Adieu l'Église, bonjour l'erreur !
Controverse
Adieu l’Église, bonjour l’erreur !
« Adieu au catholicisme en France et en Europe ? » Tel est le titre de l’article d’introduction à un récent dossier d’Esprit1. Mon ami Jean-Louis Schlegel dresse un état des lieux accablé et accablant. Le point d’interrogation semble de pure forme, comme on baisse d’un ton dans la maison de l’agonisant qui est seul à penser qu’il reverra le printemps. Certes, on reconnaît que « le cadavre bouge encore », mais l’acte de décès est déjà rédigé, le faire-part annonçant les obsèques de l’Église imprimé.
Le désaccord dont la rédaction d’Esprit a l’élégance d’accueillir ici l’expression est aussi net qu’étonné. Étonné d’abord parce que l’auteur semble à chaque instant toucher du doigt, mais pour les écarter d’un coup de plume faussement négligeant, les objections qu’il est trop fin observateur pour ne pas se formuler à lui-même. Étonné ensuite parce que celui qui lui répond maintenant appartient à la même famille. Celle, pour le dire vite, des héritiers de Mounier, de Vatican II reçu au biberon, du christianisme social. Mais un commun héritage ne nous dispense pas d’un devoir d’inventaire.
Le monde séculier et ses déconstructions
L’erreur première consiste à faire comme si la crise du catholicisme – car s’il n’y a pas que déclin, il y a bien crise – pouvait se comprendre en soi, comme un événement soumis à de pures logiques internes. Il est singulier qu’un tel parti soit adopté par ceux-là mêmes qui reprochent à l’Église de ne pas assez « s’ouvrir au monde », et veulent la « réinsérer dans la culture des hommes de ce temps ». Restons ici dans le cadre français, le domaine de la « fille aînée de l’Église ». Tous nos observateurs ont noté depuis belle lurette la déshérence de l’école, l’éclatement de la famille, sans parler de la situation particulière de l’armée. Oui, l’Église semble trembler ces temps-ci sur ses bases. Mais les piliers de la République laïque vacillent à leur tour, et plus fortement. Jean-Louis Schlegel mentionne, mais en évitant soigneusement d’en tirer la moindre conséquence, la « faiblesse démocratique », et les « incertitudes de la laïcité » – et il aurait pu ajouter la crise de l’État lui-même, dont les contours se dissolvent dans les ensembles flous et paradoxaux de la mondialisation, de l’Europe et des divers particularismes. Par rapport à toutes les institutions que l’on vient de citer, l’Église catholique jouit de deux avantages relatifs : elle a l’expérience de la résilience, ayant survécu à plusieurs siècles de déconstruction politique, symbolique et intellectuelle, et elle est peu ou prou la seule à demeurer assurée sur le long terme de son « pourquoi ».
Mais Jean-Louis Schlegel voit l’Église à part en tant qu’institution dispensatrice de sens. C’est la considérer d’un point de vue trop clérical. Car justement, et depuis plusieurs siècles, l’école, les partis politiques, l’art, la littérature même2 ont prétendu se substituer à elle sur ce registre-là et, après avoir semblé triompher, sont entrés à leur tour dans une crise extrêmement profonde. On a suffisamment noté le dépérissement de l’idéologie du progrès, laïcisation de l’espérance chrétienne qui a dominé deux siècles de débats. On regrettera de ne pouvoir aborder ici la question de la science3, marquée par un déclin notable des vocations (même si les scientifiques peuvent se marier, à ma connaissance). Relevons très vite et de manière éclectique les interrogations bioéthiques ou écologiques, le déclin de la médecine humaniste, les doutes sur les nanotechnologies, les destructions d’emploi liées au progrès technologique, etc. Le devenir du catholicisme ne peut se comprendre en dehors de celui de l’ensemble de nos représentations collectives. Il faut penser la décatholicisation de notre société comme l’une des formes de la déculturation volontaire de l’Occident et la mesurer à cette aune. Pour le dire d’une manière un peu brutale, ce qui frappe, dans une telle perspective, c’est que le catholicisme – donné pour mort depuis déjà plusieurs siècles – est toujours là, faible sans doute, mais vivant pour ainsi dire sous le cadavre en décomposition de ses ennemis symboliques.
Une contre-stratégie ?
La deuxième erreur consiste à marteler que le déclin annoncé serait précipité par la stratégie « d’autoconservation » adoptée par Benoît XVI4. Pour autant qu’on puisse la résumer en une phrase ou en un adjectif, admettons que la politique du pape Ratzinger soit fondamentalement conservatrice, qu’elle récuse toute « réforme » (même si la réforme, ici encore de manière très significative, semble se résumer à celle du clergé). Admettons qu’elle consiste essentiellement à souligner et à sauvegarder les articulations fondamentales du catholicisme pour tenter d’éviter une dissolution finale dans la crise culturelle que nous venons d’évoquer. Il est beaucoup trop tôt pour savoir si cette stratégie peut porter ses fruits. D’abord, parce que le devenir culturel de l’Europe est plus que jamais incertain. Ensuite, parce qu’un échec à court terme (ou une incompréhension de la visée, ou une impopularité du médecin qui s’obstine à appliquer un remède de cheval) ne préjuge en rien des résultats à plus longue échéance.
On peut penser que les options fondamentales du pontificat enferment davantage encore l’Église dans sa condition ultra-minoritaire. Mais il semble tout aussi possible qu’une telle stratégie préserve les conditions mêmes d’un renouveau ultérieur. Quand cela, demandera-t-on ? Mettons qu’après le dépérissement définitif (et imminent) du catholicisme d’habitude et de multitude qui continue à marquer le paysage de ses ruines et de ses nostalgies et à focaliser à retardement l’attention des observateurs, après même le temps des repentances et des autoflagellations, apparaîtra enfin le vraiment neuf, autrement dit un catholicisme profondément rajeuni et non pas racorni, un catholicisme de choix. Plus encore, peut-être, si le processus de déconstruction des normes aboutit à une société toujours plus émiettée et désarticulée, à laquelle il sera nécessaire d’offrir de nouveau le recours au sens, au sacré et à l’absolu que l’on aura gardé sous la cendre des relativités contemporaines. Un tel pari, en tout cas, se défend. Il gagnerait au moins à être discuté en regardant précisément où se situent les renouveaux. Sans tomber à notre tour dans la caricature, relevons tout de même que, du côté des jeunes catholiques ou des nouveaux catholiques qui demandent le baptême, c’est plutôt ainsi qu’on entend les choses.
On ne peut d’ailleurs raisonner comme si le modèle d’un christianisme de plus grande « ouverture » (mot-valise, à fouiller un jour pour voir ce que nous avions mis dedans) n’avait trouvé nulle contrée où s’expérimenter. L’anglicanisme est en train d’imploser après avoir marié ses prêtres, ordonné des femmes, élevé à l’épiscopat des gays et chanté sur tous les tons la sécularisation heureuse. S’étant ainsi rendu aimable et politiquement correct, il n’en a tiré aucun profit, c’est le moins que l’on puisse dire. Dans les pays du Nord, l’ordination d’évêques luthériennes lesbiennes – prenons cet exemple récent comme une parabole – signale une singulière mutation. Que l’on sache, les temples de ces pays ne se sont guère emplis ces derniers temps. Moins, en tout cas, que les supermarchés. Bref, un tel modèle, disons à gros traits celui du protestantisme libéral, a plutôt précipité le christianisme sous le rouleau compresseur du matérialisme lui aussi libéral. Si l’on jette encore un coup d’œil au catholicisme belge ou néerlandais, en triste état, on voit que le succès du modèle réformiste n’est pas chose si évidente.
Sinon artificiellement, on ne peut davantage opposer des « identités claires et affichées » à une « Église ouverte et fraternelle au monde » et postuler que d’une telle Église on aurait fait son deuil par « l’oubli de Vatican II » – quand Vatican II est partout vivant dans le catholicisme contemporain, ses rites, son rapport au monde, son rapport aux autres. Certes, voilà qui, sans doute, offre une commodité rhétorique et règle d’avance le débat. Mais on n’est pas obligé de tomber dans un piège aussi grossier ! Comme si les identités étaient obligatoirement closes. Comme si la fraternité obligeait à taire ou à masquer ce que l’on est et à bénir tout ce qui passe et se proclame neuf. C’est faire bon marché de l’évolution même de notre culture, et de son aspiration à l’authentique, aspiration qui repose sur le paradoxe d’un déracinement complet. Ce déracinement se traduit par une forme de nostalgie parfois réactionnaire, parfois superficielle, mais aussi par la prise de conscience d’un nécessaire retour à des valeurs et des « matières » authentiques, pour ne pas dire écologiques : le bois au lieu du béton, le coton ou le lin et plus le nylon, le bio et pas les ogm – ou encore, à l’orchestre, les instruments baroques.
La récente disparition de Jean Ferrat a remis au goût du jour sa chanson la plus célèbre, La Montagne, chant du cygne de l’espérance progressiste : « Ils quittent un à un le pays/Pour s’en aller gagner leur vie/Loin de la terre où ils sont nés/Depuis longtemps ils en rêvaient/De la ville et de ses secrets/Du formica et du ciné. » Or le catholicisme en est parfois resté à la logique du formica. Il a remisé comme tout le monde sur le tas de fumier ses oripeaux « poussiéreux ». Il a vaillamment troqué des formes « archaïques » pour la chansonnette participative. Cette logique est aujourd’hui agonisante non pas en raison d’une reprise en main, mais parce qu’elle se heurte aux besoins nouveaux, exprimés notamment par les jeunes urbains catholiques ou attirés par le catholicisme. Ces besoins se formulent assez simplement en termes d’intériorité, de contemplation, de silence, de durée, de signes. Ces valeurs refuges sont-elles si aisément condamnables en une époque saisie plus qu’aucune autre par le bruit publicitaire, l’obsession de l’innovation et l’excitation permanente ? Elles n’expriment pourtant pas nécessairement un refus de la fraternité et de l’ouverture au monde, tout au plus peut-être une méfiance vis-à-vis de formules devenues creuses.
Ce que l’Église apporte de neuf
La grande nouveauté est d’ailleurs là, dans l’émergence d’un catholicisme plus clairement identifié mais pas identitaire, relié à son héritage, et qui se montre plus critique non pour défendre mais pour mieux épouser, au contraire, les vraies inquiétudes de notre époque. Ce déplacement-là échappe totalement au dossier d’Esprit. Ce qui peut se pardonner, car il est véritablement ce qu’il y a de nouveau. Mais les signes existent, et l’on en citera ici deux parmi tant d’autres, pris dans deux registres différents : la Radical Orthodoxy, le courant anglicancatholique d’origine britannique qui renouvelle la théologie sociale autant que la réflexion liturgique5, ou l’Appel des intellectuels catholiques publié par La Vie lors de l’affaire Williamson, appel rassemblant pour la première fois des personnes situées sur tout l’échiquier idéologique ou ecclésiologique.
Jean-Louis Schlegel connaît de près les controverses conciliaires et plus encore les déchirements postconciliaires. Il ne peut donc ignorer que l’article célèbre de François Roustang, « Le troisième homme », qu’il évoque à l’appui de ce que l’on n’ose appeler une forme de nostalgie réformatrice, dit à peu près le contraire de ce qu’il lui fait dire. La grande intuition de Roustang (en octobre 1966), qui lui vaudra alors de graves ennuis et précipitera sa rupture avec l’Église, est précisément celle du « ni-ni ». « Une masse de chrétiens, devant les changements rapides et profonds qui ont eu lieu, ont acquis une liberté personnelle qui ne les situe pas davantage parmi les conservateurs que parmi les réformistes », notait-il. De fait, ni le conservatisme moisi ni le réformisme actif n’empêcheront le triomphe d’un « troisième homme » profondément indifférent au discours et aux références chrétiennes. Au fond, Vatican II, aggiornamento nécessaire, est arrivé un siècle trop tard. L’Église a répondu vigoureusement à une question qui ne se posait plus. Ce que Roustang ose écrire dans la revue jésuite Christus en pleine euphorie conciliaire, c’est que la querelle des Anciens et des Modernes est vaine. Ni le traditionalisme ni le modernisme (ni le « traditionnisme » qu’évoque Jean-Louis Schlegel) ne sont de nature à répondre au problème culturel qui se cristallise dans le cultuel.
À cela, sans doute, un pontificat ne peut pas grand-chose – sauf à prêter à la papauté des pouvoirs quasi miraculeux, ce qui serait paradoxal lorsque l’on se veut un critique intransigeant du papisme. La problématique véritable se situe bien en amont. C’est celle de la suspension de la morale que la culture occidentale s’est imposée en réaction aux guerres de religion. Nous avons remplacé la tranchante vérité par l’émolliente utilité et la transmission par l’autodétermination. Le libéralisme a-moral achève son long cours de dissolution des appartenances pour laisser l’individu seul, privé de repères et de bornes. Son modèle se décline désormais sous sa forme libertaire dans tous les domaines de la vie sociale et ne faiblit guère dans un autre ordre, celui de l’économie et de la finance, soumises à plusieurs décennies de dérégulation. Certains commencent à voir, à bien des indices, à quelles extrémités orwelliennes la jonction du libéralisme économique (de droite) et du libéralisme sociétal (de gauche) nous conduit6. Le rapport 2009 du Secours catholique montre à quel point l’éclatement des familles se traduit par des formes de précarisation grandissantes. Un peu partout en Europe, l’éclatement des repères et des transmissions se traduit par des recompositions populistes accompagnées d’exclusion et de racisme.
Il est tentant mais superficiel de dénoncer comme un nouvel intransigeantisme le discours résolument critique de l’Église catholique face à cette idéologie à peine voilée qui combine le culte du Marché avec la pensée antiautoritaire et se refuse à toute régulation et toute limite. Ne peut-on y voir, à l’inverse, le signe même de la vitalité intellectuelle, politique et spirituelle du catholicisme, sa fonction non pas contre-révolutionnaire mais contreculturelle7 ? L’Église catholique est la dernière force résistant de manière cohérente à un système qui veut tout rendre « flexible » – le travail et l’économie, la vérité, la famille, la vie elle-même – pour mieux nous vendre tout ce qui, jusque-là, était soit gratuit, soit indisponible. Elle occupe ici une position non pas passéiste mais avancée, donc en effet très exposée.
Jean-Pierre Denis
Directeur de la rédaction de l’hebdomadaire chrétien La Vie
Un volontarisme de l’espérance
Je remercie Jean-Pierre Denis pour la franchise de sa réaction. Ne désirant pas empiler la controverse sur la controverse, je me contenterai de quelques brèves remarques.
Ses reproches s’apparentent par moments à des imputations sans preuve : mes réflexions procéderaient entre autres d’un oubli de la crise générale des institutions, d’un cléricalisme à rebours, d’un libéralisme qui va dans le mur. Je n’aurais pas traité de la « crise de tout » et de ses répercussions sur l’Église. Mon erreur serait ne pas avoir replacé l’Église catholique dans un ensemble plus vaste, celui d’une société où beaucoup d’institutions sont en crise. Soit – bien qu’il y ait à dire sur une critique qui insiste sur « ce que vous n’avez pas dit ». Mais c’est la forme rhétorique de son objection, très en vogue chez les responsables d’entreprise en difficulté, qui laisse pantois : « Ça va mal, mais d’autres aussi, et nos concurrents directs en particulier sont en mauvais état, voire se trouvent dans une situation pire. » Cette rhétorique du dépit n’est guère crédible. Sur le fond, l’assertion selon laquelle « l’expérience de la résilience » de l’Église et « l’assurance de son pourquoi » – deux prétentions anciennes présentées avec des mots nouveaux et censées fonder l’avenir – lui assurent par rapport aux autres un avantage décisif me laisse perplexe : je me demande si l’Église catholique a appris autant qu’elle le devrait de son histoire tourmentée ; et la question « pourquoi l’Église ? » fait aujourd’hui et depuis longtemps l’objet de légitimes questions, théologiques et autres, mais surtout l’« assurance à long terme de son pourquoi », comme d’autres affirmations de vérité, est soumise à la rude question de sa crédibilité.
Jean-Pierre Denis voit l’avenir dans un « catholicisme de choix » après « le dépérissement du catholicisme d’habitude et de multitude ». Ce sera aussi un catholicisme de résistance à la dilution et à la dissolution du sens, des normes, des valeurs, du sacré et de l’absolu. Ce sera donc un catholicisme de « volontaires », pour parler comme les sociologues d’autrefois quand ils définissaient les marqueurs des sectes. Je veux cependant croire volontiers, même si ce volontarisme de l’espérance s’apparente à de la méthode Coué pour croyants, que l’évolution ne va pas vers la secte catholique, mais que les renouveaux à venir réuniront et l’identité et la fraternité, l’authentiquement neuf (ou le neuf authentique) et l’héritage… Une déception naît dès les exemples donnés, « parmi tant d’autres », du renouvellement déjà en cours : une pétition d’intellectuels de gauche et de droite, en janvier 2009, à propos de l’affaire Williamson (l’évêque intégriste négationniste qu’on craignait de voir réintégré dans l’Église) et un courant théologique anglo-saxon connu sous le nom de Radical Orthodoxy, dont les positions politiques et religieuses ressemblent à s’y méprendre, sous un habillage nouveau, à l’intransigeantisme et à l’intégralisme catholiques les plus avérés8. J’aurais aimé qu’aux besoins des générations nouvelles, qui « se formulent assez simplement en termes d’intériorité, de contemplation, de silence, de durée, de signes », Jean-Pierre Denis ajoute le goût de la raison, de la pensée, de la formation intellectuelle. Mais ce souhait relève sans doute d’une grande illusion.
Le malentendu le plus grave entre nous tient peut-être à ceci : en réalité, je ne traite pas de la « crise de l’Église », aussi ancienne qu’elle et constitutive de la compréhension du christianisme dès le Nouveau Testament, mais plus modestement d’une société (Église) bloquée par l’absence de réformes. Celles-ci – sortir d’un centralisme contre-productif (dont le pape actuel paie les frais), repenser le statut des prêtres, des femmes, la distribution de la parole et des sacrements… – n’auront ni la simplicité de réalisation ni l’efficacité fulgurante que Jean-Pierre Denis croit devoir attribuer à mes propos. C’est un grand risque que de réformer : en politique française nous en savons quelque chose… En revanche, la fresque de l’apocalypse moderne selon Jean-Pierre Denis, où l’Église catholique succombe pour, en fin de compte, triompher quand même de ses ennemis (les « Bêtes » ou les « Dragons » des deux, trois derniers siècles à nos jours, qu’il énumère sans surprise) est un grand récit, une fiction qui peine à convaincre. Il se pourrait que ce story telling soit nécessaire pour se donner du cœur et continuer le combat, mais il y en a d’autres possibles, plus nuancés et plus justes peut-être.
En fin de compte, ma réticence la plus forte vient de l’Église comme contre-culture, ou dans un rôle prophylactique face aux dérives des sociétés. Le refus critique, oui. L’écart individuel des croyants libres, oui. La « liberté du chrétien » comme on disait autrefois, sans doute. La participation aux raisons de vivre de la communauté sociale et politique, certainement. Mais peut-on s’auto-décréter contre-culture ? La prétention à former, comme corps, une contre-société me paraît à tous égards – théologique, sociologique…– dangereuse. Dangereuse pour les membres de l’Église, privés de l’invention de leur résistance ou de leur consentement. Dangereuse à porter comme telle par une institution, car elle se heurte frontalement à la crise de confiance qui affecte toutes les institutions de vérité, sommées de rendre des comptes : à certains égards, le plus désespérant dans la clameur actuelle autour de la pédophilie, ce n’est pas la faiblesse de la communication de l’Église ou sa non-habileté à y répondre, mais plutôt le manque de crédibilité né de l’écart entre le discours de la rigueur et la pratique réelle. Cette prétention est dangereuse aussi, finalement, par ce qu’elle présuppose : le monde, où Dieu s’est incarné, devient le symbole pluriel du Mal auquel résistent l’Un et le Bien incarné par l’Église. Une vieille histoire, avec laquelle il importe de prendre distance. « Résistance et soumission » (Dietrich Bonhoeffer), sans chemin préalable indiqué, me paraissent plus capables de signifier la différence chrétienne là où elle doit exister.
Le libéralisme, puisque libéral je suis, mériterait une critique autre que celle du « compte de résultat ». Le raisonnement de Jean-Pierre Denis ressemble ici étrangement à celui des intégristes (dont il n’est certes pas), qui accusent le libéral – selon eux – concile Vatican II d’avoir détruit l’Église. Mon libéralisme m’inciterait plutôt à prôner une Église catholique plurielle, à la hauteur de la demande spirituelle et religieuse multiple qui remonte de la société aujourd’hui, plutôt que de se croire « la dernière force résistant de manière cohérente à un système qui veut tout rendre “flexible” ».
Jean-Louis Schlegel
Coup de sonde
Le génocide au Rwanda, vu de l’intérieur et de l’extérieur
D’avril à juillet 1994, le Rwanda a connu un génocide au cours duquel la plupart des Tutsi qui vivaient à l’intérieur du pays ont été massacrés, ainsi que des milliers de Hutu, considérés comme des « complices » pour leurs relations, leurs convictions ou tout simplement leur répugnance à l’égard de cette entreprise d’extermination raciste. Si cette tragédie n’avait été qu’un conflit interethnique parmi d’autres, on n’en débattrait plus et les passions ne resteraient pas aussi vives.
Cette crise majeure a suscité une foule d’ouvrages, consacrés à sa préparation politique et médiatique, à son déroulement, à son traitement judiciaire et enfin, très souvent, aux implications étrangères. Chaque année vers avril – le mois des commémorations – les publications se multiplient. Deux études ont retenu notre attention : l’une, publiée en avril 2008 par l’historien rwandais Jean-Paul Kimonyo à partir d’un doctorat soutenu à Montréal en 2003, apporte un éclairage novateur sur les logiques sociales et politiques internes qui rendent compte de la dimension « populaire » des tueries ; l’autre, sortie en français en avril 2010, mais issue d’enquêtes menées pendant des années par la journaliste britannique Linda Melvern, analyse de manière incisive les responsabilités internationales.
La participation au génocide
Les conditions de la mise en œuvre des massacres sur le plan local ont été trop peu étudiées. On se contente le plus souvent de l’identification de quelques responsables : les dirigeants du gouvernement « intérimaire » dit « des sauveurs » (celui du président Sindikubwabo et du Premier ministre Kambanda) et le colonel Bagosora, le maître officieux de l’armée depuis le véritable putsch qu’il mène dès les 7 et 8 avril 1994. L’historienne américaine Alison des Forges, dans l’enquête collective qu’elle a publiée en 1999 (Aucun témoin ne doit survivre9), avait bien montré la nature de ce coup d’État mené par les extrémistes hutu, tout en posant aussitôt la question du passage de cette « prise de contrôle » à Kigali à « l’expansion du génocide » à travers le pays au cours des premières semaines d’avril. Pour interpréter ce succès de l’option génocidaire, peut-on se satisfaire d’affirmations sur la « passivité » ancestrale des Rwandais ou, pire encore, d’hypothèses suggérant que « les Hutu » (dans une vision glo-balisante) n’auraient été que les pions de provocations du Front patriotique rwandais (Fpr), voire d’un complot international, et que, tels des barbares inconscients, ils étaient prêts à tout moment à se transformer en assassins ? Dans notre pays, ce fut en fin de compte la thèse de l’équipe de l’ancien juge antiterroriste Bruguière et de ses relais dans les médias.
À propos de…
• Jean-Paul Kimonyo, Rwanda. Un génocide populaire, Paris, Karthala, 2008, 535 p.
• Linda Melvern, Complicités de génocide. Comment le monde a trahi le Rwanda, Paris, Karthala, 2010, 460 p.
L’ouvrage de Jean-Paul Kimonyo étudie les processus concrets qui articulent les violences, en portant l’attention sur la société rwandaise elle-même, sur son histoire depuis le milieu du xxe siècle, sur les ressorts de la haine qui a rendu possible le conditionnement aux thèses mortifères de « l’autodéfense » du « peuple majoritaire hutu » contre « une clique de féodaux » infiltrés dans le pays tels des « cancrelats ». L’habileté des médias racistes tels que le magazine Kangura ou la radio Rtlm, diffusée depuis février 1994 sur tout le territoire national, ne suffit pas à expliquer pourquoi tant de gens ont tué ou laissé tuer leurs voisins.
L’auteur s’appuie sur deux exemples précis, les préfectures de Butare et de Kibuye, au sud et à l’ouest du pays (et plus précisément les communes de Kigembe et de Gitesi), des régions qui étaient très éloignées du front de la guerre civile opposant l’armée officielle et les maquisards du Fpr. Nous avons ici une étude locale du génocide fondée sur de réelles enquêtes de terrain, sur des archives communales, et donc sur des sources, orales ou écrites, de première main recueillies sur place.
Le problème est en effet de comprendre la singulière rapidité du génocide des Tutsi. Dans un pays très faiblement urbanisé et même sans villages, qui ne disposaient ni d’une technique industrielle de mise à mort, ni d’une logistique de transport performante, plus d’un million de personnes ont été, en moins de trois mois, éradiquées sur les collines, où elles étaient mêlées à d’autres dans un habitat dispersé. Tout aussi singulière est la participation d’une grande partie de la population à cette campagne de mort. Il ressort en effet de nombreuses enquêtes que beaucoup de paysans se sont engagés dans les tueries avec autant d’assiduité que dans leurs travaux agricoles ordinaires, le caractère rudimentaire des outils étant ainsi compensé par le grand nombre de leurs utilisateurs.
Toutefois, si cette large mobilisation populaire au service d’un « État criminel », pour reprendre l’expression d’Yves Ternon, permet de comprendre pourquoi le « travail » a été aussi efficace, il reste à examiner les facteurs qui ont déterminé des simples gens, hommes et femmes, à adhérer apparemment sans réserve à un projet visant à détruire leurs concitoyens, voisins, collègues de travail et amis. Ce sont en effet les civils qui ont fait sortir les futures victimes de leurs maisons, les ont assassinées dans leurs « cellules » administratives ou les ont convoyées sur les sites de grands massacres. Ce sont eux qui ont débusqué ceux qui tentaient de se cacher dans les buissons ou sous les toits d’amis hutu, qui les ont pourchassés dans les marais, qui les ont empêchés de fuir, en érigeant des barrières sur les routes ou autour des centres de regroupement camouflés en lieux de sécurité et en surveillant les frontières avec les pays voisins. Ces descriptions peuvent être rapprochées des témoignages des « repentis » présentés par Jean Hatzfeld, dans son récit sur Une saison de machettes10. À elle seule, la structure de l’État rwandais n’aurait jamais eu les moyens de réaliser en si peu de temps la mise à mort de tous les Tutsi.
On découvre donc un génocide « populaire », où les petits cadres locaux jouent un rôle décisif, où les frustrations sociales face à l’État sont mobilisées contre le bouc émissaire tutsi, où même les aspirations démocratiques sont dévoyées en haine raciste, dans la logique totalitaire du Hutu power. En fait, cette mobilisation socio-ethnique renvoie à la « révolution sociale » de 1959. À l’époque, la jeune élite politique hutu, appuyée par l’Église, ne trouvait comme point d’appui idéologique dans l’expression de son mécontentement qu’un christianisme social baignant lui-même dans les préjugés de la colonisation belge. Le « menu peuple » qu’elle affirmait défendre n’était pas perçu comme une classe sociale, mais comme une communauté dite du « peuple majoritaire » (rubanda nyamwinshi), définie par ses origines et son autochtonie supposée, par opposition à la catégorie tutsi, identifiée globalement comme « nilohamitique », conquérante et féodale. Le mouvement social avait ainsi été happé par une logique raciale.
Une génération plus tard, dans les années 1990, le mécontentement s’est moulé dans la même vision, réactivée de façon virulente par la propagande extrémiste. La mémoire de 1959 a ainsi investi la population, même dans les secteurs contrôlés par les partis d’opposition, héritiers de formations des années 1960, permettant une mobilisation des Hutu au service du pouvoir en place. J.-P. Kimonyo montre que cet enracinement historique d’une haine ethnique réactualisée par la souffrance sociale a déterminé les choix et les comportements des individus bien plus lourdement encore que la mainmise de l’État sur un peuple censé obéir. Cette analyse n’exonère en rien les organisateurs, politiques ou militaires, mais elle montre la profondeur du malaise qui rongeait la société rwandaise.
La passivité internationale
La communauté internationale a reconnu ce génocide dès son issue et créé aussitôt un Tribunal pénal international. Était-ce pour se faire pardonner son silence pesant durant trois mois ? C’est ce que suggère l’enquête de Linda Melvern, sur la base d’une documentation particulièrement riche, nourrie d’archives américaines, françaises et surtout onusiennes inédites et de rencontres avec de nombreux protagonistes. Cela lui permet de suivre en parallèle le développement des événements au Rwanda et leur accompagnement au niveau international, qu’il s’agisse des interventions sur le terrain ou des délibérations à Paris, Bruxelles, Londres, Washington et surtout à New York, au Secrétariat général de l’Onu et au Conseil de sécurité. Le constat est accablant, ce qui conduit à souligner les responsabilités étrangères, en particulier celles des partenaires occidentaux, et à parler d’une véritable trahison des engagements de la Charte des Nations unies et des principes de la Déclaration de 1948 sur le génocide.
L’auteur rappelle d’abord le faisceau de preuves éclairant la préparation du génocide depuis 1991, sous ses aspects politiques, militaires, médiatiques et financiers. La montée des indices inquiétants dans les premiers mois de 1994, relevés par de nombreux observateurs, rwandais ou étrangers, était aussi très significative, jusqu’à la prédiction à peine voilée de la Rtlm évoquant le 3 avril la « petite chose » (akantu) qui allait éclater dans les jours suivants. Nous avions déjà souligné aussi cet indice dans le rapport d’expertise sur les médias racistes que nous avions soumis au Tpir en 2002.
L’aveuglement international en est d’autant plus stupéfiant. L’auteur analyse notamment les positions de l’Onu, Secrétariat général et Conseil de sécurité, où règne un mélange d’angélisme sur le « retour à la paix » et d’aveuglement sur les tensions, voire de volonté de ne pas voir réellement ce qui se passait dans ce petit pays d’Afrique. D’où la suspicion de « complicités ». Boutros-Ghali, en 1994, est sans cesse en déplacements à l’extérieur. Les réunions de travail à huis clos du Conseil de sécurité révèlent d’abord une sorte d’ignorance structurelle, liée à la non-communication par le Secrétariat général des informations envoyées par le général Dallaire (commandant les Casques bleus de la Minuar), mais surtout le refus répété de parler de « génocide » (venant notamment des États-Unis, traumatisés par l’expérience somalienne) et l’absence de débat sur les massacres de civils, pour se contenter de traiter une « guerre civile » et de « réclamer un cessez-le-feu ». Ce déni de réalité est cautionné – situation ubuesque – par le représentant du Rwanda (qui siège parmi les membres non permanents) et aussi par la France, censée connaître le dossier mieux que les autres.
D’autres membres non permanents, notamment la Nouvelle-Zélande et la République tchèque, essaient en vain le 29 avril de faire adopter une résolution sur le génocide, qui est remplacée par un texte d’origine britannique sur les victimes civiles « dans les deux camps ». Le 16 mai, le ministre des Affaires étrangères du gouvernement génocidaire vient même défendre la thèse de la « colère populaire » devant le Conseil de sécurité, après avoir été reçu par le gouvernement français le 27 avril précédent. La seule initiative envisagée par l’Onu durant un mois et demi est celle d’un retrait de la Minuar. Rares à l’époque sont les journalistes occidentaux qui arrivent à témoigner de la situation, malgré les appels au secours d’associations comme Msf (Belgique et France), Human Rights Watch, Survie, la Fidh ou Oxfam et les constats du remarquable représentant du Cicr à Kigali, Philippe Gaillard. L’intervention française (« Turquoise ») à la fin de juin offrira une sorte de soulagement moral, malgré l’ambiguïté de cette opération.
Paradoxalement, il faut attendre les vagues de réfugiés hutu, d’abord en Tanzanie à la fin d’avril, puis au Zaïre au début de juillet, pour que les médias se déchaînent, recouvrant la tragédie du génocide à peine terminé par le spectacle pitoyable des camps où se retrouvent aussi en grand nombre les tueurs d’hier. L’auteur montre à ce propos, d’après un rapport interne de mai 1995, que les préparatifs d’une revanche allaient bon train en 1995, y compris le budget de son financement.
Ce livre souligne, dans ce contexte africain, l’occultation des responsabilités politiques au profit de considérations « ethniques » ou « humanitaires ». Or la lecture attentive des événements est éclairante, dès les premières journées suivant l’attentat intervenu à 20 h 26 le 6 avril et dont l’auteur fait un récit particulièrement précis (horaires et acteurs). Sans pouvoir résoudre l’énigme policière de la réalisation de cet attentat, elle nous livre un tableau fascinant des initiatives militaires et politiques qui le suivent immédiatement : contrôle de l’aéroport dès les premières minutes par la Garde présidentielle et par un leader du parti extrémiste Cdr, contrôle de la ville dans les heures qui suivent, établissement de barrages routiers bloquant la circulation des Casques bleus, élimination des leaders hutu démocrates du gouvernement de transition prévus par les accords d’Arusha et meurtre de dix militaires belges dans la nuit et au petit matin du 7 avril, tandis que la Rtlm présente le Fpr et les Belges comme responsables de l’attentat et que le colonel Bagosora organise avec une étonnante efficacité les réunions militaires et politiques conduisant à la mise en place le 8 avril d’un gouvernement composé exclusivement de radicaux du « hutuisme ». Le putsch qui ouvre le déploiement du génocide apparaît en lui-même comme une démonstration de la conspiration menée par les réseaux extrémistes et de sa légitimation par une communauté internationale qui ne voulait rien voir.
Des polémiques malsaines occupent le terrain médiatique de notre pays, réduisant cette tragédie soit à une conspiration parisienne, soit à un « complot anglo-saxon » incluant le Fpr, sous le slogan du « double génocide ». Les acteurs réels seraient donc des étrangers et les Africains ne seraient que des pions, une vieille ritournelle coloniale, ou bien les victimes seraient les vrais bourreaux, un tic négationniste bien connu. La réalité, plus complexe, est faite d’une intrication de responsabilités rwandaises et de complicités extérieures. L’enquête de Linda Melvern et la recherche de Jean-Paul Kimonyo rendent la discussion plus respirable et plus stimulante.
Jean-Pierre Chrétien
Librairie
Florence Aubenas, LE QUAI DE OUISTREHAM, Paris, Éditions de l’Olivier, 2010, 280 p., 19 €
Journaliste à Libération, otage en Irak, grand reporter au Nouvel Observateur, Florence Aubenas s’installe dans un meublé à Caen, de février à juillet 2009, se teint en blond et porte des lunettes, mais conserve son identité et part à la recherche d’un emploi. Elle s’invente un passé de compagne d’un garagiste qui après l’avoir entretenue une vingtaine d’années l’a quittée, ce qui justifie un CV sans grande qualification (juste un baccalauréat) et l’absence de toute recommandation d’anciens employeurs… Elle se met à fréquenter le Pôle Emploi, se presse aux journées « Formation » (un stage propreté, par exemple) et autre salon pour l’emploi, comme celui qui se tient au Novotel de Bayeux. Puis, elle décrit de manière clinique, sans pathos ni affect, sa vie de « femme de ménage » et le quotidien de ses compagnes d’infortune, qui lui font quelques confidences.
En quittant Paris, elle voulait comprendre ce que le mot « crise », qui fait la Une des journaux, signifiait vraiment, concrètement, aussi a-t-elle choisi une ville en voie de désindustrialisation (ont été délocalisés : la Société métallurgique de Normandie, les camions Renault, Moulinex…) et où les dernières entreprises encore installées à Mondeville affichent des plans de licenciement.
Le grand maigre se lève et sort. Il parle tout seul, sous un ciel bleu insolent : « Pourquoi ce sont les salariés qui pleurent leur usine ? Ce sont les patrons qui devraient être tristes. » Il a de l’eau plein les yeux, mais il dit que ça n’a rien à voir, c’est un mal de famille.
La « crise », c’est cela : la désolation économique, l’impossibilité de trouver un travail, se priver de tout et plus encore, faire et refaire les comptes, angoisser pour un rien qui représente tant, tenter de demeurer digne, n’avoir pas honte de soi…
Philippe, Victoria, Marilou, Mimi, Jordi, Thérèse, Marguerite, Françoise, appartiennent à cet univers que les « inclus » ne fréquentent pas, car ils se lèvent trop tôt, pour nettoyer le ferry ou le magasin, l’atelier ou le camping et s’effacent au point de ne pas vraiment exister. Ils constituent cette « armée de réserve » dont parlait Marx, dans laquelle on puise selon les besoins, sans se préoccuper de leurs conditions de travail ni de vie. Pour une heure de nettoyage, l’heureux candidat doit parcourir plusieurs kilomètres et dépenser le gros de son maigre revenu en transport :
[La société de nettoyage] « L’Immaculée » lui a trouvé deux nouveaux contrats, 5 h 30 par semaine pour nettoyer des cages d’escalier dans une résidence et 1 h 45 quotidienne dans une croissanterie avant l’ouverture. La résidence est à côté de chez elle, mais la croissanterie est à vingt-deux kilomètres. Au prix de l’essence, ce second contrat ne lui rapporte presque rien et elle passe autant de temps en déplacement qu’en travail. « Alors tu as refusé ? je lui demande. – Non. »
Posséder une voiture s’impose et Florence va emprunter une vieille caisse qui roule tant bien que mal – surnommé le « tracteur » – et conduire les copines en un covoiturage de survie plus qu’écologique. Ainsi le permis de conduire, tout comme le téléphone portable, sont les deux « diplômes » indispensables à qui veut trouver une embauche dans le nettoyage. Avoir un job semble plus important que le salaire qu’il apporte, par conséquent ce lumpen-prolétariat du xxie siècle accepte l’émiettement des horaires et la faible rémunération (les entreprises rivalisent entre elles et si l’une suggère 2 heures pour telle tâche, l’autre assure qu’avec 1 h 45, l’affaire est possible, du coup, l’employée met en fait 2 h 15 et est de sa poche pour une demi-heure !) afin de pouvoir se regarder dans la glace et d’affronter les questions des enfants ou des voisins. Parfois même, on travaille sans paiement :
Un homme explique à un autre qu’on reçoit un repas quand on travaille chez certains ostréiculteurs. « Pas d’argent du tout ? demande l’autre. – Non, juste le repas, mais il est chaud. »
Telles sont ces situations que raconte Florence Aubenas, avec distance, discrétion, sans misérabilisme ni militantisme au grand cœur. Elle ne psychologise ni ne sociologise, elle se contente de décrire ce qu’elle observe et vit, là au jour le jour. Elle fait dans la sobriété. Y compris la fin, plutôt heureuse, de son parcours ordinaire d’une combattante de l’emploi :
Marguerite a l’air très calme. Elle m’annonce que la fille que je remplace quitte le poste. « On a pensé te proposer et soutenir ta candidature : c’est un Cdi. On serait contentes de travailler avec toi. » Les conditions sont miraculeuses pour le secteur : un contrat de 5 h 30 à 8 h le matin, payées au tarif de la convention collective, 8, 94 euros brut de l’heure.
Elle avait prévenu qu’elle arrêterait sa quête d’emploi lorsqu’elle décrocherait un travail « stable », pour ne pas le prendre à un vrai chômeur.
Et la « crise » ? C’est le vrai sujet de ce reportage. Elle se manifeste à chaque page, la santé qu’on brade (on verra plus tard !), les sous qu’on compte et recompte, les combines qui améliorent le quotidien (un copain qui répare la voiture, un autre qui apporte des patates de son champ), la fatigue qui s’accumule, les projets qui s’estompent, l’aigreur qui s’installe et puis la peur, de sombrer encore davantage… La crise est lourde, c’est un poids invisible qui vous encombre et vous empêche de prendre votre élan, au gré de vos envies, qui vous plombe.
Certains critiques, certainement jaloux du succès du livre (plus de 200 000 exemplaires vendus à la fin avril), considèrent que la journaliste « se fait du fric » sur les pauvres, sans rien apporter de vraiment « neuf » à cette description de la crise, dans sa banalité la plus crue. À ce compte, quel journaliste pourrait faire son travail ? Ce texte, modeste au final, montre (plus qu’il ne démontre, certes) comment la crise s’installe, comme une fatalité, en une région, au sein du quotidien des familles entières, sans donner prise à la contestation ni à une réplique collective, syndicale ou politique.
Mais au-delà même du reportage (un exercice nécessaire mais trop rare dans le journalisme français), le livre révèle autre chose sur la crise : il rend sensible la manière dont elle lamine la question sociale et fait endosser la responsabilité de sa situation à celui qu’elle touche. C’est lui le fautif. La crise est un mal collectif mais dont le poids est porté comme un stigmate personnel par ceux qu’elle touche.
Thierry Paquot
Per Olov Enquist, UNE AUTRE VIE, Arles, Actes Sud, 2010, 476 p., 23 €
Plus qu’une autobiographie classique, Une autre vie est emblématique de la démarche littéraire de Per Olov Enquist. Écrit à la troisième personne du singulier – il –, ce livre en trois chapitres évoque les années de jeunesse, précise la génèse des écrits et, enfin, dissèque l’enlisement terrifiant dans l’alcoolisme.
Une autre vie s’appréhende comme une promenade exigeante dans l’imaginaire d’un homme qui déroule les étapes marquantes de sa vie comme un roman en construction et fait de ses expériences personnelles le catalyseur plus que le sujet de ses écrits.
Per Olov Enquist est né en 1934 à Hjogbböle, au cœur du comté de Västerbotten, dans le grand nord suédois, à un millier de kilomètres de Stokholm. Orphelin de père à l’âge de six mois, il est élevé par une mère luthérienne très rigoriste qui verrait bien son fils pasteur ou instituteur comme elle. Il décide toutefois d’entreprendre des études à l’université d’Uppsala.
Tout en pratiquant le saut en hauteur au niveau international, Per Olov Enquist poursuit une carrière de journaliste et d’écrivain. Il est rapidement remarqué pour sa critique du réalisme psychologique et apprécié pour sa recherche de nouvelles formes d’écriture. Aux côtés de Sven Lindqvist ou de Jan Myrdal, il devient une figure essentielle de la génération d’écrivains suédois qui, marquée par les auteurs du Nouveau Roman en France, prend racine dans les expériences sociales avancées de la Suède.
Proche du mouvement dit « documentariste », Per Olov Enquist développe une écriture qui mêle faits réels et fiction, l’appliquant aussi bien à des récits historiques (Hess11 sur l’escapade britannique du dirigeant nazi durant la Seconde Guerre mondiale), qu’à des fresques sociales (le Départ des musiciens12 décrit les conditions de vie des travailleurs dans la région de Burea au début du xxe siècle), des romans enquêtes (l’Extradition des Baltes13 analyse la décision du gouvernement suédois de renvoyer en Union soviétique les réfugiés militaires originaires des pays Baltes) ou des pièces de théâtre (la Nuit des tribades14 décrypte les relations entre August Strindberg et son épouse Siri von Essen). Les ravages de la dépression et de l’alcoolisme interrompent pendant une dizaine d’années sa production littéraire qui reprend en 1991 avec la Bibliothèque du capitaine Nemo15, récit cathartique accueilli comme un chef-d’œuvre en Suède et à l’étranger.
Une autre vie se présente comme un texte romancé qui, prenant effectivement comme point de départ le cheminement de Per Olov Enquist, ambitionne de raconter non pas tant un homme qu’une aventure littéraire inscrite dans son époque. Bien qu’habité par la solitude, Enquist ne se met en scène qu’accompagné. Étudiant, il se montre avec ses camarades des chambres voisines, Lars Gustafsson et Lars Lönnroth, tous deux futurs hommes de lettres. Auteur dramatique, il est entouré de metteurs en scène dont Ingmar Bergman, d’acteurs comme Werner Klemperer et Max von Sidow ou de critiques. En cure de désintoxication en Suède, en Islande puis au Danemark, il partage l’intimité d’autres alcooliques ou drogués anonymes. Ces conversations, ces liens spécifiques, rapportés de manière objective, concourent à dessiner un paysage culturel qui existe pour lui-même, indépendamment des tribulations de l’auteur.
Ce regard extérieur qui favorise la contextualisation des propos rappelle en miroir l’habileté d’Enquist à dépasser le cadre d’un épisode historique par le recours à des éléments fictionnels qui en ouvrent la portée. Le Médecin personnel du roi16 décrit la cour danoise à la fin du xviiie siècle, entre 1768 et 1772, centrant le récit autour du roi Christian VII, de la reine Caroline-Mathilde, du physicien Johann Struensee et du tuteur Ove-Hoegh Guldberg, mais s’affranchit de l’anecdote par l’invention de discours sur l’exercice du pouvoir, l’idée de progrès ou la puissance du désir.
Une autre vie respecte certaines normes narratives du genre autobiographique, notant les sentiments des personnages, détaillant des paysages ou rendant compte de situations précises mais détourne leurs implications comme pour mieux en ignorer la dimension humaine.
Per Olov Enquist remarque la frustration de sa mère, indignée de ne pas bénéficier des mêmes avantages professionnels que son collègue masculin, décrit longuement son village et les jeux familiers quand tout est recouvert d’une neige épaisse. Il interrompt parfois le déroulement de ses propos pour se concentrer sur un épisode dont il n’est pas directement l’acteur, tel le voyage entrepris en 1930 jusqu’à Stockholm par son grand-père paternel qui voulait participer avec son renard croisé au concours du plus beau pelage ou la tragédie qui a endeuillé les jeux Olympiques de Munich en 1972 qu’il couvrait comme journaliste.
Ces événements, décryptés pour eux-mêmes, empêchent, par la neutralité pesante de leur narration, toute résonance émotionnelle. Enquist accorde au lecteur la latitude de privilégier leur caractère strictement informatif ou de faire le lien avec son histoire intime, de même que dans ses romans il le laisse libre de décider du caractère fictionnel ou réel des faits évoqués, poussant parfois la confusion à l’extrême comme dans Blanche et Marie17 où les destins entrecroisés de Marie Curie et de Blanche Wittman, l’égérie de Charcot, finissent par se confondre dans leur obsession de l’amour.
Le recours à la troisième personne du singulier préserve le positionnement d’observateur qu’Enquist revendique et lui permet de décliner ses thématiques privilégiées tant métaphysiques – la foi, la relation à Dieu, la rigueur luthérienne –, qu’existentielles – sa place dans le monde, la recherche d’une forme de piété laïque, la signification de l’amour – ou politiques – son engagement pour les droits civiques, sa proximité avec la social-démocratie. Cette mise à distance encourage la litanie sans affect de ses faiblesses, de ses démons. Enquist livre des propos d’une lucidité froide sur son goût immodéré pour l’alcool, la dépression qui s’incruste, l’incapacité d’écrire, la déchéance physique, l’érosion des relations avec les proches. Il note sans indulgence l’échec des deux premières cures de désintoxication, les aménagements fallacieux de survie, la redondance des alibis inutiles.
Seule la reprise du titre au fil des pages résonne comme un leitmotiv obsédant qui réintroduit Enquist comme l’unique héros signifiant de l’histoire, celui qui, par l’entremise de l’autobiographie, recherche toutes les vies qu’il aurait pu connaître, traque tous les chemins qu’il aurait pu choisir.
Quelle autre vie Enquist aurait-il eu s’il n’était pas né deux ans après un frère, mort à la naissance, dont il porte le prénom ? S’il n’était pas devenu orphelin de père à l’âge de six mois et n’avait eu pour seul guide intérieur ce « compagnon de voyage » imaginaire ? S’il était devenu pasteur ou instituteur comme le souhaitait sa mère au lieu de partir étudier à Uppsala ? S’il n’avait pas eu son talent sportif pour le saut en hauteur qui a permis ses premiers grands voyages en Israël, en Allemagne, au Mexique ? S’il n’avait pas décidé de s’exiler au Danemark après avoir vécu à New York, à Los Angeles, à Paris ? S’il n’avait finalement pas pu échapper à l’enfer de l’alcoolisme ?
Enquist ponctue sa quête de silences, de blancs, maniant tour à tour la poésie quand il évoque les paysages infinis de son enfance, l’humour quand il revient sur son échec théâtral à Broadway, la dureté quand il pense aux contraintes de l’éducation luthérienne ou l’ironie quand il raconte son évasion d’un centre de désintoxication.
Il comprend que son errance peut prendre fin, son fardeau être allégé, puisque, s’étant posé les bonnes questions, il accepte enfin que l’écriture fasse de lui un rescapé et lui donne une autre vie, la sienne.
Sylvie Bressler
Andrew Sean Greer, L’HISTOIRE D’UN MARIAGE, Traduit de l’anglais (États-Unis) par Suzanne V. Mayoux, Paris, Éd. de l’Olivier, 2009, 276 p., 21 €
Le deuxième roman d’Andrew Sean Greer, un Américain (San Francisco) de quarante ans, salué – à deux reprises (deux romans) – dans les colonnes du New Yorker par John Updike, le grand aîné, redonne du lustre à la grande, et flamboyante, histoire d’amour mélodramatique.
Tout le roman est consacré à l’illusion qui a présidé à l’union de Holland Cook avec Pearlie. Illusion de Pearlie, la narratrice, et son refus d’entendre l’avertissement que lui adressent les deux tantes de Holland (vieilles filles impayables) avant son mariage, en 1949, avec Holland, « jeune homme d’une grande beauté » à la personnalité énigmatique – une des clés du romanesque. Holland aurait une faiblesse « au niveau du cœur ». Pearlie préfère croire qu’il a le cœur fragile : pour protéger son bonheur supposé, qui explose en vol avec l’arrivée de Buzz en 1953. Objecteur de conscience, Buzz a connu Holland pendant la Seconde Guerre mondiale, dans un hôpital. Il propose un marché à Pearlie dont on ne dira rien sous peine de vicier le plaisir du bienheureux futur lecteur. Disons juste qu’alors survient le temps des révélations et des confidences. Des compromis et des mensonges. Le bonheur a vécu, redoute-t-on, de cette petite famille d’Américains moyens : un fils leur est né, Sonny, et un chien les accompagne – le « bonheur parfait » comme disait James Salter. Et cela n’en était pas moins lourd de menaces.
Greer multiplie les notations et tout fait sens, à plus ou moins longue échéance : les sentiments de Pearlie – qui ne s’était pas assez « méfiée » –, ses élans de joie, ses déceptions. À quoi s’ajoute l’histoire de cette Amérique des années 1950, post-Seconde Guerre mondiale et à l’orée d’une nouvelle période de guerre, froide celle-là…La guerre de Corée, la ségrégation raciale, l’affaire des époux Rosenberg, le maccarthysme, les notations sur la classe moyenne américaine bien rangée, les commérages, la médisance, mais aussi la mesquinerie et les conventions : tout y est de ces notations sociales et historiques qui modalisent une histoire d’amour – « cela se passait alors, et là-bas… ».
Malentendus et incommunicabilité : les plus grands se sont abreuvés à cette source. L’incipit, à cet égard, vaut programme :
Nous croyons connaître ceux que nous aimons. Nous croyons les aimer. Mais ce que nous aimons se révèle n’être qu’une traduction approximative, notre propre traduction d’une langue mal connue. Nous tentons d’y percevoir l’original, le mari ou la femme véritables, mais nous n’y parvenons jamais. Nous avons tout vu. Mais qu’avons-nous vraiment compris ?
Ou encore cette remarque sur le mariage (que Pearlie compare à une douche dans un hôtel) :
On la règle à la bonne température, à ce moment-là quelqu’un derrière le mur ouvre son robinet d’eau chaude et on reçoit un paquet d’eau glacée.
Tout le roman est de cette… eau : poétique, tremblé, langoureux, mélancolique. Et réfléchi. La mélancolie est une bonne grammaire, c’est connu :
Comment aurais-je pu expliquer la valeur de mon mariage ? Quiconque observe un navire depuis la côte n’est pas juge de sa navigabilité, car les parties vitales sont toujours sous l’eau. Invisibles. […] Nous croyons connaître les autres, et qualifions leurs revirements d’aberrations, de coups de folie, mais nous avons sûrement tort. Ce sont sûrement les instants les plus vrais de leur vie.
Intelligence virtuose, perspicacité, maestria, sens du suspens : Greer a une façon assez exceptionnelle de semer les cailloux, de distiller les indices qui feront voler en éclats les belles « fenêtres panoramiques » qui assuraient la tranquillité d’une famille « au-dessus de tout soupçon ». Et le plaisir en est accru d’autant, de lire un roman à double détente – au moins. Immédiat, linéaire d’abord. Puis, « recru » de contrepoints, de contre-temps, de flash-back, qui viennent complexifier, densifier, voire poétiser ce roman qui est une histoire d’amour – entre autres choses :
J’écris une histoire de guerre. Je ne l’avais pas prévu. Au début, c’était une histoire d’amour, l’histoire d’un mariage, mais la guerre s’y est incrustée partout, tel du verre brisé en mille éclats.
Les mouvements internes à l’histoire d’amour (le couple, le mariage, son histoire) et externes (l’histoire de l’Amérique d’alors, de la Seconde Guerre à la guerre de Corée – la guerre, donc) se répondent voire consonent pour donner à ce roman la dimension d’une histoire mythique. En esthète achevé (et en cinémascope) pour qui forme et fond, surface et profondeur se répondent, Andrew Sean Greer suggère une parfaite unité du monde des apparences et de celui des significations « réelles ». Et – une fois n’est pas coutume – son roman ne souffre en rien de son caractère très cinématographique, de son côté très visuel, de sa progression dramatique au découpage virtuose : la dimension cinématographique épaule même plus qu’elle ne l’obère la dimension romanesque. De sorte qu’à le relire, on perçoit certes ce qui n’est pas dit, mais on applaudit aussi à la façon dont cela n’est pas dit. Il y a des blancs, des trous, que l’on remplira, après avoir pris acte du sens du romanesque de Greer, de sa capacité à tirer, un à un, les fils pour imposer sa « toile » et crever l’écran – à sa façon.
Car il y a le style de Greer, excellemment rendu par Suzanne V. Mayoux. Style de Greer qui transcende une matière qui, nonobstant, pourrait être celle d’un bon roman de gare ou d’un feuilleton télé, ou d’une bluette, schématiques et bourrés de poncifs et de conventions. Avec ironie et gravité, Greer explore le genre mélodramatique mais sous les scintillements du mélo affleure la gravité et la fantaisie d’un romancier riche de promesses.
François Kasbi
Miguel Denis Norambuena, TEMUCO, Genève, Éditions du Tricorne, 2009, 96 p., 16 €
Alors que le Chili entre dans une nouvelle phase de son histoire politique avec l’élection du premier président de droite depuis la défaite du général Augusto Pinochet en 1990 et que la mémoire de la dictature semble tiraillée entre des tendances contradictoires, ce court récit du Chilien Miguel Denis Norambuena nous plonge au cœur de la répression consécutive au coup d’État du 11 septembre 1973. Publié aujourd’hui, tandis que son auteur dirige à Genève un centre psychosocial, le récit a été écrit il y a une vingtaine d’années.
S’il ne s’agit pas d’un témoignage autobiographique au sens strict, ce texte n’en contient pas moins une importante – et douloureuse – part de vécu : militant du Mouvement de la gauche révolutionnaire (Mir), Miguel
D. Norambuena fut en effet arrêté par les militaires au lendemain du putsch et confronté de près à la mécanique répressive. Après avoir commencé des études de beaux-arts à Santiago en 1969, le coup d’État le surprit à Temuco, ville située à 670 km au sud de la capitale, où il s’était installé trois ans auparavant pour y vivre et travailler au sein d’une communauté d’Indiens mapuches.
C’est précisément à Temuco que se déroule l’action. Un personnage proche des Mapuches (Boris) y vit en bête traquée avant son arrestation, la torture, la résidence surveillée, encore la torture et enfin l’échappée probable vers la capitale. L’intrigue, qui procède par allers-retours entre présent et passé, s’articule autour des déplacements frénétiques du protagoniste à l’intérieur de la ville quadrillée, qui sont autant de tentatives désespérées de « s’inventer une issue » en situation de clandestinité.
Tandis qu’il se débat comme un beau diable dans les rets que les putschistes mettent en place – barrages, contrôles, dénonciations, désinformation, arrestations –, Boris éprouve dans sa tête, et plus encore dans son corps, les effets dévastateurs de la guerre psychologique et du climat de terreur instaurés par les nouveaux maîtres du pays. Il est dévoré par la peur, l’angoisse, la fureur et un sentiment d’impuissance. « Poussé hors de l’existence réelle », acculé à « sortir de son territoire », de plus en plus déstructuré et désorienté malgré son acharnement à vouloir « décrypter » l’espace devenu hostile, tantôt paralysé, tantôt réanimé par un sursaut d’énergie, en proie à toutes sortes de dérèglements physiologiques (décharges nerveuses, souffle coupé, transpiration, absences, maux de ventre, etc.), il subit un calvaire qui illustre parfaitement ce à quoi aspirait la junte militaire aux premières heures de sa prise d’armes : briser la résistance populaire au moyen de la force brute et arbitraire, avec l’aide d’une autre arme de destruction massive, de nature psychologique celle-là, l’effroi.
À la lecture de ce récit, on ne peut qu’être frappé par sa concordance avec les thèses défendues par Naomi Klein dans son essai la Stratégie du choc18. Soulignant l’intensité de la violence qui s’abat sur le peuple chilien après le 11 septembre, Klein y démonte en détail la fonction et les modalités de cette dernière : créer un état de choc collectif en détruisant les repères et les défenses individuels. Sur bien des points – hormis les électrochocs, clé de voûte de sa démonstration, remontant à l’en croire aux expérimentations faites dans les années 1950 par le psychiatre canadien Ewen Cameron, et qui sont quand même présents dans Temuco à l’état de hantise –, les techniques de mise au pas qu’elle décrit, tout en montrant la part prise par la Cia dans leur genèse et leur application, se recoupent largement avec le traitement de choc auquel est soumis Boris. Elles se trouvent comme illustrées – et authentifiées – dans un poignant cas d’espèce.
Naomi Klein va beaucoup plus loin, puisqu’elle lie la violence politique exercée à l’encontre des individus – principalement à travers la torture – au projet socio-économique néolibéral que Pinochet, entouré de ses Chicago Boys nourris aux théories de Milton Friedman à l’université de Chicago, mit brutalement en œuvre dès son accession au pouvoir. Selon elle, les « chocs » du coup d’État et de la féroce répression qui s’ensuivit furent conçus par les nouveaux dirigeants comme une condition sine qua non pour pouvoir imposer les mesures économiques draconiennes qu’ils préconisaient (privatisation, déréglementation, réduction des dépenses de l’État). La violence rend malléable. En arrachant à l’être humain ses amarres intimes, en le forçant à se renier lui-même et à trahir ses compagnons (les liens de solidarité résistent cependant dans Temuco), en oblitérant sa mémoire (Boris s’accroche à ses souvenirs comme à une planche de salut), en le déplaçant physiquement (résonance directe avec Temuco), bref en faisant table rase du passé, le régime espérait bâtir un ordre nouveau.
Que Pinochet chercha délibérément à terroriser la population par des méthodes savamment réfléchies (qui plus est, instillées par les spécialistes en actions clandestines nord-américains) ne fait aucun doute – et Miguel D. Norambuena l’a bien perçu, qui évoque les « mises en scène » des militaires pour conditionner les esprits, en particulier dans les milieux défavorisés rétifs à la soldatesque. Que la terreur d’État, sous couvert de lutte contre la « subversion communiste » et le « terrorisme », ne constitua qu’une stratégie pour introduire une politique économique, fait évidemment davantage débat. Cela étant, bien qu’elle ne soit pas vraiment explicite dans Temuco, l’idée d’un rapport de causalité entre violence et néolibéralisme ne choquerait sans doute pas l’auteur qui, dans l’épilogue rédigé à quelques décennies de distance, brocarde le « coup d’État néolibéral », et qui a aussi dénoncé ailleurs le « laboratoire néolibéral » que représenta le Chili au temps de la dictature19.
À la fois réflexion sur le pouvoir dictatorial, la coercition et l’autorité, critique du « fascisme ordinaire » autant qu’ode discrète à une société juste, fraternelle et « antidespotique », hommage aux valeurs incarnées par les Indiens mapuches (la lenteur…), Temuco mérite d’être lu, même si l’on croit déjà tout connaître de ce tragique épisode. Car l’auteur apporte au sujet, outre une certaine crédibilité autobiographique, une touche très personnelle, mélange de lucidité, de tendresse, d’humanité et de transcendance poétique, qui rend le livre très attachant. Non dépourvu de qualités littéraires (le récit est haletant et bouleversant), Temuco surprendra le lecteur par sa richesse, qui ne se réduit pas à la seule dimension politico-historique.
Luc van Dongen
Annie Cohen-Solal, LEO CASTELLI ET LES SIENS Paris, Gallimard, 2009, 551 p.
Certains ont voulu démontrer que « New York » avait « volé » (à la vieille Europe) l’idée d’art moderne. À travers la biographie du galeriste Leo Castelli (1907-1999), Annie Cohen-Solal propose un tout autre récit de ce grand exode de l’art par-delà l’Atlantique. Jusque-là, seul Claude Berri20 s’était intéressé chez nous à cette personnalité hors du commun. Par la famille de sa mère (il choisira de porter le nom de cette dernière en lieu et place de son patronyme ashkénaze « Krausz »), il descend d’une illustre lignée de juifs sépharades de Toscane, passés à Trieste, en territoire Habsbourg. Le jeune « Enesto Krausz » sera d’abord directeur dans la compagnie d’assurances de son père, à Trieste. Mais après les lois raciales fascistes (1938), il émigre successivement vers la Roumanie, puis vers les États-Unis, avec quelques crochets par Budapest, et surtout par Paris, où il se lie avec des artistes d’avant-garde et des marchands de tableaux, ce qui se révélera décisif pour la suite. Mais la vocation de galeriste ne lui viendra pourtant que fort tardivement. À presque cinquante ans, il n’est qu’un businessman amateur d’art qui touche de temps en temps au commerce des œuvres. Il est servi par le sort, par exemple en devenant fortuitement le courtier de madame veuve Kandinsky. Mais en 1950 encore, il est gérant de l’usine de son beau-père, Michael Shapira alias Strate, qui fabrique des tricots jacquard !
Dès son arrivée à New York, il avait fait connaissance d’un personnage considérable, Alfred Barr, qui ne fut pas seulement le directeur du musée d’Art moderne de la grande métropole (le mythique « Moma »), mais aussi un antifasciste qui se consacre à la grande mission de sauvetage des artistes et des intellectuels européens menacés par Hitler, que mène parallèlement son ami Varian Fry à Marseille. Le Moma, comme la New School of Social Research, a été plus qu’un musée, le centre d’un réseau international pour artistes traqués par les totalitarismes. Castelli pour sa part y a vu ce qu’il recherchait depuis toujours. Sa chance historique aura été la rencontre entre son propre fantasme (renouveler l’art du mécénat des grandes époques florentines, vénitiennes ou versaillaises) et le désir de reconnaissance d’artistes américains peu considérés dans une société utilitariste. À l’Artists’ Club new-yorkais, il va se lier à des peintres qui seront plus tard ses clients. Il y rencontre également Frank O’Hara, pour qui la prise de position en faveur de l’art moderne, tenu en suspicion par le maccarthysme ambiant, est inséparable de la lutte pour plus de justice. Il ouvre sa galerie le 3 février 1957. C’est le début d’une fantastique success-story qui le fera inséparable du meilleur de l’art contemporain aux États-Unis, le « Kahnweiler (ou le Durand-Ruel) de la deuxième moitié du xxe siècle ». Son nom est désormais inséparable de celui des « expressionnistes abstraits » et autres « action-painters », des Jasper Johns, des Pollock, des Rauschenberg… Éminence grise du Pop-Art dans les années 1960, il lance Andy Warhol, avant de revenir en triomphateur à Paris pour l’ouverture de la galerie où officiera son ex-femme, mais toujours partenaire professionnelle, Ileana Sonnabend.
Dans cette nouvelle geste, qui fait suite à Un jour ils auront des peintres21 l’auteur de Sartre, une vie déploie une fois de plus son art des récits de vie et de l’utilisation des entretiens. Même si, comme elle le souligne, Castelli a toujours été réticent à évoquer sa judéité, il est clair qu’on ne saurait le comprendre sans faire référence à cet amour du beau qui a tenu lieu de la religion forclose chez nombre de juifs de l’aire germano-italienne. Il suffira d’évoquer les noms de Heine puis, plus près de nous, des Aby Warburg, des Gombrich et des Panofsky. Le grand galeriste pour sa part s’identifiera aux mécènes de la Renaissance et de l’âge baroque, et se verra non sans quelque mégalomanie l’égal par-dessus les siècles d’un Leone Battista Alberti. Ce qui autorisera François Mitterrand quand il fera Castelli officier de la Légion d’honneur à évoquer leur rêve commun d’être des hommes de la Renaissance florentine !
Daniel Lindenberg
Arnold I. Davidson et Frédéric Worms (sous la dir. de), L’enseignement des antiques, l’enseignement des modernes, Paris, Éditions Rue d’Ulm/Presses de l’Ens, 2010, 120 p., 11 €
L’expérience confirme, hélas, ce qu’on imagine facilement aujourd’hui et qui était inconcevable dans l’Antiquité : « qu’un philosophe, professionnellement reconnu comme tel, soit par ailleurs menteur, vaniteux, lâche, plagiaire ou que sais-je encore ». En s’institutionnalisant, la philosophie a coupé le savoir de sa vocation première qui était d’éclairer une manière de vivre. La question est au cœur de ce recueil issu d’un colloque consacré à Pierre Hadot et dont les trois principaux axes de réflexion sont présentés dans une entrevue où il revient sur une vie consacrée à l’enseignement, la lecture et la traduction des textes antiques.
Pour les Anciens, la philosophie signifiait une manière de vivre. Aujourd’hui, elle apparaît comme un travail conceptuel sans enjeu pratique. Par le biais de la scolastique et pour s’assurer l’exclusivité de la question du sens et du modus vivendi, le christianisme en a fait un outil spéculatif au service de la théologie. Au terme de cet « infléchissement progressif mais de plus en plus profond », d’abord exercé comme « une contrainte extérieure sur la discipline » (selon la formule de Jean-François Balaudé), l’idée de philosophie qui triomphe et qui inspire son enseignement est « celle d’un discours théorique, un système de connaissances logiquement cohérent et argumenté, mais autonome et indépendant des exigences concrètes de la vie », comme le résume Barbara Carnevali.
Une « lignée alternative » a cependant toujours subsisté chez des penseurs nostalgiques du philosophe socratique, « proche de tous et ramenant la philosophie des spéculations abstraites au souci des choses humaines » (Pierre Hadot). L’adoption de thématiques modernes n’implique pas l’adhésion au modèle dominant. On voit ainsi chez Montaigne l’émergence du moi individuel qui sera exalté par Rousseau. Pour autant, « les Essais sont l’œuvre moderne la plus proche de la conception que Pierre Hadot se fait de la philosophie antique » (Barbara Carnevali), et « la réforme de Rousseau est, en somme, une parfaite “conversion”, selon la définition que Pierre Hadot en donne dans ses Exercices spirituels ». Chez l’un et l’autre, la pensée se présente « moins comme un système de connaissances que comme un êthos vécu ».
Par le dialogue entre les époques, Pierre Hadot a le « souci constant d’établir […] des correspondances » souligne Anne-Lise Darras-Worms. Plotin ou la simplicité du regard (1963) ou le Voile d’Isis (2004) montrent que « l’identification réciproque de l’art et de la nature » court de l’orphisme à l’attitude contemplative moderne, du stoïcisme et du néoplatonisme jusqu’aux romantiques allemands et aux artistes du xxe siècle.
L’enseignement académique semble peu propice à l’exercice spirituel, c’est-à-dire à l’activité « susceptible de provoquer une transformation d’ordre existentiel et moral dans le sujet qui la pratique ». Pourtant, la « lecture scientifique » astreint à l’objectivité, donc à une « élévation » consistant « à abandonner le point de vue égoïste et utilitaire du moi de la vie courante, pour se hausser à un point de vue universel » rappelle Pierre Hadot dans l’entretien. Sans ce travail sur soi, on s’abandonne à une « lecture égocentrique » où « il n’y a jamais de vraie rencontre mais simplement une projection de soi-même » (Arnold I. Davidson). Pierre Hadot promeut cet « art de lire » car « un seul et même effort nous est nécessaire pour lire, mais aussi pour vivre ». Son enseignement sur l’enseignement est « indissociablement une rencontre avec quelqu’un, avec la philosophie, et avec soi-même » écrit Frédéric Worms. « L’étude de la littérature peut être enrichie ou a déjà pu l’être par son travail », si l’on perçoit en celle-ci un exercice – peut-être moins de sagesse que de « harcèlement des sagesses » (Jean-Charles Darmon).
Les exercices spirituels sont donc encore d’actualité :
Il ne faut pas avoir la hantise des exercices spirituels. Ils sont bons dans les circonstances où on en a besoin, pour retrouver la sérénité par exemple, ou pour prendre conscience du sérieux de la vie
insiste Pierre Hadot. Lire les Anciens peut
nous aider à construire nos vies, avec une exigence de cohérence, donc d’universalisation de sa conduite, un désir maîtrisé de plaisir et de bonheur dans le souci maintenu d’un accord avec les autres et le monde.
L’usage en est libre :
Ce ne sont pas des réponses figées et définitives. […] L’important, cela étant, est peut-être moins la réponse que la question (Jean-François Balaudé).
Le dernier axe est le rapport élaboré par Pierre Hadot entre son activité de philologue et sa vision de la philosophie. On ne peut comprendre un texte sans travail historique (Philippe Hoffmann).
Pierre Hadot vise clairement à produire une vraie rupture, […] une interprétation renouvelée des textes philosophiques anciens qui fait surgir leurs enjeux à partir de la reconsidération des problématiques qui opéraient initialement dans les démarches des philosophes anciens, et donc à partir de la prise en compte des pratiques philosophiques, de la visée des écrits philosophiques, dialogues ou autres, et non de ce que nous aimerions y trouver
écrit Jean-François Balaudé. La démarche a un effet rétroactif sur notre propre pratique de la philosophie parce qu’elle met en lumière l’impensé des philosophies spéculatives et oblige chacun à « s’interroger sur ce qu’il fait quand il prétend philosopher, ou agir au titre de la philosophie ». Ce « pas en arrière » permet de « faire le départ entre une philosophie sans réel enjeu existentiel, car elle n’ambitionne que de créer des concepts, et une philosophie s’efforçant à l’autonomie, au sens où elle se veut expérience totale, de vie et de pensée ».
Le primat de la vie sur le discours n’est pas antiphilosophique car il n’y a jamais destitution du discours.
Cette antériorité ne doit pas être entendue comme une stricte subordination. Pierre Hadot préfère parler de « causalité réciproque » : si le choix de vie détermine le discours, à son tour le discours vient à la fois fonder, justifier, spécifier et renforcer le choix de vie.
Son œuvre procède d’une volonté de restituer à la philosophie son « poids existentiel », sa « tension spirituelle » et finalement sa « suprématie ».
L’intéressé confirme que, pour lui, la philosophie a toujours été une « expérience de l’être-au-monde » et « un travail de soi sur soi ». Son travail ne s’est pas limité à conserver un patrimoine et à le rendre accessible :
Ce qui compte, c’est de ne pas se contenter d’expliquer des textes, ou de les lire, mais d’y découvrir l’expérience humaine qu’ils impliquent et d’en tirer profit, comme dit Nietzsche, pour notre vie.
Fabien Lamouche
Nathalie Duval, L’ÉCOLE DES ROCHES, Paris, Belin, 2009, 304 p., 29 €
Les pédagogies expérimentales fleurissent dans des écoles « nouvelles », bien souvent privées, tant le secteur public craint le hors-norme, le cas particulier, et leur histoire, depuis Rousseau, s’identifie bien souvent à de fortes personnalités (Pestalozzi, Owen, Froebel, Godin, Cecil Reddie, Paul Robin, Maria Montessori, Ovide Decroly, Célestin Freinet…) qui mettent en application leurs conceptions, non seulement des apprentissages et l’éveil de l’enfant au monde et à lui-même, mais aussi de l’homme en général.
Edmond Demolins (1852-1907) n’échappe pas à cette règle lorsqu’il fonde l’école des Roches, en 1899, à Verneuil-sur-Avre (Normandie). Après des études d’histoire et l’école des Chartes, en auditeur libre, ce jeune homme curieux de tout rencontre Frédéric Le Play en 1874. Ce dernier le nomme rédacteur en chef de sa revue, La Réforme sociale, mais sa mort en 1882 provoque des dissensions au sein du mouvement leplaysien et Demolins, avec le père Henri de Tourville, poursuit l’œuvre du maître, en publiant la Science sociale, qui met l’observation en avant dans l’étude des sociétés. C’est justement après une enquête en Grande-Bretagne qu’il fait paraître, en 1897, À quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons ?, qui devient rapidement un succès de librairie avec plus de 20 000 exemplaires vendus en quatre ans. Traduit en huit langues (dont l’arabe et le japonais), il est à nouveau réédité en 1927.
Dans cet ouvrage, il présente deux écoles « nouvelles », Abbotsholme (créée par Cecil Reddie) et Bedales (fondée par Badley) et rend compte des positions de Patrick Geddes, lui aussi pédagogue de talent. Il leur emprunte le self-help, théorisé par Samuel Smiles en 1859, qui insiste sur les efforts personnels, l’initiative individuelle et donne comme devise à son institution : « Bien armé pour la vie. » L’internat, longtemps réservé aux garçons car l’établissement ne deviendra mixte qu’après 1968, propose un emploi du temps éloigné de l’habituel découpage en cours magistraux des lycées d’État et repose sur le capitanat (chaque enseignant est secondé par un plus grand), le professeur principal qui suit attentivement le trajet de ses élèves et favorise le contact avec les parents, la part active des épouses des professeurs dans les à-côtés de la vie de l’école et surtout la pratique d’activités extrascolaires, comme les sports (natation) et les travaux manuels. En plus de sa langue maternelle, chaque élève apprend deux autres langues et une discipline inédite, « la science sociale », qui repose sur l’observation, la comparaison et la déduction. William James et John Dewey (learning by doing) servent de référence dans cette formation du corps et de l’esprit, à partir des qualités propres aux enfants et selon leur rythme.
Georges Bertier, qui succède à Demolins, abandonne l’esperanto, accepte le baccalauréat, développe le scoutisme et centre davantage encore la pédagogie sur l’élève, en mettant en avant la dimension chrétienne de son éthique. Bertier est entouré d’enseignants exceptionnels, comme le protestant Henri Trocmé et l’éclaireur Henri Marty, sans oublier la veuve du fondateur, Juliette Demolins (1858-1941), Louis Garrone, André Charlier, Paul Belmont…
Puisant dans les archives et les témoignages, l’auteure décrit dans le détail la vie quotidienne des élèves et des enseignants dans cette institution unique, elle s’attarde à juste titre sur « l’épreuve de la guerre », au cours de laquelle certains des professeurs ont été proches de Vichy. Enfin, elle relate les difficultés de la reconstruction, de Mai 68 et d’aujourd’hui, car il n’est pas simple de rester indépendant tout en conservant son originalité. Depuis un demi-siècle, l’école des Roches accueille les enfants des « décideurs » et s’ouvre aux familles aisées d’autres pays (Maghreb, ex-Urss, Chine…), pour qui cette institution garantit une formation de haut niveau, ce qui ne semble plus tout à fait le cas, disons plutôt que le recrutement est assez sélectif pour être sélect (le tarif annuel, dix mois, sans les week-ends est de 15 400 euros en 2005-2006), les élèves des « écoles privées intégrales » représentent à présent 3 % des scolarisés de l’Hexagone, soit environ 60 000 élèves… Ouvrage solidement documenté qui rend hommage, avec un point de vue critique, à une utopie scolaire au destin plus que chahuté…
Thierry Paquot
Jean-François Pradeau (sous la dir. de), HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE, Paris, Le Seuil, 2009, 803 p., 27 €
Cette histoire de la philosophie ne ressemble à aucune autre. D’abord, elle prend pour point de départ le postulat que la philosophie n’a pas toujours dit la même chose, mais qu’elle parle toujours de la même chose : de la réalité et de la connaissance que nous pouvons en prendre ; du sens de notre existence, et de la manière dont nous pouvons la conduire. Une intention sousjacente, mais parfois explicite, la dirige donc.
Ensuite, cette histoire rassemble chronologiquement cinquante-cinq chapitres en un seul volume, réunissant des contributeurs de dix nationalités distinctes.
Enfin, ces textes présentent l’ensemble de la philosophie occidentale depuis les présocratiques jusqu’à la philosophie mathématique contemporaine (Hilbert, le Cercle de Vienne, Brouwer, Cavaillès). Ils sont de deux sortes : soit ils exposent un philosophe et son œuvre, soit ils étudient de manière synthétique le développement d’une question, ou bien d’un savoir : sont ainsi étudiés, par exemple, « L’âme mise à nu », « Pouvoir et démocratie » (y sont évoqués le débat anglo-saxon entre libéraux et communautariens, Habermas, Hayek, Rawls, Honneth, Claude Lefort, Jacques Rancière). Dans « L’âme mise à nu », est explorée, après Platon, la question du sujet depuis la notion de substrat ou subjectum jusqu’à la subjectivité en passant par l’âme. Freud en serait resté à une conception positiviste, c’est-à-dire métaphysique, du psychisme, en concevant le fantasme comme reproduction d’une perception antérieure et les phénomènes de culture comme résultats de désirs et d’angoisses infantiles. Lacan aurait mis en évidence que le sujet de la psychanalyse est le sujet cartésien de la science moderne. Propos qui ont au moins le mérite de susciter une discussion.
Au titre d’un savoir, l’on rencontre « Les découvertes philosophiques négatives de la physique contemporaine » ou « Neurosciences et recherches cognitives » ; les analyses offrent alors de resituer, et de restituer, les débats, dans un contexte historique déterminé, à l’intérieur desquels des réflexions de différents auteurs ont trouvé leur centre de gravité.
Cette histoire de la philosophie se présente moins comme une histoire de la philosophie à proprement parler que comme une histoire contextuelle et synthétique des idées. Elle décrit la manière dont la philosophie a pu répondre aux grandes questions de son temps, confrontée à l’émergence de savoirs nouveaux ou bien à des bouleversements politiques ou religieux dont elle devait prendre la mesure. C’est ce qui constitue sans doute l’une de ses profondes originalités. Celle-ci se révèle jusque dans sa forme, classique et novatrice grâce à l’existence de notices transversales thématiques.
Nous devons aussitôt nous corriger : il ne s’agit pas seulement de philosophie occidentale au sens restreint. Par exemple, deux riches chapitres, l’un sur Damas et Bagdad, l’autre sur Averroès/Ibn Rushd, nous font sentir combien furent riches en terre d’islam le mouvement de transmission de l’héritage grec, durant lequel les traducteurs, les savants et les professeurs des trois religions d’Abraham travaillèrent ensemble à Bagdad, et le développement d’une théologie rationnelle. Deuxième originalité. Parmi les innovations, l’intitulé « science de la société » remplace celui de sociologie pour faire apparaître qu’elle est une discipline insaisissable, et problématique. Ce chapitre croise une définition rigoureuse du fait social (ontologie) avec une méthode pour appréhender scientifiquement cet objet (épistémologie). Le chapitre « L’empirisme philosophique français » réunit Pierre Maine de Biran (1766-1824), Henri Bergson (1859-1941) et… Gilles Deleuze (1925-1995). Au-delà d’une même opposition à Kant, un motif commun les rassemblerait : celui de la « nouveauté » affectant chaque fois la pensée, étonnement d’exister chez Biran, surprise devant la durée chez Bergson, choc de la rencontre chez Deleuze.
Au nombre des chapitres qui nous paraissent être les plus originaux, citons « Neurosciences et recherches cognitives » (p. 678-688) et « Les découvertes philosophiques négatives de la physique contemporaine » (p. 689-709). Le premier, en retraçant l’histoire d’une confrontation entre théorie de l’esprit et théorie du cerveau, fait apparaître que l’ancien problème philosophique de « la connaissance d’autrui » ne pouvait plus être posé aujourd’hui sans nous référer à ce que nous savons des structures de la théorie de l’esprit. Il conclut que le cerveau serait devenu « l’organe métaphysique par excellence ».
Le deuxième chapitre met en lumière les bouleversements conceptuels, et la portée positive, induits par la découverte du négatif et du pluralisme en physique contemporaine. Mais les conséquences en sont aussi philosophiques. Par exemple, les grandes catégories ontologiques traditionnelles en seraient bousculées : espace, temps, substance, individualité, causalité.
C’est très probablement une gageure que de vouloir présenter un panorama complet de l’histoire de la philosophie depuis la naissance de celle-ci avant Platon jusqu’aux pensées contemporaines. Il est donc inévitable que l’on puisse regretter certaines absences. Nous avons, par exemple, été surpris par l’absence de l’esthétique chez Kant comme chez Hegel, alors qu’est rappelée chez Nietzsche dans la Naissance de la tragédie l’opposition entre les principes apollinien et dionysiaque.
La philosophe Hannah Arendt (1906-1975) n’a pas voix au chapitre. Elle est seulement citée par rapport à Habermas, dans une courte référence à Condition de l’homme moderne, et par la séparation entre pouvoir et violence dans Du mensonge à la violence.
Parmi les philosophes, sont également absents Diderot et Voltaire au siècle des Lumières, et, plus près de nous, Max Weber, Hans Jonas, pour la philosophie des sciences Gaston Bachelard (est seulement faite une allusion au Nouvel esprit scientifique, p. 707) et Georges Canguilhem, alors que Jean Cavaillès, souvent cité par ce dernier, est présent ; nous aurions pu nous attendre à trouver Emmanuel Levinas ; pourquoi pas, Jacques Bouveresse, Michel Serres, René Girard ? Cette liste n’est évidemment pas limitative mais on sait bien que des choix sont inévitables dans un projet de cette nature.
Enfin, l’objectif de maniabilité et de facilité de lecture est aussi soutenu par trente-sept pages d’« Indications bibliographiques » par chapitre, dix pages d’un « Index des noms », quatorze d’un « Index des notions » et une brève présentation de chacun des contributeurs.
Guy Samama
Emmanuel Levinas, OÈUVRES I., Carnets de captivité et autres inédits, Volume publié sous la responsabilité de Rodolphe Calin et Catherine Chalier. Préface de Jean-Luc Marion Paris, Grasset et Imec, 2009, 499 p., 25 €
Des déchirements d’héritiers ont fait désespérer longtemps que des écrits posthumes de Levinas, inédits et autres, puissent paraître un jour. Voici pourtant le tome I des Œuvres, dans une élégante édition reliée, avec des « Carnets de captivité », des « Écrits sur la captivité » et des « Notes philosophiques diverses ». Trois volumes d’inédits et quatre de textes publiés par Levinas de son vivant sont prévus pour ces Œuvres. Les « Carnets » ici présentés ont été écrits de 1937 à 1950 environ, les « Écrits » (dont un « Hommage à Bergson ») en 1945-1946, les « Notes » de 1950 au début des années 1960. Dans la préface et des notes de bas de pages, R. Calin et C. Chalier disent l’essentiel de ce qu’il faut savoir sur ces documents et leur contenu, et sur les fils qui les relient aux livres publiés plus tard.
R. Calin, qui les a préparés pour l’édition, nous renseigne sur les aspects matériels de ces inédits, rédigés sur des supports de papier assez aléatoires (Levinas affectionnait le verso vierge des cartes d’invitation, sur lesquelles il a écrit en particulier les « notes philosophiques »). Il manque peut-être une courte page de biographie.
Les « Carnets de captivité » s’apparentent à une sorte de journal d’un homme qui s’estime voué à la fois à la philosophie, à la littérature et à la critique. Il avait alors en tête l’écriture d’un roman, ou de plusieurs romans, dont il livre des traces d’élaboration, des réminiscences, des allusions diverses. Curieusement, la captivité elle-même, le traitement des prisonniers, leurs transferts sont relativement peu présents. L’actualité historique de la défaite de la France et de la victoire de l’Allemagne moins encore, sinon de manière distanciée, métaphorique : il est question de la « chute de la draperie ». Prudence d’un homme qui connaît la situation dangereuse des juifs ? « La main sacrilège du gardien pouvait fouiller jusqu’à vos lettres. » On a plutôt, outre des réflexions souvent fulgurantes (où se reconnaissent des thèmes de De l’existence à l’existant, 1947), les échos suscités par des lectures très diverses, religieuses et profanes, philosophiques et littéraires. Échos religieux (bibliques en particulier) d’autant plus que la captivité fut l’occasion, pour des juifs, de retrouvailles avec leur identité spirituelle. Échos littéraires (Proust, Conan Doyle, Anatole France…) et philosophiques aussi, parce qu’il lisait, par exemple, la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, ou Jankélévitch (qu’il critique d’ailleurs, p. 124). Mais la lecture la plus surprenante et la plus instructive sur Levinas et pour nous, avec des passages entiers recopiés, est certainement celle de Léon Bloy (les « Lettres à sa fiancée », datant de 1889-1890) : il y trouve, malgré un vocabulaire qui lui est certes peu familier, l’attention à « la transcendance même de l’ordre du mystère » dans le concret. Nécessité fait certainement loi, mais ces intérêts culturels multiples du juif Levinas semblent parfois éloignés des juifs d’aujourd’hui, alors que la « moralité du ghetto », louable lorsque le ghetto était « toujours victime », « est absurde lorsqu’on participe par toutes ses fibres à la vie politique depuis l’émancipation » (p. 295). Sa judéité n’en est pas moins présente, affirmée avec force. Après la guerre (dans « Écrits sur la captivité »), il parle de « la spiritualité chez le prisonnier israélite », de « l’expérience juive du prisonnier ». Si tous les prisonniers ont connu « un dépouillement qui rendit le sens de l’essentiel », l’humiliation chez les juifs « reprit la saveur biblique de l’élection ». Il déclare aussi – perceptions d’époque ? – qu’« ils (les prisonniers en général) n’ont pas été des bourgeois, et c’est là leur vraie aventure, leur vrai romantisme ». Et il célèbre en Bergson « la grandeur de la conduite » en même temps que le philosophe « rééditant le geste divin de Jupiter » contre « le temps froid de la science devant lequel, jusque-là, tous les philosophes s’inclinaient ».
Les « Notes philosophiques diverses », troisième partie de l’ouvrage, sont plus éclairantes sur la suite. En effet, le plus stupéfiant est certainement la conscience déjà très claire et omniprésente, jusque dans les mots et les formulations, de ce qui sera la musique particulière de la philosophie de Levinas, ce qui fait qu’on la reconnaît aussitôt depuis Totalité et infini. Mais Totalité et infini (1961) semble entièrement là, dans ces notes, comme si le philosophe était déjà en possession de son « système » à l’état d’éclats dispersés. Il suffit pour ainsi dire de se baisser et de ramasser la moisson lévinassienne. Soulignons plutôt quelques aspérités. La référence religieuse – en particulier talmudique –, avec des mots et des passages en hébreu, semble plus nette ou déclarée plus ouvertement que dans le grand livre à venir. Calin et Chalier rappellent à juste titre que l’activité de Levinas était alors (1950-1960) absorbée largement par la direction de l’École normale israélite et l’enseignement de la philosophie aux terminales, et que ses relations avec le monde de l’université et de l’édition étaient assez restreintes. Mais on est aussi dans son explication fondamentale entre philosophie (heideggerienne, occidentale) et tradition biblique. Il y a un danger de la philosophie pour la transcendance, et Levinas semble engagé dans une sorte de combat de Jacob pour le conjurer : c’est presque plus frappant avec ces « notes », qui viennent comme une anthologie de citations, que dans la philosophie ultérieure. On retrouve aussi par moments, mais plus rarement qu’on n’aurait pu s’y attendre, l’âpreté de Difficile liberté (1963). Il arrive qu’il se définisse : « Un tel (Éric Weil par exemple)…, moi… » En se situant par rapport à des interlocuteurs nommés – Heidegger très souvent, mais aussi Merleau-Ponty, Kant, Descartes, Platon…–, il éclaire nos questions, apporte des clarifications nécessaires. Mais plus encore que comme mémoire de ses luttes intellectuelles, les « notes » de ces années 1950 sont passionnantes en ce qu’elles accumulent sans lourdeur, sous forme d’aphorismes et de formules brèves, les réflexions phénoménologiques les plus diverses – sur toutes sortes d’objets, d’institutions (comme l’école), de formes d’expression et de soucis humains (comme la sexualité, l’érotisme, bien présents). Avant Levinas « thématisé » dans ses livres, il y a ainsi, dans ces inédits fragmentés, un Levinas dans son génie en maturation, mais déjà entièrement là, et en tout cas dans la maîtrise de son sujet. Étonnant ! Reste ce mystère, cette anticipation d’une difficulté de sa philosophie, d’un reproche qu’on lui a fait : pas d’allusions, ou si peu, à la « grande histoire » politique, à la vie politique, dans ces carnets et ces notes, sinon par ce qui est dit, déjà, du destin nécessaire « pour la guerre » de la pensée de l’Être. Si « nous sommes philosophes dès que nous n’avons plus voulu de la guerre » (p. 279), faut-il aussi, si nous sommes philosophes, renoncer au politique ?
Jean-Louis Schlegel
Tania Angeloff, HISTOIRE DE LA SOCIÉTÉ CHINOISE. 1949-2009, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2010, 126 p.
Dans de nombreuses publications qui lui sont consacrées, la Chine est abordée sous l’angle des relations (économiques) internationales. Le thème d’une future hégémonie économique puis politique de l’empire du Milieu est souvent au cœur de ces ouvrages, même si la question n’est pas toujours formulée aussi explicitement. Si ces travaux sont souvent d’une grande qualité et traitent d’une question objectivement décisive pour nos sociétés, ils ont peut-être parfois tendance à faire oublier que la Chine est également peuplée d’hommes, de femmes et d’enfants qui n’ont pas forcément comme unique obsession de vider les usines occidentales de leurs ouvriers mais qui ont, eux aussi, à affronter un quotidien changeant et souvent d’une dureté qu’on a du mal à imaginer en Occident. Le grand intérêt du livre de Tania Angeloff est de nous faire comprendre, en une synthèse d’une grande lisibilité, certaines des évolutions majeures de la société chinoise depuis la fondation de la République populaire de Chine (Rpc) en 1949.
Le prisme d’analyse retenu dans cet ouvrage est le « social » vu, d’une part, à travers ses principales structures – famille, éducation, santé, travail – et, d’autre part, dans ses rapports avec le pouvoir politique, autrement dit avec le Parti communiste. Évidemment, deux questions, qui ne sont pas étrangères à la thématique internationale que nous évoquions ci-dessus, sont en filigrane de ce texte : « Y a-t-il plusieurs façons de se moderniser ? Peut-on se moderniser en empruntant les valeurs économiques capitalistes mais sans se réapproprier les valeurs occidentales de démocratie et de libéralisme politique ? »
Les trois premiers chapitres vont de 1949 à la mort de Mao en 1976. L’auteure y souligne, entre autres, que les premières années de la Rpc ont été le théâtre de changements majeurs orchestrés par le Parti communiste non seulement dans le domaine économique avec la collectivisation des terres mais également dans ceux de l’enseignement (nationalisation des écoles et homogénéisation de la formation afin de lutter contre l’illettrisme) et de la famille (avec la loi sur le mariage qui, en instaurant le libre consentement entre époux, s’attaque frontalement aux valeurs ancestrales). Malheureusement, le Grand Bond en avant (1958-1961) puis la Révolution culturelle vont ruiner tout espoir d’une amélioration globale. Le Grand Bond, dont le but proclamé est de dépasser le Royaume-Uni en quinze ans par le biais d’une collectivisation généralisée, va engendrer une famine qui causera la mort de 20 à 30 millions de personnes. Quant à la Révolution culturelle (1965-1969), si prisée en son temps par certains intellectuels germanopratins, elle aboutira à une catastrophe humaine (un million de morts), sociétale (avec la fermeture des écoles et des universités) et économique (avec le chassé-croisé de plusieurs millions de personnes, dont de nombreux « étudiants », entre les villes et les campagnes). On n’est pas étonné, dans ces conditions, d’apprendre que, depuis 1949, 50 millions de Chinois sont passés par les camps et que 20 millions y auraient perdu la vie.
Avec la mort du Grand Timonier, c’est une page de l’histoire de la Rpc qui se ferme. Deng Xiaoping, qui lui succède après une période de troubles, lance en 1978 le mouvement des « Quatre modernisations » dans l’agriculture, l’industrie, les sciences et les technologies et, enfin, la défense nationale. C’est aussi à ce moment-là que naît le mouvement du « Mur de la démocratie » qui réclame, quant à lui, une « cinquième modernisation » : la démocratisation du pays. Les réformes se succèdent : 1979 : politique de l’enfant unique, libéralisation du système des prix et autorisation de créer des entreprises à capitaux mixtes ; 1980 : création de zones économiques spéciales ; 1983 : décollectivisation de la production agricole ; 1985 : réforme de l’éducation… Tout cela va aboutir à une croissance annuelle du Pib de 8%, mais aussi à la multiplication des laissés-pour-compte et à l’exacerbation des mécontentements et, pour finir, aux événements sanglants de juillet 1989.
Mais, loin de freiner le développement de la Chine, les émeutes de 1989 vont conduire, paradoxalement en apparence, à un surinvestissement dans la sphère économique. En effet, dès 1992, Deng entreprend son célèbre « voyage dans le Sud » (zone économiquement la plus dynamique) où il fait l’apologie de la prospérité et lance son célèbre slogan :
Peu importe que le chat soit noir ou blanc du moment qu’il attrape les souris.
Cette nouvelle orientation économique sera officialisée quelques mois plus tard sous la dénomination d’« économie sociale de marché » et sera poursuivie par les successeurs de Deng, Jiang Zemin puis Hu Jintao.
Si cette modernisation à la chinoise va incontestablement entraîner des effets positifs, comme l’émergence et le développement d’une classe moyenne, elle va également produire certains effets dévastateurs. Ainsi, en privilégiant les villes, la politique mise en œuvre conduit à la paupérisation des campagnes. La création d’un marché du travail signifie la fin de l’emploi à vie, du « bol de riz en fer », et par conséquent la misère pour des millions d’ouvriers. De nouvelles questions sociales font leur apparition : détérioration du système de santé, multiplication du nombre de suicides (notamment collectifs), inégalités dans l’éducation (qui touchent en particulier les filles), inégalités entre hommes et femmes face à l’emploi22… Comme le résume l’auteur à propos de ce dernier point : « Le processus de modernisation n’a pas créé les inégalités de genre, mais a bien contribué à les renforcer, avec des différences parmi les femmes » (en particulier celles appartenant aux minorités). On regrettera néanmoins que l’auteure n’insiste pas sur la multiplication des atteintes à l’environnement, tout comme on aurait apprécié d’avoir son analyse sur l’objectif de « société harmonieuse » adopté lors du XVIIe Congrès en octobre 200723.
On serait incomplet si l’on ne signalait pas la présence dans le livre de nombreux encadrés, tous plus intéressants les uns que les autres, portant sur des thèmes aussi divers que l’organisation du pouvoir politique en Chine, l’urbanisation, l’encadrement de la protestation…
Deux informations, pour finir, méritent d’être citées. « En 2009, il existe plus de 1 000 camps disséminés sur le territoire. Leur nombre s’élève à 4 000 si l’on compte les centres de détention que sont certaines usines, fermes ou mines, véritables instruments du développement économique. » Quant à la surveillance cybernétique, elle occupe 60 000 fonctionnaires. À la lecture de tels chiffres, on se dit qu’il n’est pas certain que le marché crée mécaniquement de la démocratie24…
Jean-Paul Maréchal
Brèves
Yannick Dehée et Christian-Marc Bosséno, DICTIONNAIRE DU CINÉMA POPULAIRE FRANÇAIS, Paris, Nouveau Monde éditions, 2009, 898 p., 49 €. Vu par Arnaud Viviant, SERGE GAINSBOURG, Paris, Éditions Hugo et Cie, coll. « Phare’s », 2008, 320 p., 25 €. Stéphane Delestre et Hajar Desanti (sous la dir. de), LE DICTIONNAIRE DES PERSONNAGES POPULAIRES DE LA LITTÉRATURE DES XIXe ET XXe SIÈCLES PAR 100 ÉCRIVAINS D’AUJOURD’HUI. De Cosette à Tarzan et de Tartarin à Zorro, Paris, Le Seuil, 2010, 786 p., 20, 50 €. Daniel Garcia, JEAN-LOUIS BORY, Flammarion, coll. « Grandes biographies », 2009, 270 p., 18 €
On se contente trop souvent d’ignorer les relations rabelaisiennes entre la haute culture et la basse culture au nom d’un procès spontané d’une bêtise télévisuelle qui met à mal les ressorts de l’enseignement et de la culture (les écrans télévisuels étant réduits à la production la plus décevante sans que l’attention soit portée par exemple aux documentaires en tous genres). Dans ce contexte, il n’est pas mauvais que des plumes avisées rappellent la place de la culture populaire dans le cinéma français, l’importance de personnages populaires mythiques et récurrents dans la littérature, et le rôle de passeurs comme le fut un Jean-Louis Bory. Dans le premier cas, les articles rédigés (avec talent et inventivité par des auteurs issus pour beaucoup de la revue Positif) sur des thèmes, des films, des lieux, des techniques, et surtout des comédiens (Jean Carmet, Jean-Pierre Marielle aussi bien qu’Isabelle Huppert, Isabelle Adjani ou la tribu Depardieu) éclairent les ressorts d’un imaginaire cinématographique français qui mélange peu les genres et les styles, comme cela se fait dans la production « à la britannique ». À sa manière, Arnaud Viviant participe de l’esprit de ce dictionnaire dans le livre très original qu’il consacre à l’insaisissable (mais pas tout à fait selon lui…) Serge Gainsbourg. Ce qui lui donne l’occasion de rédiger les articles d’un dictionnaire Gainsbourg avec commentaires de photos à l’appui. Voici les premiers articles : Alcool, Amitié, Aphorismes, Aquoiboniste (« l’aquoiboniste semble planer avec une pure absence de zèle »), Argent, Arrangement, Arts majeurs/Arts mineurs (« Dans un contexte qui favorise les revirements, où abandonner l’Art pour la culture populaire n’est pas une déchéance, Serge Gainsbourg demeure néanmoins élitiste, aristocratique, hautain, dédaigneux. Ce qui distingue à ses yeux les arts majeurs, c’est qu’ils réclament une initiation, un savoir que lui-même aime à exhiber, en le mêlant de conneries, “cette décontraction de l’intelligence” »).
Dans le deuxième cas, on se penche sur des personnages qui ne sont pas des statues mais des fantômes qui passent et reviennent rituellement (Zorro, Tartarin, Fantômas…). Et dans le troisième, on salue une personnalité hybride comme celle de Jean-Louis Bory (professeur légendaire de classe préparatoire littéraire à Montaigne, critique de cinéma au Nouvel Observateur, célèbre duettiste du Masque et la plume…) qui commentait aussi bien les films Nouvelle Vague ou d’avant-garde que des films populaires dits grand public sans confondre les registres. Il y a des années que l’historien Antoine de Baecque, auteur d’un récent Jean-Luc Godard chez Grasset, a montré que les Cahiers du cinéma adoraient Hitchcock, un metteur en scène qui, comme Tim Burton aujourd’hui, touchait aussi bien le public populaire que celui qui se considère comme d’avant-garde ou branché.
O. M.
Vincent Amiel, JOSEPH L. MANKIEWICZ ET SON DOUBLE, Paris, Puf, 2010, 160 p., 14 €
Collaborateur d’Esprit, de Positif et auteur d’un ouvrage sur le Corps au cinéma, Vincent Amiel propose une approche originale de thèmes cinématographiques de l’âge classique hollywoodien en s’appuyant sur le cas de Mankiewicz, le metteur en scène de La comtesse aux pieds nus, de l’épique Cléopâtre, d’Ève et du Limier. En effet, si le cinéma hollywoodien est marqué par une entreprise de séduction (celle qui se déroule sur l’écran pour le spectateur de « la petite salle en noir »), celle-ci s’exprime par le biais de personnages qui sont des étoiles (stars) et traversent le ciel de nos rêves, celui de Mankiewicz se retourne vers l’envers des personnages, vers ce qui leur échappe, leur ombre, leur double. C’est pourquoi Vincent Amiel se penche sur la place du théâtre dans ce cinéma (« Ève, comme Jules César, avec leurs effets de fausses répétitions, de scènes contradictoires juxtaposées […] utilisent la configuration théâtrale pour rendre compte d’un incompréhensible éclatement du monde »), sur la volonté de montrer les limites du spectacle, sur la composition des comédiens (voir les remarques sur le duo Marlon Brando/James Mason dans Jules César) tout en rappelant l’ombre biographique du frère Herman qui joua un grand rôle à Hollywood et fut l’un des artisans (méconnus) du Citizen Kane d’Orson Welles. À travers ces analyses qui pourraient valoir pour un cinéaste émigré de l’Europe nazie comme Max Ophüls, c’est l’image même du cinéma hollywoodien qui est en train de muter, la naissance du nouvel Hollywood des années 1970 alors même que Mankiewicz met en scène des superproductions impressionnantes (« Film sur la séduction, sur le cinéma, sur Hollywood, Cléopâtre est aussi le film sur ce qui lui échappe, sur la part du temps que la conscience ne suffit pas à maîtriser »). Un film moins connu comme L’affaire Cicéron (avec James Mason), qui se passe à Ankara durant la Deuxième Guerre mondiale, met en scène le personnage de l’espion (toujours prêt à jouer double jeu) qui est au cœur du personnage se déplaçant sur l’écran noir.
O. M.
Michel Corajoud, LE PAYSAGE, C’EST L’ENDROIT OÙ LE CIEL ET LA TERRE SE TOUCHENT, Paris, Actes Sud/Ensp, 2010, 272 p., 25 €. Armand Frémont, NORMANDIE SENSIBLE, Paris, Éditions Cercle d’Art, 2009, 264 p., 35 €
La thématique du paysage évolue rapidement en France (voir Les Carnets du paysage, revue de l’École nationale du paysage de Versailles), un pays où il a longtemps désigné le jardin (certes le jardin est celui du Roi à Versailles, celui où s’organise et se mire le pouvoir) alors qu’en Suisse le travail du paysagiste consiste depuis les années 1930 à respecter l’espace public (ce qui signifie que le paysagiste intervient quand un architecte dépasse le cadre de la construction privée). Si on s’opposait il y a encore quelques années sur le caractère « naturel » ou « artialisé » (artificiel) du paysage (voir les travaux de Jacques Roger et Augustin Berque), le recueil de textes difficilement accessibles de Michel Corajoud a le mérite de « remettre en scène le paysage ». À travers les sept séquences (voir surtout la partie sur « Les façons de faire » où le paysagiste revient sur plusieurs de ses réalisations à la Villeneuve de Grenoble, au parc du Sausset, à Lyon ou à Amiens, et la partie « Lieux » où il se penche sur le jardin de Versailles, les ports et les cours…) qui composent le livre, deux thèmes sont récurrents. D’une part, il associe le paysage à la « mise en perspective », à des sites élémentaires (ce qui orchestre simultanément les éléments et les sens) correspondant à des bassins de vie au sens physique et esthétique. Dans cette optique, l’ouvrage entre en résonance avec celui du géographe Armand Frémont sur la Normandie sensible (cette Normandie que l’on met en valeur dans le projet du Grand Paris en misant sur la Seine et l’axe Paris/Le Havre) où l’imaginaire est rapporté à l’apport d’écrivains (Maupassant ou Flaubert) ou de peintres autant qu’à celui des géographes. D’autre part, Corajoud renvoie le paysage à la notion de limite, ce qui permet de ne pas toujours assimiler la réflexion sur les limites urbaines à la seule limite administrative. Alors que la « nature » est notre nouveau « monument » (de monere : ce dont il faut faire mémoire commune), que l’on parle à la fois de nature urbaine et d’urbanisme vert, la limite paysagère est devenue poreuse, trouble, aléatoire. Si le paysage marque la rencontre du ciel et de la terre, d’où le beau titre de ce livre, il n’est pas seulement un horizon mais un ensemble, une caisse de résonance qui n’accompagne pas par hasard les réflexions contemporaines sur la rareté des biens communs, i. e. sur les limites à imaginer dans un monde qui ne peut plus vivre au seul rythme de l’accélération outrancière et de l’illimitation.
O. M.
Tamar Berger, PLACE DIZENGOFF. Une dramaturgie urbaine, Arles, Actes Sud, 2009, 336 p., 23 €
Claude Lévi-Strauss parlait à propos de Tokyo de « ville-palimpseste ». L’ouvrage de Tamar Berger, orchestré autour de trois séquences, soulève les couches d’un espace bien circonscrit au sein de la ville de Jaffa (aujourd’hui intégré à Tel Aviv) qui fut successivement une vigne appartenant à un petit propriétaire palestinien assassiné en 1939 par ceux qui le soupçonnaient de trop pactiser avec les colons, un quartier de réfugiés (composé de baraquements) venus d’Europe centrale puis un espace commercial, le « Dizengoff Center », rendu tristement célèbre par l’explosion d’un bus à proximité en 1996. Le début et la fin de l’histoire de ce terrain devenu quartier puis espace commercial sont donc un mort et des morts. Pour la raconter, l’auteur a consulté les actes de propriété rendus accessibles dans le cas de la vigne, puis elle a lu des poèmes et un roman de l’immigration polonaise en Israël (Pour inventaire de Yaacov Shabtaï) qui pose la question même de l’identité et des racines, enfin elle s’est penchée sur les liens des hommes d’affaires, des responsables administratifs et politiques, des urbanistes et des architectes (Niemeyer fut un temps impliqué) qui ont rendu possible la construction de l’espace commercial. À travers ces histoires familiales (celle des Hinawi, celle des Goldman et celle des Pilz), des formes hétérogènes de mise en mémoire (histoires foncières, romans, urbanisme), elle décrit un monde en train de se transformer dans un micro-espace et souligne à quel point l’espace recouvre le temps… et les espaces précédents. Renvoyant à la question de la Terre, la question israélienne par excellence, ce livre d’une lucidité redoutable rend visible l’invisible en tournant les pages de toutes les mémoires et pas uniquement celles du sol. Un double défaut cependant à ce livre qui relève plus du scénario de cinéma ou du théâtre (le sous-titre en est éloquemment « Une dramaturgie urbaine ») que d’un classique de sciences humaines : son abus de références au livre sur les passages de Walter Benjamin (il y a des auteurs que l’on fatigue à trop les citer) et une traduction sur laquelle on bute trop souvent (c’est la rançon d’un livre transdisciplinaire).
O. M.
Nicolas Verdan, SAGA LE CORBUSIER, Orbe (Suisse), Bernard Campiche éditeur, 2009, 192 p., 17 €. LE CORBUSIER. Croquis de voyages et études, Textes choisis et présentés par Philippe Duboÿ Paris, La Quinzaine littéraire/Louis Vuitton, 2009, 352 p., 26 €
L’ouvrage de Nicolas Verdan se présente comme une lettre adressée à Le Corbusier grâce à laquelle le romancier qu’il est cherche à mieux comprendre la face cachée d’un architecte qui est aussi son compatriote suisse. De la Suisse, il est question en filigrane puisque N. Verdan, qui l’observe depuis la rive occidentale du lac Léman, ne l’aime pas beaucoup plus que Le Corbusier qui a cherché à la fuir… La Suisse et ses brumes montagnardes, son romantisme blafard, ses forêts. À travers les passions amoureuses, la cabane du midi, le privilège accordé aux villes méditerranéennes comme Alger et sa baie, aux villes-paysages comme Rio de Janeiro, aux rythmes du ciel et à la lumière, aux villes politiques comme Chandigarh, cet ouvrage évoque les mondes intimes et les paysages de Le Corbusier. Plein de notations discrètes, il conforte la thèse selon laquelle Le Corbusier est un dessinateur, un sculpteur (à propos de Ronchamp : « Vous sculptez, au nom des quatre horizons, une machine à émotion, un réceptacle d’ondes »), un peintre fasciné par la mer et le littoral (« Charles-Édouard Jeanneret, dit Le Corbusier, a écrit un jour : “Regardez donc la surface des eaux… Regardez aussi tout l’azur tout rempli, du bien que les hommes auront fait, car, pour finir, tout retourne à la mer” »). Mais en accordant une importance inattendue aux sites et aux paysages, il minore le rejet affirmé du contexte historique, et les procès intentés par Le Corbusier à la ville européenne et à sa dimension chaotique. Ce dont témoignent certains écrits rassemblés par Philippe Duboÿ dans un volume rassemblant dessins et textes (1911-1947), et plus particulièrement les écrits sur New York et sur les aéroports qui montrent combien l’architecte pensait qu’on devait atterrir ou plonger de haut dans une ville. Le défaut de ce livre-lettre est alors de ne pas risquer une interprétation convaincante de la volonté du Maître de faire plier les princes (Mussolini, Vichy…) à ses désirs au nom de la révolution nécessaire indissociable de l’esprit nouveau. On se contente ici de regrets : « Je relis Le Corbusier, je lis ses lettres, je parcours les livres publiés durant la Seconde Guerre mondiale. Je tourne les pages, je n’y trouve pas la mesure du drame humain qui se joue alors dans l’Europe en feu. Je suis moins surpris par son admiration passagère pour Mussolini (il a aussi fait le voyage à Moscou dans les années 1930) et son opportunisme, sans bornes, sous Vichy que par son absence de commentaires sur le sort réservé aux civils. Point non plus trace d’antisémitisme dans ses écrits des années
1940. » Si Le Corbusier n’est pas le concepteur-auteur de Brasilia comme Oscar Niemeyer et Lucio Costa, cette ville met en scène de l’urbanisme sectorisé et fonctionnaliste comme nulle part ailleurs au monde. Sauf à Firminy, la ville de Le Corbusier, que l’on transforme progressivement en musée à défaut de pouvoir vraiment l’habiter. Le décalage entre l’artiste et l’utopiste qui décide de la manière de vivre pour les autres n’est donc guère éclairé par le livre, et les pages finales ne sont pas les plus convaincantes (face à la mort, à la guerre, ces emblèmes du xxe siècle, le geste artistique est toujours une réponse !).
O. M.
Jean-Louis Laville, POLITIQUE DE L’ASSOCIATION, Paris, Le Seuil, 2010, 360 p., 20 €. Jean-Louis Laville et Pascal Glémain (sous la dir. de), L’ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE AUX PRISES AVEC LA GESTION, Paris, Desclée de Brouwer, 2010, 480 p., 28 €
Spécialiste incontesté de l’économie solidaire, Jean-Louis Laville, professeur au Conservatoire national des arts et métiers, propose une théorie générale de l’associationnisme. Cet ouvrage mêle l’histoire de la pensée sociale sur plusieurs siècles aux réalisations actuelles en matière de tiers secteur et d’économie « autre » que capitalistique car, pour l’auteur, c’est justement cette « intrication entre pratiques et idées » qui est essentielle à la compréhension de l’associationnisme, de ses succès comme de ses éclipses. Il nous entraîne dans la République des Guaranis, que les jésuites ont impulsée avec les communautés indiennes, tout comme il nous expose le fonctionnement des nombreux regroupements populaires adoptant la mutuelle comme forme d’économie solidaire, en Amérique latine, aux États-Unis ou en Europe. Nous croisons Buchez, Fourier, Bourgeois et bien sûr Charles Gide en d’incessants aller-retour entre les premières tentatives, plus ou moins philanthropiques, d’inventer d’autres types de répartition et les plus récentes innovations en matière de microcrédits. Pour chaque cas étudié, Jean-Louis Laville n’hésite pas à évoquer ses limites ou ses imperfections, ne brandissant pas l’associationnisme comme « solution pure et parfaite » à la question sociale générée par le capitalisme marchand. Il explore, avec passion, ces alternatives et tente d’en mesurer les effets pour les participants (souvent bénévoles), ainsi examine-t-il l’économie populaire, les services de proximité, le commerce équitable, la microfinance et les monnaies sociales, au Pérou comme en France, ou ailleurs. À la suite de J. Allard et J. Matthaei, il considère que l’économie solidaire « ne crée pas de pratiques pour se conformer à des principes mais elle crée des principes pour traduire des pratiques ». Avec la crise économique, ces principes devraient se traduire en expérimentations… C’est l’objet du second ouvrage, qui rassemble neuf contributions, démontant les mécanismes gestionnaires d’un groupe bancaire coopératif, le traitement des ressources humaines dans des entreprises d’insertion, la mobilisation des salariés dans les sociétés coopératives (Scop), les relations Nord-Sud dans le commerce équitable de la filière textile, les nouvelles solidarités portées par les entreprises sociales… En France, l’économie solidaire représente deux millions d’emplois, ce qui la sort de la marginalité et confère à l’associationnisme sa dimension politique dans la quête d’une autre économie…
Th. P.
Bernard Gazier, JOHN MAYNARD KEYNES, Paris, puf, coll. « Que sais-je ? », 2009, 128 p., 9 €. Bernard Gazier, LA CRISE DE 1929, Paris, puf, coll. « Que sais-je ? », 2009, 128 p., 9 €
La crise actuelle, se demande-t-on parfois, déclenchée par l’effondrement des bourses en 2008, aura-t-elle son Keynes qui trouvera le remède aux déséquilibres actuels comme l’économiste britannique avait trouvé une réponse à ceux des années 1930 ? À lire en continu ces deux ouvrages, il apparaît que le lien entre les leçons du krach et le développement du keynesianisme n’a pourtant rien d’évident. Keynes lui-même n’a pas consacré une grande attention à l’explication systématique de la crise et le New Deal de Roosevelt, peu impressionné par ses rencontres avec l’auteur de la Théorie générale, reprenait pour l’essentiel des recettes d’interventions publiques éprouvées (mais reste hostile aux déficits publics). L’originalité de Keynes, ici, consiste à se détourner de la question des causes et des enchaînements de la crise et de privilégier l’avenir et les objectifs, surtout le plein-emploi. Mais la crise actuelle, à l’inverse, justifie à nouveau de se pencher sur les mécanismes comme ceux de la spéculation ou du contournement des règles bancaires qui ont provoqué une panique d’ampleur mondiale. Au-delà de l’importance de la prise en compte du chômage involontaire, l’autre grand chantier d’intervention de Keynes, y compris dans une position politique, portait sur le système monétaire international, qui mit longtemps à se reconfigurer des années 1920 aux années 1940 et qui prend, à nouveau avec la crise en cours, une nouvelle acuité dans les débats entre dollar, euro et yuan. Si, au final, le parallèle doit rester prudent entre les deux périodes, l’auteur fait bien ressortir la variété des expressions nationales de la crise et le constat qu’il s’agissait bien, comme sans doute aujourd’hui, d’une « rupture de trajectoire à l’échelle mondiale ».
M.-O. P.
Sophie Gherardi, PÉCHÉS CAPITAUX. Le roman de la crise financière, Paris, Grasset, 2009, 220 p., 13 €
Tiré d’une série d’articles parus dans La Tribune dont l’auteur est directrice adjointe de la rédaction, ce livre met en valeur à la fois la dimension romanesque de la crise de 2007-2008 et un art du récit et du portrait qui donne à voir les moments déterminants de la panique qui a traversé la planète financière. La description analytique des mécanismes de la crise tend à faire oublier que la pièce ne se joue pas sans acteurs. On a beaucoup parlé de « l’inquiétude des marchés » ou de « l’intervention des banques centrales » ou encore de « la réactivité des États » mais qui agit derrière ces entités collectives et dans quelles circonstances ? Dans un moment où les agents économiques sentent le sol se dérober sous leurs pieds, où les mécanismes habituels sont pris en défaut, où les routines n’ont plus de sens, ce sont des personnalités et des caractères qui reprennent le dessus. D’où l’intérêt du pari de cette série de chapitres qui nous présentent les grands et les petits acteurs de cette histoire aux États-Unis, en Europe mais aussi en Russie et en Chine. Où l’on voit que si les événements ont échappé à la plupart des opérateurs, certains ont été plus lucides que d’autres, ce qui donne au drame sa dimension humaine.
M.-O. P.
Michel Crépu, LECTURE. Journal littéraire 2002-2009, Paris, Gallimard, coll. « L’infini », 2009, 475 p., 25 €
Ce volume regroupe les chroniques, abrégées ou développées, du « journal littéraire », très suivi, que le directeur de la Revue des deux mondes publie chaque mois. Auteur de livres consacrés à Charles du Bos et Sainte-Beuve, il n’ignore rien de la tradition française de la critique, d’un art dégagé de la flânerie littéraire ni des contraintes du rendez-vous régulier. Au gré des parutions, mais surtout de ses propres fantaisies – quand il ne trouve rien de plus urgent que de relire un extrait de Proust, de Bloy ou de Soljenitsyne et qu’il nous convainc, sans faire la leçon, qu’il s’agit bien en effet d’une priorité dont nous avons tort de nous priver au nom de l’« actualité » –, il fait partager ses trouvailles, ses promenades, ses conversations. L’exercice astreignant du « journal » mensuel ne lui semble jamais pesant. Le propos est toujours gourmand, libre de toute position d’autorité, de lourdeur savante, de prétention docte et satisfaite. Le hasard, la curiosité, le plaisir guident la plume et l’art de la citation est loin des références convenues. « Tout y est gratuit, décisif, léger, essentiel », écrit-il dans sa préface, mimant dans l’alternance des adjectifs le tressage du sérieux et du léger qui parcourt tous les textes. S’il raconte la vie littéraire telle qu’il la suit, en parvenant, tour de force de style, à nous faire croire qu’elle est encore irriguée d’échanges et de sociabilité, il tient à distance les « grandeurs d’établissements » et se garde des préventions bien françaises comme celle qui exclut du monde des lettres et de l’intelligence les écrivains religieux et les théologiens. L’indifférence aux partages obligés est affichée dans le choix de la collection d’une autre revue, L’Infini, pour accueillir ces textes de la Revue des deux mondes. Non que Michel Crépu revendique un rapprochement entre la revue des romantiques (devenue au cours du xixe antichambre de l’Académie) qu’il dirige et celle des modernistes assagis, assimilés par Gallimard, « quartier général » des Lettres. Il ne revendique rien, ni ne proclame autre chose que le choix de l’éclectisme, qui s’accorde parfaitement à ce format de la chronique quotidienne.
M.-O. P.
Claude-Marie Trémois, LA RONDE DES GILLES, Lyon, Aléas, 2009, 146 p., 14 €
Longtemps critique de cinéma à Télérama, Claude-Marie Trémois partage aujourd’hui avec les lecteurs de Réforme et d’Esprit son goût pour un cinéma « sans rien qui pèse ou qui pose » (comme disait Verlaine). Dans ce recueil de textes courts, rassemblés au fil des années, plus proches de l’évocation (poème en prose) que de la nouvelle ou du portrait, il n’est pourtant pas question de cinéma, ni directement ni par réminiscence, mais il est partout question de ce qui lui est essentiel, le visible ou, plutôt, l’invisible. Ces textes sont en effet aimantés par des moments d’épanchement de l’invisible dans le visible : à travers les voyages et les errances au cours desquels des énigmes se résolvent, des hiéroglyphes se laissent déchiffrer, des intuitions prennent consistance, on suit toujours l’attente d’une révélation, d’un moment d’épiphanie. L’exactitude du vocabulaire, qui ne craint pas le mot rare, le nom des plantes, le nom des lieux (« un petit cloître fleuri de roses : San Damiano, près d’Assise ; un jardin planté d’eucalyptus : le couvent de Pia »), exprime dans la phrase ce désir de rendre sensible ce qui nous entoure et qu’on ne sait pas voir. Les personnages, venus de la Bible, des contes anciens, de la fantaisie de l’auteur ou d’une Italie de théâtre (Gilles, Pierrot, Colombine…) souvent reliés les uns aux autres par des fils invisibles, par des correspondances secrètes, découvrent au terme de leur quête ou, au contraire, quand ils ne s’y attendent plus, un autre regard, le vrai regard : leurs yeux aperçoivent « des failles, des grottes, des passages qui jusque-là demeuraient invisibles. Comme si, sous le monde des vivants, s’en emboîtait un autre, en tout point semblable, coïncidant exactement avec le premier, mais infiniment plus riche ».
M.-O. P.
Daniel Arasse, LE PORTRAIT DU DIABLE, Paris, Les éditions Arkhê, 2009, 128 p., 14, 90 €
Cette toute jeune maison d’édition fait le pari des sciences humaines avec des textes de qualité, soignés dans la présentation et les illustrations. Cette étude de Daniel Arasse sur l’évolution des représentations du diable depuis la Renaissance illustre parfaitement ce projet. Il s’agit, pour l’historien de la peinture et exceptionnel commentateur de tableaux, de repérer les étapes de l’intériorisation puis de la sécularisation de la question du mal à travers la peinture. Longtemps peint sous forme allégorique, grotesque ou animale, le diable change de visage à mesure que l’influence humaniste se diffuse en Europe et que la théologie se centre sur la figure du Christ. Il se présente, ou se voile, sous des traits humains. D’où la question posée au peintre : comment faire un portrait d’homme où se lise la marque du mal ? Intégrant alors un corpus inattendu à son étude, il montre que c’est à la nosographie médicale puis à l’anthropométrie policière que l’histoire des représentations doit glisser pour suivre la trace des représentations inquiètes d’une malignité dont on ne sait plus bien isoler les apparences.
M.-O. P.
Bernard Bourdin, LA MÉDIATION CHRÉTIENNE EN QUESTION. Les jeux de Léviathan, Paris, Le Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2009, 249 p., 28 €
Ce livre est une exposition méthodique de ce qu’est le « théologico-politique », de son apparition dans les premiers siècles chrétiens, de sa crise médiévale autour de l’« universel », puis de son « installation » moderne, avec les insistances différentes voire opposées de Spinoza, Hobbes, Locke, Rousseau. Le point de départ de l’auteur et le cadre de son essai sont constitués par l’opposition entre Erik Peterson, qui prétend (en contexte de montée de l’hitlérisme) que le christianisme récuse, par sa doctrine trinitaire, toute doctrine théologico-politique, et Carl Schmitt qui, dès les années 1920, avait élaboré sa première Théologie politique, soulignant au contraire l’omniprésence du religieux chrétien sécularisé dans le politique moderne. B. Bourdin donne, avec des arguments convaincants et nuancés, raison à C. Schmitt. Sans tomber dans un argument facile, on peut dire que la réfutation de Peterson reste « un geste éminemment politique ». Il s’agit toujours et encore, même dans nos politiques sécularisées à l’extrême, de penser la tension entre le politique et le religieux – même quand empiriquement l’un des deux pôles semble faire défaut, comme c’est le cas aujourd’hui de la médiation chrétienne, expulsée en fin de compte après les guerres de religion alors qu’elle était une des matrices essentielles du politique moderne – qu’on en considère le versant positif ou les facettes négatives. De là le titre quelque peu sibyllin, alors que l’ouvrage est une introduction beaucoup plus large et fondamentale à une expression aujourd’hui banalisée, dont on finit par ignorer les origines historiques et le sens philosophique et théologique.
J.-L. S.
Jacques Beauchard, MON MALHEUR ARABE, Nantes, L’Atalante, 2010, 110 p., 10 €
Pierre Laruelle, enseignant français en mission à Beyrouth, mais aussi à N’Djamena, est certainement le double de l’auteur, car ce récit, très bien écrit, semble grandement autobiographique. L’auteur, ne l’oublions pas, a déjà publié Beyrouth, la ville, la mort (2006) et Liban mon amour (2007), c’est dire, si ces contrées sont chevillées à son propre destin. Et d’une certaine manière, c’est la raison de cette obsession arabe que cette histoire tente d’éclairer, de comprendre, plus que d’analyser rationnellement. De fait, rien ne relève de la raison dans ces villes tourmentées, violentées, meurtries et néanmoins vivantes, joyeuses, chantantes, seule la passion, dans son désordre, apporte un semblant d’explication… Les événements politiques contemporains qui déchirent le Liban, comme ceux qui provoquent mille explosions meurtrières en Algérie, exigent pour être interprétés de solides retours au passé et des incursions dans les contradictions qui assaillent les pouvoirs en place, comme leurs contre-pouvoirs du reste. Ces pays sont sous tension. Et cela ne date pas d’hier. D’où le rappel de l’histoire coloniale. Et là, ce qui se passe en Algérie ou au Liban concerne directement la France. Le personnage se remémore une discussion avec son père en 1956, puis son appel à servir sous les drapeaux en 1959 et son envoi en Algérie, alors en « pacification » (on ne dit pas « en guerre », car l’Algérie appartient à l’Empire et un Empire ne peut être en guerre avec lui-même), sa découverte d’un « ailleurs », pourtant si proche, qui lui collera d’autant plus à la peau que, lors d’une embuscade, il sera épargné par un tireur pourtant en position pour l’abattre. La mort n’était pas de la partie. Depuis, le « malheur arabe » accompagne Pierre Laruelle dans ses moindres cheminements…
Th. P.
En écho
SERVICE PUBLIC – Raison présente publie un dossier sur « L’enjeu du service public » (1er trimestre 2010, no 154, 13, 50 €, union.rationaliste@wanadoo.fr) qui comporte un entretien avec Guillaume Pépy, l’actuel directeur de la Sncf, et un texte de l’ancien ministre communiste Anicet Le Pors. Pour qui veut comprendre les ressorts de la conception gaullo-communiste du service public, cela est fort intéressant.
ENFANCE – Dans Penser/Rêver (printemps 2010, no 17, Éditions de l’Olivier), on peut lire un dossier sur l’enfance intitulé « À quoi servent les enfants ? » où l’on retrouve bien des auteurs réguliers de cette revue parmi lesquels Jean-Michel Rey et Laurence Kahn.
TEMPS MODERNES – Les Temps modernes (janvier-mars 2010) publient un ensemble substantiel sur les liens qui se nouent entre l’Afrique et la Chine, des liens qui tendent à se solidifier sur le plan économique et des flux de population. Dans ce même numéro, Tiennot Grumbach décortique les implications de la contre-réforme libérale sur le plan du droit du travail. C’est d’ailleurs aux nouveaux conflits du travail que Projet (mars 2010, no 315) consacre un dossier (Guy Groux, J. Kaspar). Mais on prêtera une attention particulière aux textes concernant l’avenir du numérique (voir ce numéro d’Esprit).
CINÉMA – La revue CinémAction (fondée par Guy Hennebelle) publie un ensemble original (no 134, éditions Charles Corlet) sur les rapports contemporains du cinéma avec les croyances et le sacré. Dirigé par Agnès Devictor et Kristian Feigelson, ce numéro aborde successivement le « dispositif cinéma avec sa magie et ses croyances » (articles d’Alain Bergala et de Pierre Renouvin entre autres…), les divinités et figures du monothéisme au cinéma et les auteurs emblématiques de la mise en scène du sacré (Tarkovski, Paradjanov, Dreyer, Bresson, Pasolini, Rossellini, Kiarostami, Visconti, Bergman, Godard…). Un numéro fort riche qui renoue avec les thématiques chères à André Bazin sur le visible et l’invisible au cinéma.
DISSENT – Dans la revue de Michaël Walzer, Dissent (hiver 2010), on lira un dossier sur les rapports des intellectuels américains à l’Amérique (“Intellectuals and Their America”), avec des contributions de E. J. Dionne jr, Martha Nussbaum, Michael Tomasky…
CAMUS – « Le premier homme à cinquante ans » : parmi les commémorations consacrées au romancier, cet ensemble réuni par Guy Samama pour la revue Approches (104, rue de Vaugirard, 75006 Paris, voir le site www.approches.net) a le mérite de faire ressortir la complexité de Camus comme penseur politique (Denis Salas, Daniel Lindenberg…) et comme philosophe : Jean-François Mattei, notamment, s’interroge sur son nihilisme et son lien avec Nietzsche, Gérard Lurol reprend la lecture de Camus par Emmanuel Mounier… Ce numéro marque un nouveau départ, sous l’impulsion de Guy Samama, pour cette revue à laquelle nous souhaitons de pouvoir faire encore de nombreux numéros aussi riches et éclairants.
INTERNATIONAL – Pierre Hassner propose dans le numéro d’avril 2010 de la revue Défense nationale un panorama inquiet des relations internationales sous le titre « Incertitudes stratégiques et ambiguïtés politiques ». Les outils d’analyse de la réflexion diplomatique et stratégique sont-ils encore adaptés devant un monde où les deux dynamiques dominantes pouvant conduire à des conflits sont celles de la technique et des passions ? En montrant les contradictions actuelles de la dissuasion (dossier nucléaire, Iran) et de l’intervention (Irak, Afghanistan), il rappelle que le rôle de médiation et d’arbitrage du politique est d’autant plus indispensable au moment où les oppositions entre sécurité et solidarités paraissent plus insurmontables que jamais.
GÉNÉRATIONS – Dans la perspective du débat sur la réforme des retraites qui vient de s’ouvrir, Alternatives économiques propose un dossier hors-série bien venu sur les « Générations » (3e trimestre 2010, no 85, 5, 90 €) avec des contributions de François Héran, Louis Chauvel, Bruno Palier et Hugues Lagrange. Si l’état des lieux et les clés de compréhension permettent de remettre en cause les idées reçues sur le vieillissement et les trajectoires d’entrée dans la vie active, le numéro a aussi le mérite de rendre plus explicites les controverses portant sur les injustices entre générations : pour Denis Clerc, l’arbitrage implicite fait en France ne favorise pas les papyboomers. Reste à voir les choix qui seront faits dans la réforme à venir, dont les effets se feront sentir sur les actifs qui commencent à travailler beaucoup plus que sur ceux qui sont sur le point de prendre leur retraite…
NUMÉRIQUE – Plutôt que de dépeindre une nouvelle fois le marasme dans lequel est plongée l’industrie musicale et de pointer du doigt le culte de la gratuité sur la toile, Maya Bacache, Marc Bourreau, Michel Gensollen et François Moreau (les Musiciens dans la révolution numérique. Inquiétude et enthousiasme, édité par l’Irma, Centre d’information et de ressources pour les musiques actuelles, 2009, 122 p., 10 €) consacrent une enquête aux premiers concernés, les artistes, étonnamment absents du débat. Outre les flagrantes disparités de leurs statuts, de la star de variété au contrebassiste en mal de reconnaissance, on découvre que les artistes ont su s’adapter à la nouvelle donne numérique avec une bien plus grande aisance que les autres maillons de la chaîne du disque (labels, éditeurs, distributeurs). Cette révolution technologique a ainsi bouleversé toutes les étapes de la production musicale tant dans la création, par la baisse des coûts de production permise par le numérique, que dans la diffusion et la promotion de leurs œuvres par l’utilisation de l’internet via Myspace ou des sites de streaming comme Deezer. Les artistes et musiciens interprètes se retrouvent ainsi être parmi les plus gros internautes, avec une utilisation quotidienne de cet outil pour plus de 80 % d’entre eux (contre un peu plus de 60 % pour le reste de la population). L’étude se concentrant sur tous ces aspects du passage au numérique, les auteurs se situent donc loin de la focalisation du législateur sur la question du piratage, avec la loi Hadopi puis Lopssi, qui met simplement en exergue l’incompréhension des maisons de disques face aux évolutions en cours. L’enquête dégage ainsi une stratégie alternative de soutien aux artistes pour qui l’internet, malgré les écueils de la gratuité, est un espace novateur propice à la création et la diffusion de leur passion.
AVIS
Les conférences « Esprit Public », organisées par Terra Nova, Esprit, Alternatives économiques et la mairie du 3e arrondissement de Paris se poursuivent jusqu’à l’été. Le 11 mai 2010, nous reviendrons sur les pandémies mondiales avec Frédéric Keck. Le 16 juin, Emmanuel Hoog et Benoît Thieulin nous aideront à faire le point sur les polémiques récurrentes sur la gratuité sur l’internet et la limitation du piratage (19 h-21 h, salle Odette Pilpoul, mairie du 3e, 2, rue Eugène-Spuller, 75003 Paris, Tel : 01 53 01 75 45).
Le séminaire de philosophie du droit conclut ses travaux sur les « Figures de l’antijuridisme. De la pensée française à la critique des droits de l’homme ». Il reçoit le 10 mai 2010, Pierre Zaoui : « La Loi de quel droit (aux racines de l’antijuridisme communiste et anarchiste) ». Le 31 mai 2010, Christophe Jamin : « “Le bon, la brute et le truand” ? Interrogations sur le juridisme dans la pensée de trois civilistes de la première moitié du xxe siècle ». Et enfin le 7 juin 2010, Muriel Rouyer : « L’étatisme français, une source de résistance aux droits de l’individu ? », présentera la dernière séance. Les conférences ont lieu de 18 h à 20 h à l’ENM, 3ter, quai aux fleurs, 75004 Paris ou sont accessibles sur l’internet (www.ihej.org). Contacts : jhubrecht@ihej.org ; mchami@ihej.org, Tel : 01 40 51 02 51, Fax : 01 44 07 13 88.
« Le Dieu des peintres et des sculpteurs. L’invisible incarné » : le théologien et historien François Boespflug est l’invité cette année de la Chaire du Louvre. La série de conférences qu’il prononcera les lundis 10, 17, 31 et les jeudis 20 et 27 mai 2010 portera sur l’image interdite, l’incarnation, l’abstraction, la liberté artistique et le visible. Auditorium du Louvre, 19 h-20 h 30, renseignements : 01 40 20 53 17, www.louvre.fr
Le mois prochain, les questions philosophiques de nos rapports avec le monde animal seront présentées dans un dossier coordonné par Dominique Lestel. En juillet, nous anticiperons les deux échéances des grands débats sociaux sur les retraites et sur la dépendance en consacrant un dossier au vieillissement et à l’expérience du grand âge. En août-septembre, le dossier sera consacré à la figure et à l’œuvre d’Ivan Illich dont l’influence ne cesse de se faire sentir malgré la transformation des questions économiques et environnementales au sein desquelles ses travaux avaient été tout d’abord accueillis. À la rentrée, nous nous demanderons ce qui reste des grandes turbulences économiques des deux dernières années : a-t-on vécu une crise pour rien ?
- 1.
« Le déclin du catholicisme européen », Esprit, février 2010.
- 2.
Jean-Louis Chrétien, Conscience et roman. I. La conscience au grand jour, Paris, Minuit, 2009.
- 3.
Étienne Klein, Galilée et les Indiens, Paris, Flammarion, coll. « Café Voltaire », 2008.
- 4.
Voir également sur ce point Jean-Louis Schlegel, Marianne, 27 mars 2010.
- 5.
Voir par exemple William Cavanaugh, Torture et eucharistie, 1998, trad. de l’anglais par Cécile et Jacqueline Rastoin, Paris, Ad Solem/Cerf, 2009.
- 6.
Jean-Claude Michéa, l’Empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale, Castelnaule-Lez, Climats, 2007.
- 7.
Jean-Pierre Denis, Pourquoi le christianisme fait scandale. Éloge d’une contre-culture, Paris, Le Seuil, à paraître en septembre 2010.
- 8.
Le mot « intransigeantisme » (face au moderne) dit bien ce qu’il veut dire ; l’intégralisme s’oppose au libéralisme qui choisit sa part publique et privée de catholicisme. Nous reviendrons sur la Radical Orthodoxy.
- 9.
Alison des Forges, Aucun témoin ne doit survivre, Paris, Karthala, 1999, p. 219-222.
- 10.
Jean Hatzfeld, Une saison de machettes, Paris, Le Seuil, 2003.
- 11.
Per Olof Enquist, Hess, Paris, L’Herne, 1971.
- 12.
Id., le Départ des musiciens, Paris, Flammarion, 1980.
- 13.
P. O. Enquist, l’Extradition des Baltes, Arles, Actes Sud, 1985.
- 14.
Id., la Nuit des tribades, Paris, L’Avant-Scène Théâtre, no 633, 1978.
- 15.
Id., la Bibliothèque du capitaine Nemo, Arles, Actes Sud, 1992.
- 16.
P. O. Enquist, le Médecin personnel du roi, Arles, Actes Sud, 2000.
- 17.
P. O. Enquist, Blanche et Marie, Arles, Actes Sud, 2005.
- 18.
Naomi Klein, la Stratégie du choc, Paris, Leméac/Actes Sud, 2008.
- 19.
Libération du 19 mars 2008.
- 20.
Claude Berri rencontre Leo Castelli, film d’Ann Hindry (Paris, Renn Productions, 1990).
- 21.
Annie Cohen-Solal, Un jour ils auront des peintres, Paris, Gallimard, 2001.
- 22.
Tous ces problèmes constituent les thèmes abordés par le « cinéma indépendant » chinois. On lira avec intérêt le dernier numéro de Perspectives chinoises : « Le cinéma indépendant chinois. Filmer dans l’“espace du peuple” », 2010, no 1.
- 23.
Sur ce point, on se reportera au numéro spécial de Perspectives chinoises intitulé « En marche vers la société d’harmonie », 2007, no 3.
- 24.
Sur l’exportation par la Chine de mauvaises pratiques et donc sur l’éventuel succès d’un « consensus de Pékin », on lira par exemple Chris Patten, What Next? Surviving the Twenty-Fisrt Century, Penguin Books, 2009, p. 346 sqq.