Tanger Med : un pari sur l'avenir du détroit de Gibraltar
Projet monumental visant à accaparer, avec Algésiras, le trafic maritime dans le détroit de Gibraltar, Tanger Med veut se mettre au niveau des plus grands ports internationaux. Mais la construction de digues, la mise en place de zones franches, le déplacement du trafic bouleversent la région. Comment l’avancée économique que représente Tanger Med peut-elle s’accorder avec un immobilisme politique ?
Il y a moins de dix ans, il n’y avait rien sur cette côte, au centre du détroit, à mi-chemin entre Tanger et Ceuta, au bord du petit village de pêcheurs de Ksar-es-seghir.
Rien, sinon une petite plage de deux kilomètres de long, effrangée d’écume, aux pieds du mont Cirrès et non loin de l’autre colonne d’Hercule, le djebel Moussa, encapuchonné de nuages1, de verdoyantes collines et quelques maisons éparses. Avec, au large dans la brume, par-delà les quatorze kilomètres du détroit de Gibraltar, l’Espagne, et les grues du grand port d’Algésiras, en contrebas du sombre rocher, narguant le Maroc resté jusqu’alors en marge de la modernité, surtout dans sa région nord.
Aujourd’hui, les collines ont été décapitées, les habitants ont été déplacés dans un rayon de cinquante kilomètres, huit kilomètres de quais ont été gagnés sur la mer, les plus gros navires porte-conteneurs manœuvrent pour entrer dans un gigantesque ensemble portuaire et se ranger face à des quais munis de portiques de cent cinquante mètres de haut se déplaçant sur des rails et à des grues de quatre-vingts mètres, qui les uns et les autres, lèvent comme des jouets ces grosses boîtes de dix tonnes chacune que sont les conteneurs modernes et les déchargent en quelques minutes à raison de vingt boîtes par heure ; des ferry-boats font la navette incessante entre les deux rives, des cohortes de camions roulent dans les deux sens et des nœuds ferroviaires et routiers relient cet ensemble qualifié de « structurant, portuaire, commercial et industriel » au reste du Maroc, en passant par une multitude de zones franches et de projets de villes nouvelles. La géographie économique de la région tout entière s’en trouve bouleversée.
Un peu plus loin, dans les terres, à Mellouza, une usine Renault a commencé à monter deux cent mille véhicules par an (bientôt le double), pour les exporter via le port de Tanger Med. Elle est d’ailleurs concessionnaire d’un terminal en cours de finition, prévu pour un million de véhicules par an, avec deux postes à quai, reliés par rail aux usines automobiles.
Un défi tenu
Les délais ont été respectés, le pari est d’ores et déjà réussi, puisque, aux côtés du premier port Tanger Med I, terminé en 2007, et entré pour partie en activité en 2008, aux côtés du port passager entré en fonction en 2010, les grues s’activent pour préparer l’extension de ce qui deviendra le deuxième port, Tanger Med II, dont le premier terminal est en voie d’achèvement.
La grande chance de cet ensemble impressionnant est d’avoir un positionnement unique, au cœur des voies maritimes, au croisement des routes nord-sud et est-ouest, dans un détroit emprunté annuellement par plus de cent mille navires. C’est une plaque tournante non seule ment en Méditerranée, mais aussi pour l’alimentation du marché européen et de l’Afrique de l’Ouest, soit plus de six cents millions de consommateurs, avec des marchandises venant d’Asie et du reste du monde. Ce port raccourcit le trajet entre le canal de Suez et l’Atlantique. Plus besoin de déviations pour cette autoroute maritime ininterrompue qui relie désormais l’Atlantique Nord à l’Asie et celle-ci à l’Europe. Lieu hautement stratégique donc, et particulièrement bien adapté pour recevoir une partie du flux du commerce international de marchandises, dont 90 % s’effectuent actuellement par voie maritime2.
D’emblée, pour exister, Tanger Med devait se situer au niveau des standards internationaux les plus élevés de spécialisation, de sécurité, de rendement et de fiabilité et entrer de plain-pied dans la compétition acharnée du commerce portuaire mondial.
Désormais, les ports qui ont effectué leur révolution dans les années 1985-1990 sont tous équipés des mêmes règles de sécurité, de rapidité, de fluidité, édictées par les grandes compagnies d’armement, sous peine de ne recevoir aucun navire. Les maîtres mots sont de réduire les temps d’attente et donc les coûts : ils peuvent aller d’une journée dans un port asiatique à sept jours dans un petit port africain où, par conséquent, personne ne veut plus aller. Pour réussir son pari, Tanger Med devait répondre aux exigences internationales de la performance et de la compétitivité, en symbiose avec le développement de la conteneurisation, de manière à accueillir ces géants des mers qui portent dans leurs flancs jusqu’à quatorze mille conteneurs3, et s’équiper pour charger et décharger ces grosses boîtes avec la plus grande efficacité et la plus grande rapidité. Qu’ils le veuillent ou non, tous les pays qui ambitionnent un développement portuaire doivent s’y conformer.
Car le marché maritime n’est pas captif, les ports se livrent entre eux une grande concurrence pour attirer les armements, et les bateaux vont là où les coûts sont moindres, là où le temps d’attente est le plus réduit, là où les taux de fret sont les plus compétitifs. Pour réussir son pari, Tanger Med devait donc s’aligner sur les plates-formes portuaires les plus compétitives, en général aujourd’hui asiatiques4, et avoir une infrastructure à la hauteur des plus grands standards mondiaux.
Une coopération avec Algésiras
Tanger Med s’est donc donné les moyens d’accueillir les plus grands navires conteneurs du monde, d’attirer les plus grands opérateurs mondiaux d’armement et de se les lier dans de solides partenariats. Avant même d’exister, il est devenu un acteur majeur du Bassin méditerranéen et un port de rang mondial, desservant une vingtaine de services maritimes réguliers, relié à cinquante-six ports internationaux. Pour relever le défi qui lui était lancé, en face, Algésiras a déjà doublé sa capacité, la portant à sept puis à huit millions et demi de conteneurs par an, la même capacité qu’obtiendra au final, vers 2014-2015, l’ensemble des Tanger Med I et II5.
Ainsi, les navires traversant le détroit n’ont plus à faire le détour par Malte, Gênes ou Marseille, déjà amplement supplantés6. D’ailleurs, arguant d’une marque commune du détroit pour tenter d’accaparer le trafic entre l’Asie, l’Europe et l’Afrique de l’Ouest, Tanger Med a signé dès 2005 un accord de partenariat avec le port voisin d’Algésiras, et, en avril 2008, un accord de coopération avec le port de Barcelone, aménageant pour les Catalans une partie de ses zones portuaires7.
La grande aventure a commencé en 2002 avec le lancement du projet en coordonnant administrations publiques et entreprises privées, en intéressant, dès avant la construction, les plus gros acteurs portuaires mondiaux, et en concédant les quais à de grands armateurs pour trente ans8. Ce qui est devenu aussi un standard mondial : non seulement désormais les normes sont dictées par les grandes compagnies, mais, en outre, celles-ci possèdent des concessions qui valent monopole ; les États offrent la structure portuaire mais n’en ont plus le contrôle. Le projet émanant des centraliens, qui étaient alors dominants dans l’administration marocaine, faisait partie de ce qu’ils appelaient « une mise à niveau du pays », un rattrapage économique en quelque sorte. D’emblée, une formule originale de gouvernance a été mise sur pied, avec un conseil de surveillance et un directoire fonctionnant comme une entreprise privée dynamique, ce qu’ils appellent « un mode de management innovant ». Une agence spéciale, appelée Tmsa, a été créée en 2002. Les études et les travaux ont alors commencé, et les fonds ont été réunis avec une extrême rapidité9.
Des digues cyclopéennes
Le premier contrat de construction a été signé en juin 2003 et les entreprises se sont alors attaquées aux premiers quais de Tanger Med I et à la grande digue de protection du port, vitale en raison de la houle et de la violence des vents et des courants dans cette région du détroit. Les travaux, qui ont duré quatre ans, ne sont pas dépourvus de prouesses techniques. Ainsi, la digue cyclopéenne qui protège le premier port et celles qui seront construites par la suite sur le même modèle sont faites de gros caissons de béton assemblés par quatre, partiellement remplis à la hauteur de neuf mètres, puis remorqués alors qu’ils pèsent déjà six mille tonnes sur une digue à talus posée sur les fonds marins. Les caissons sont solidement amarrés dans la mer, puis élevés jusqu’à trente-cinq mètres, soit la hauteur d’un immeuble de dix à douze étages et remplis de sable jusqu’à peser, avec leurs vingt-huit mètres de diamètre et leur superficie équivalente à deux terrains de tennis, quarante mille tonnes chacun. Ces réservoirs, qui dépassent de quatre mètres la surface de l’eau, sont ainsi aptes à amortir l’énergie de la houle. Ils sont au surplus écologiques. Leur superstructure est perforée pour réduire les inflexions et les impacts. Il en faut quarante pour faire un kilomètre de digue, or si Tanger Med I a deux kilomètres six cents de digue, c’est au total neuf kilomètres de digues qui ont été ainsi construits pour les trois ports qui constituent Tanger Med. Le terrain, tant du port que de son arrière-pays, fait en partie de lits fossilisés de rivières, plein de dénivellations, était en argile donc déformable. Il a fallu le renforcer avec des matériaux granulaires compactés. De même les terre-pleins dont quinze kilomètres ont été gagnés sur la mer, sont en blocs de béton empilés les uns sur les autres. Les murs d’accès sont des remblais de terre renforcés et armés pour gagner de l’espace. Le port est aussi construit de manière à résister à des séismes.
Les premières livraisons des quais et des digues de Tanger Med I ont été faites en 2006, et le premier quai de conteneurs est entré en activité en avril 2007, avec une capacité de trois millions de conteneurs par an. En une année, fin 2008, il avait manipulé un million de conteneurs. Aujourd’hui, il est saturé à 70 %. Le premier noyau, livré en 2008, comporte le bassin nautique de Tanger Med I de cent hectares, ses deux terminaux à conteneurs, un terminal routier et la première tranche de la zone franche dite logistique, qui jouxte l’arrière du port. Trois kilomètres de quais entre seize et dix-huit mètres de profondeur pour quatre puis huit navires à quai ont été ainsi construits sur quatre-vingts hectares, équipés de quatre-vingts portiques à roue et de seize portiques à quai, d’une capacité de levage de cinquante tonnes. En 2008 toujours, l’autoroute de cinquante-quatre kilomètres qui relie Tanger Med au réseau autoroutier marocain est inaugurée, avec ses ponts et ses aqueducs surplombant les collines10, le trafic des camions internationaux est ouvert, le second terminal à conteneurs de Tanger Med I est mis en service11, la construction du terminal à hydrocarbures démarre, ainsi que celle du terminal à véhicules et du terminal ferroviaire à conteneurs, le terminal Roro est aménagé, le poste terminal routier est terminé pour trois cent cinquante camions internationaux par jour.
En janvier 2009, la grande plate-forme industrielle de Tanger Med est lancée sur cinq mille hectares adossés au port. En juin 2009, c’est le début des travaux du premier terminal à conteneurs de Tanger Med II qui doit entrer en service en 2014, les projections donnant déjà une saturation du premier port Tanger Med I à un horizon de dix ans. La dynamique de développement est telle qu’il faut déjà anticiper, d’où le colossal chantier qui se prolonge pour cinq millions deux cent mille conteneurs par an, avec deux kilomètres huit cents de quais pour les deux terminaux prévus, quatre kilomètres huit cents de digues et cent soixante hectares de terre-pleins.
Un pont entre les deux rives
En 2010, les travaux du port passager et roulier lancés en 2007 sont terminés. Le port est mis en service : il peut accueillir sept millions de passagers, un million de véhicules et sept cent mille camions par an. Ce port reste géré par l’État marocain, il ne sera pas concédé. C’est le premier port passager et roulier du Maroc. Il est posé sur une plate-forme littorale de onze hectares, avec des terrassements et des murs de soutènement exceptionnels, représentés par soixante-cinq mille mètres de barres d’ancrage, avec des digues de près de trois kilomètres12. Il comporte neuf postes à quai pour accueillir les ferry-boats qui font quarante rotations par jour entre les deux rives, vers Algésiras, Barcelone, Sète, les Canaries, etc. Le temps de trajet normal est d’une heure, entre l’Espagne et le Maroc, mais dans ce qu’on appelle les fast ferry, il peut être réduit à une demi-heure13. De Tanger Med entièrement équipé, les voyageurs peuvent se rendre par rail ou par route dans tout le Maroc. C’est le cas encore cette année d’environ un million de Marocains de l’extérieur venant passer leurs vacances au pays natal ou d’origine.
En 2011, le terminal hydrocarbures, déjà concédé, est entré en activité14, le terminal vrac est en cours de construction, tout comme le terminal ferroviaire à conteneurs (pour une capacité de quatre cent mille par an) sur douze hectares15.
D’ici trois à quatre ans, ce gigantesque ensemble sera terminé. Il aura huit kilomètres de digues au total, autant de kilomètres de quais, mille hectares de terre-pleins et sera appuyé sur quantité de zones franches qui, sur les cartes, essaiment déjà dans toute la région : non seulement les zones franches préexistantes à Tanger, dont le rythme de développement s’accélère au fur et à mesure de la construction de Tanger Med I et II16 (la zone franche dite logistique appuyée à Tanger Med I, sur deux cent cinquante hectares pour commencer, la zone franche de Mellouza – cinq cents hectares – autour de l’usine Renault et pour ses équipementiers) mais aussi des zones franches prévues à Tétouan, à Fnideq, juste au pied de Ceuta, toujours occupée par les Espagnols et qui se trouve donc désormais encerclée, et jusqu’à Fès, voire au-delà.
Ce nouvel acteur maritime mondial, comme se qualifie avec fierté l’ensemble Tanger Med, a d’ores et déjà bouleversé cette région du nord du Maroc, appelée dans l’esprit de ses promoteurs à être un deuxième pôle de développement pour concurrencer celui de Casablanca.
Bouleversements
Mais la région elle-même est-elle désenclavée ? Bénéficie-t-elle du développement qu’on lui a promis en lançant ce qui est un des investissements industriels les plus importants du Maroc moderne ? Les enjeux géographiques et géopolitiques sont majeurs. Sans un arrière-pays porteur, le port ne serait pas complet ni performant, et Tanger Med le sait.
Puisque les ports sont désormais le lieu de développement de régions entières, l’idée est de construire autour, dans l’hinterland, ce que l’on appelle des hubs, à la fois lieux de développement et lieux de connexion et de communication. Tanger Med s’en est donné les moyens en recevant dès sa création la mission de développer avec d’autres partenaires un schéma d’aménagement du détroit et de sa zone.
Les bouleversements de la zone nord du Maroc sont d’abord de communication : quarante-huit kilomètres de voies ferrées relient le port au réseau national17, en attendant la construction du futur Tgv Tanger Rabat et plus tard Tanger Casablanca18, et celles de toutes les bretelles de dérivation et de tous les ponts correspondants. Un nouveau réseau routier et autoroutier de cinquante-quatre kilomètres relie le port à Tanger et au réseau national avec des tronçons sur Tétouan et Fnideq. L’aéroport de Tanger a été étendu et ses dessertes quadruplées depuis 2008.
Outre ces voies de communication, on voit se multiplier, autour de Tanger Med, les plates-formes industrielles, les zones franches, les zones spéciales de développement, qui doivent rayonner jusqu’à Fès pour commencer, et, plus tard, sur le reste du pays, enclenchant une dynamique dont on voit déjà les effets avec l’installation d’entreprises diverses et d’activités annexes. Des centres pour l’accueil des entreprises, des terminaux, des bâtiments aménagés avec un souci d’esthétique19 sortent de terre, et l’on prévoit d’autres aménagements, comme des ports dits secs, notamment dans la petite ville de Ksar-es-seghir. Les pôles de développement prévus sont autour de Tanger, de Tétouan, sur la rocade qui dessert maintenant toute la zone nord du Maroc et le long de la nouvelle autoroute qui relie le port à la ville de Tanger. Toutes ces zones se situent entre un demi et quarante kilomètres des quais.
Des villes nouvelles doivent être construites, notamment autour de la zone industrielle automobile de Renault, la société de Tanger Med, Tmsa, devenue aussi animateur territorial, estimant qu’il ne faut pas grossir démesurément les villes de Tétouan et de Tanger20, cette dernière étant déjà par trop bétonnée. Une volonté de sauvegarde d’un environnement très vulnérable sous-tend l’ensemble du projet. Elle porte déjà sur des canaux de dérivation des oueds. Une ville appelée Chrafate devrait ainsi voir le jour entre Tanger et Tétouan.
Dans ces conditions, Tanger pourrait devenir excentrée, livrée à une urbanisation sauvage et mal adaptée. Pour l’instant, elle est la ville-dortoir des travailleurs et des cadres de Tanger Med. Le restera-t-elle ? Quel est le rôle qui lui est vraiment dévolu dans cette réorganisation et cette expansion de la zone nord du Maroc ? Quel est également le rôle dévolu à Tétouan ?
Et les hommes ? Tanger Med compte entraîner au final trois cent mille emplois, dont cent cinquante mille emplois industriels en 2015-2020, parmi lesquels trente-six mille autour de l’usine Renault et de ses sous-traitants, quarante mille emplois dans les deux zones franches de Tanger, et plus de deux cent mille dans les zones franches autour des ports Tanger Med I et II, sans compter tous les emplois annexes, généralement tertiaires, que ces nouvelles activités devraient créer. D’innombrables mètres carrés d’installations et de bureaux équipés sont offerts aux entreprises. Leur étendue donne le tournis. On parle d’un million de mètres carrés de bâtiments et de deux cents hectares de terminaux aménagés.
De nombreux ouvriers ont déjà été embauchés sur les divers chantiers, et ont été formés par les concessionnaires. Ce sont des ouvriers qualifiés, voire hautement qualifiés, sans oublier les cadres, les pilotes, les gestionnaires, les ingénieurs, mieux payés que dans le privé, ce qui fait bouillir d’indignation les employés des autres secteurs de l’administration. Les conteneurs ont complètement bouleversé la fonction de manutentionnaire et de docker, provoquant des économies de temps, donc d’argent, et un coût de revient très faible. Les sept cents personnes qui, en moyenne, travaillent sur chaque terminal sont considérées comme très performantes. Il leur faut trente-six heures pour décharger avec les grues et les portiques quinze mille conteneurs.
Aux alentours, pour la population relogée, et sur un rayon de quatre-vingts kilomètres autour de Tanger Med, une fondation créée par Tmsa est à l’œuvre depuis avril 2007. Avec un budget de cent millions de dirhams, elle a mis à niveau l’infrastructure scolaire, réhabilité quarante-deux établissements, réalisé du soutien scolaire, alphabétisé quatre mille personnes par des cours du soir, distribué des cartables, établi des bourses d’excellence, construit un lycée technique à Ksar-es-seghir et des collèges de proximité pour les filles privées d’école, aménagé des foyers féminins, des centres de sensibilisation à la santé et des antennes médicales, acheté des ambulances, le tout bénéficiant à quatre-vingt-dix mille personnes.
* * *
Le Tanger Med actuel, non encore totalement terminé, a d’ores et déjà réussi son pari d’être connecté à la fois au monde et à son hinterland. Mais cette « mise à niveau économique », telle que la qualifient les gestionnaires du Maroc actuel, ne peut aller sans d’autres changements en profondeur : le rattrapage industriel induit des changements sociaux qui sont eux-mêmes lourds de changements politiques. C’est l’enjeu du Maroc d’aujourd’hui.
Cet enjeu était au cœur du projet de constitution proposé par Mohamed VI, adopté le 1er juillet 2011 avec des chiffres records, 98 % de oui, et, surtout, 74 % de taux de participation. Au niveau des principes affichés, tolérance, reconnaissance des identités multiples, des langues officielles plurielles, des droits de l’homme, voire du droit à la vie et de la parité des genres, nécessité d’une bonne gouvernance, liberté de culte, etc., ce texte semble réaliser les promesses de mises à niveau, idéologiques tout au moins. Mais ce n’est pas le cas en matière de partage des pouvoirs, lesquels restent largement détenus par la monarchie. Là, la mise à niveau reste espérée, d’autant que de larges pans de ce texte renvoient à des lois organiques qu’il faut élaborer et voter, ce qui demandera des années.
La constitution de 2011 est donc encore un texte en devenir. Mais il faut surtout souligner l’absence d’une demande des corps constitués et des partis politiques, qui ont décidé en majorité de faire voter oui pour ce texte qu’ils n’avaient même pas réclamé et dont ils semblent satisfaits. En raison de cette défaillance de la représentation populaire, le Maroc est donc toujours en transition vers une monarchie parlementaire et vers une démocratie moderne, et le hiatus reste réel entre des réalisations économiques importantes comme celle de Tanger Med et la réalité politique du pays.
- *.
Journaliste et écrivain.
- 1.
Voir Zakya Daoud, Gibraltar croisée de mondes et Gibraltar improbable frontière, Paris, Éditions Seguier, 2002.
- 2.
Le taux atteint 95 % pour le trafic marchandises du Maroc. Au plan mondial, le trafic portuaire a été multiplié par cinq entre 1950 et 1990 et encore par cinq ou plus de 1995 à 2000 ! La moitié du trafic mondial se fait par l’océan Atlantique, l’autre moitié par l’océan Pacifique.
- 3.
En fait, les plus gros navires actuels transportent douze mille conteneurs, et la majorité en portent entre cinq cents et trois mille. Quinze millions de conteneurs circulent désormais dans le monde, véhiculant plus de huit milliards de tonnes de marchandises par an. La révolution des conteneurs, qui a produit des gains de productivité considérables, a produit autant d’effets en moins de trente ans que les évolutions des deux siècles précédents. Voir Pierre Gras, le Temps des ports, Paris, Tallandier, 2010. Les ports sont devenus le laboratoire du xxie siècle, ainsi que l’avait d’ailleurs prévu Fernand Braudel, dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme xve-xviiie siècle, Paris, Armand Colin, 1979. « Les centrages et recentrages, disait-il, se sont toujours effectués au bénéfice des ports. »
- 4.
Dans la nouvelle hiérarchisation des ports depuis la révolution technologique des conteneurs, la libéralisation des échanges et la spécialisation des activités portuaires, les modèles aujourd’hui sont autant Dubaï que Singapour. Actuellement, dans la hiérarchie des plus grands ports mondiaux, il y a un Européen pour sept Asiatiques. Les ports sont devenus de grands complexes industriels, comme Rotterdam ou Shanghai, et on les construit désormais hors des villes enclavées d’autrefois. Voir l’article d’Olivier Mongin dans ce numéro, p. 55.
- 5.
Les deux ports conteneurs de Tanger Med et d’Algésiras, d’une capacité totale de quinze à dix-sept millions de conteneurs par an, visent à se hisser aux premiers rangs mondiaux et à accaparer l’ensemble du trafic qui passe par le détroit.
- 6.
En un an, Tanger Med avait déjà dépassé de 30 % l’activité des ports de Gênes et de Marseille.
- 7.
Sur 50 000 m2 dans les zones franches portuaires.
- 8.
Les vingt plus gros armateurs mondiaux contrôlent 80 % du trafic. Ils ont multiplié par huit leurs activités depuis la révolution portuaire des années 1985-1990 qui a vu quintupler les activités portuaires. Le gigantisme des navires et la hiérarchisation des ports de transbordement modernes sont allés de pair avec la forte concentration des armements.
- 9.
Y participent le fonds Hassan II, les grandes banques et sociétés d’assurance marocaines, le Fadès (pour huit cents millions de dirhams), des fonds d’Abu Dahbi. Au total, l’investissement sera en fin de parcours de trois milliards d’euros. Les concessionnaires ont pris en charge les équipements portuaires. L’État marocain a investi quant à lui plus de vingt milliards de dirhams dans les infrastructures, essentiellement routières et ferroviaires, pour relier le port à son hinterland, soit quelque six milliards par an de 2003 à 2013.
- 10.
Le coût en est de quatre milliards de dirhams.
- 11.
Les infrastructures de Tanger Med I représentent quatre cent cinquante millions d’euros et les investissements publics cinq cents millions d’euros.
- 12.
Investissement avec les quais et les terre-pleins de 1 627 millions de dirhams.
- 13.
Pour l’instant, il reste encore au vieux port de Tanger ville quatre rotations par jour sur Tarifa, qui, quand ce port sera transformé en marina et en port de plaisance pour paquebots de croisière, comme il en est question, seront elles aussi transférées sur Tanger Med.
- 14.
Il comporte un stockage de 518 000 m3, une aire de stockage de douze hectares, un ou deux postes à quai. Mais il y a aussi un poste pétrolier auprès des terminaux de conteneurs. Les visées de cet ensemble concernent le soutage des navires en escale et en off shore, l’importation des produits raffinés et leur transbordement. Cet ensemble est concédé à un consortium.
- 15.
Pour quarante et un millions de dirhams.
- 16.
Créée en 1999, relancée en 2006, cette zone franche autour des nœuds ferroviaires de Tanger, dite Tfz, qui pourrait donner du travail à quarante mille personnes, a vu ses activités multipliées par trois depuis le lancement de Tanger Med.
- 17.
Coût de trois mille cinq cents millions de dirhams. Une voie de quarante-six kilomètres reliant Tanger à Tétouan est en cours de construction.
- 18.
Lancé avec l’aide de la France et de la Banque européenne d’investissement (60%) pour vingt milliards de dirhams. Fin 2015, ces villes seront reliées à Tanger Med en une heure et demie maximum. Ce projet de Tgv est contesté par plusieurs associations qui le jugent coûteux et inadapté.
- 19.
Ils ont été confiés au cabinet de Jean Nouvel, architecte conseil, garant d’une charte d’architecture et d’aménagement de toute la zone.
- 20.
Plus d’un million d’habitants, avec une urbanisation rampante et incontrôlée. Le rythme de développement actuel de Tanger et de Tétouan est déjà trop rapide pour être maîtrisé. Dans les projets actuels, Tanger, avec sa marina et son port de plaisance, a une vocation essentiellement touristique.