurent Bonnefoy, politologue ; Fatiha Dazi-Heni, politologue ; Jean-Pierre Filiu, historien ; Stéphane Lacroix, politologue ; Jean-Claude Cousseran, ancien diplomate ; Henry Laurens, historien ; Laurence Louër, politologue ; Pierre-Jean Luizard, historien ; Jean-François Legrain, historien ; Sabrina Mervin, anthropologue ; Nabil Mouline, historien ; Loulouwa Al-Rachid, politologue ; Oliver Roy, politologue ; Pierre Thénard, diplomate. Les auteurs remercient ici tout particulièrement Sabrina Mervin et Stéphane Lacroix pour leur relecture attentive.
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David Cvach est ancien directeur adjoint du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (Caps) au ministère des Affaires étrangères ; Brigitte Curmi est chargée du Proche et du Moyen-Orient au Caps. Ce texte ne reflète pas nécessairement la position du ministère des Affaires étrangères et n’engage pas sa responsabilité.
- 1.
Interview du roi Abdallah au Washington Post le 8 décembre 2004 ; interview d’Hosni Moubarak le 8 avril 2006 à la chaîne satellitaire saoudienne Al Arabiyyah.
- 2.
Ali Zakani, membre du Madjles iranien, déclare en septembre 2014 que le Yémen sera la quatrième capitale arabe à rejoindre la révolution iranienne, et que ce succès se prolongera en territoire saoudien. Ali Saïdi, représentant personnel du guide suprême Khamenei au sein des Gardiens de la révolution, déclare en juin 2015 que les frontières de l’Iran s’étendent désormais jusqu’au Yémen, du détroit de Bab el-Mandeb aux rives de l’Afrique orientale.
- 3.
Il n’existe pas de statistiques officielles sur les chiites à travers le monde à cause de la sensibilité de la question confessionnelle en général, au-delà du cas des seuls musulmans (le dernier recensement au Liban date de… 1932 !). On peut néanmoins avancer les estimations suivantes : il y aurait 90% de duodécimains parmi les chiites, estimés à 140 millions dans le monde et 95 millions au Moyen-Orient. Ils sont les plus nombreux en Iran (64 millions) où ils représentent 80% de la population.
- 4.
Fille d’Ali, Zeinab s’est opposée au calife omeyyade Yazid après la bataille de Kerbala (680) qui voit le sacrifice de Hussein, fils cadet d’Ali et troisième imam chiite, face aux troupes omeyyades du calife Yazid. Dans son célèbre discours (khotba) devant ce dernier, Zeinab affirme que le souvenir de Hussein sera préservé (« Vous n’effacerez pas notre mémoire »). Marqueur identitaire très fort, ce discours est devenu une référence du discours politique chiite, fréquemment utilisée par exemple par le chef du Hezbollah Hassan Nasrallah.
- 5.
Clercs de l’islam (littéralement les « savants »).
- 6.
Les Fatimides, chiites, ont régné sur l’Égypte de 969 (fondation du Caire) à 1171.
- 7.
Organisation administrative et prise en charge sociale des sujets non musulmans (et minoritaires) de l’empire. Ne bénéficiant pas d’une reconnaissance juridique, les chiites sont exclus à la fois de la majorité musulmane (sunnite) et du système des millet. Toutefois, le pouvoir, pragmatique, interagit via les grands notables de cette communauté comme pour un millet qui ne dirait pas son nom.
- 8.
Celui qui excommunie ses coreligionnaires.
- 9.
Le shaykhisme est une branche du chiisme duodécimain fondée au xixe siècle. On la trouve surtout dans le sud de l’Irak, dans le Golfe et en Iran. C’est une de leurs mosquées qui a été touchée par l’attentat commis par Daech en juin 2015.
- 10.
Câble Wikileaks du 20 décembre 2009.
- 11.
Rappelons au passage que Sykes et Georges-Picot n’ont pas dessiné des frontières en 1916 mais des zones d’influence qui n’ont été traduites en frontières qu’après la guerre.