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Dans le même numéro

Sur la religion par Rémi Brague

Flammarion, 2018, 256 p., 19 €

mai 2018

#Divers

Certains intellectuels regardent la religion de loin, de biais, ou avec d’infinis a priori négatifs : elle serait au mieux un ramassis de superstitions, au pire un facteur aggravant de violences. Rémi Brague, philosophe, professeur émérite à la Sorbonne et à Munich, la prend au contraire au sérieux, va directement aux textes fondateurs et compare les religions entre elles. Dans ce dernier recueil d’articles refondus, on comprend mieux les raisons de son intérêt pour la religion. Il écrit que la liberté individuelle n’est pas « seulement politique » mais « s’enracine dans un sol plus profond », à savoir « la conception même de Dieu ». Il y a donc une éducation de notre humanité singulière par l’idée que nous nous faisons de Dieu.

Entre le bloc judéo-chrétien et le bloc islamique, que distingue l’auteur, quel est celui des deux qui éduque le mieux à la liberté moderne ? Au sujet de la discussion entre Abraham et Dieu, quand il s’agit de détruire Sodome, l’auteur écrit que, dans le Coran, Dieu « rejette brutalement l’intercession d’Abraham », la juge « inutile » car « sa décision d’anéantir la ville est déjà prise ». Alors que dans la Bible, il s’agit d’une lutte amoureuse pour dire à Dieu qu’il est plus amour que justice et à l’homme qu’il est moins enkysté dans son péché ; dans le Coran, il faut comprendre le surplomb de Dieu et la nécessaire soumission de l’homme. Le Dieu de l’islam « ne révèle pas sa personne mais sa volonté ». Il ne se dévoile pas mais dit ce qu’il veut. En plus d’être une religion, l’islam est un « système juridique », alors que le christianisme est « une religion et rien d’autre » et le judaïsme, une religion et un peuple. La raison humaine sert alors, en islam, à rendre évidente l’existence de Dieu, à authentifier la mission du Prophète et à comprendre que « l’on a intérêt à obéir aux commandements divins ». « Elle est alors incapable de dire à l’homme ce qui est bon pour lui. » Il en va tout autrement pour le bloc biblique : la raison s’accomplit dans la foi (« rencontre de la liberté divine avec celle de l’homme ») et le croyant devra alors « faire usage de sa raison » pour « la connaissance des choses et le choix des actions convenables ». Liberté d’aimer et d’être aimé, liberté de connaître le monde et d’en rendre compte, liberté d’action et de se bien comporter.

Comment comprendre ce constat, fait par l’auteur, selon lequel l’islam ne connaît pas l’équivalent du « baptême », mais seulement une « confirmation » ? Nous savons, avec ­Tertullien, qu’en christianisme, l’homme ne « naît pas chrétien », « il le devient ». En islam, l’homme naît musulman. Le « baptême » n’est pas nécessaire : il suffit de se reconnaître musulman et d’être confirmé. Si « selon l’islam, tout homme est supposé naître musulman », alors l’islam est comme la religion naturelle de l’humanité. Ce que cette universalité humaine a de positif est contrebalancé par les conséquences négatives d’un défaut de reconnaissance considéré comme une « désobéissance vis-à-vis de Dieu ». L’islam interdit l’apostasie pour les musulmans. Pis, il tend à « regarder les adhérents d’autres religions » comme étant des « apostats vis-à-vis de l’islam ».

La Déclaration des droits de l’homme, au fondement des croyances politiques occidentales, suppose que nous naissions tous hommes avant d’être quoi que ce soit – et y compris membre d’une communauté religieuse. L’homme est neutre – c’est ce qui fait son universalité. Si donc l’islam est déclaré « religion innée », il n’admet pas cette séparation ontologique, antérieure à la séparation politique (laïcité), entre le religieux et l’humanité commune. Ceci permet de comprendre l’existence, proclamée au Caire en 1990, d’une Déclaration des droits de l’homme en Islam – et ratifiée par 57 pays – qui dit (article 10) que « l’islam est la religion naturelle de l’homme ».

La théologie est donc aussi une pré-philosophie politique. Pour la religion d’un Prophète qui fut, aussi et en même temps, chef d’État et chef de guerre, le politique et le religieux sont difficilement séparables. Rémi Brague reprend l’idée de Pierre Manent selon laquelle l’empire est la forme politique de l’islam et donc que la nation serait un « inutile doublet de l’umma islamique ».

En somme, tant que nous n’aurons pas établi une discussion serrée entre ces deux blocs religieux, en confrontant les textes et non les intentions ou les vécus, nous en resterons, au mieux, aux vœux pieux. Comment vivre ensemble et non à côté les uns des autres ? Il s’agit du bien commun, de la vie commune et d’un ajustement de tous au « destin commun » de la nation. Amorçons « un dialogue authentique » en nous plaçant « sur le terrain commun de la raison commune », comme Rémi Brague nous y invite.

Damien Le Guay

Damien Le Guay

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