Le tirage au sort en politique
Largement utilisé dans les démocraties anciennes, le tirage au sort a été marginalisé à l’âge moderne. Pourtant, l’intérêt nouveau pour les procédures de démocratie participative ou les jurys citoyens remet cette idée au goût du jour. À quelles conditions le recours à cette méthode de sélection et de choix peut-il être utile pour renouveler nos prises de décisions politiques ?
Le tirage au sort a été massivement utilisé pour désigner les titulaires de fonctions politiques dans l’Athènes antique et dans les républiques italiennes de la fin du Moyen Âge. Son usage aujourd’hui est quasiment limité à la désignation des jurys dans certaines procédures judiciaires, une pratique qui remonte à 1682, quand furent combinés, en Caroline du Sud, le tirage au sort tel qu’il était préconisé par Harrington, théoricien républicain du xviie siècle, et la forme anglo-scandinave du jury1.
Dans sa campagne présidentielle de 2007, Ségolène Royal, en inscrivant des jurys de citoyens dans son programme, a introduit quelque chose d’insolite, tant l’idée de recourir au tirage au sort fait désormais figure de pratique oubliée, absente du contexte politique moderne. Une part, au moins, de l’hostilité qu’a pu susciter une telle proposition est liée à un oubli de l’importance qu’avait prise cette procédure dans notre héritage démocratique. Le pourquoi de cette importance est encore plus méconnu. Je soupçonne cependant que le plus grand obstacle à toute évaluation de cette ancienne idée vient du fait que son évocation aujourd’hui comporte souvent trop peu d’information sur le détail des opérations et sur le type d’efficacité qu’elles visent. Faute de quoi, l’idée de recourir au tirage au sort tombe aisément sous le coup de la bonne vieille critique éclairée : l’usage du tirage n’est qu’une irresponsable et dangereuse abdication de la raison et de la morale2.
Dans cet article, je soutiendrai que des procédures comportant le tirage au sort contribueraient positivement au fonctionnement de nos systèmes démocratiques. La mise en œuvre de ce potentiel, cependant, dépend beaucoup du dessein d’ensemble et de la façon dont la procédure est pensée et pratiquée dans ce cadre.
Les avantages de l’irrationnel
Une bonne approche (la meilleure, à mon avis) du tirage au sort est de le comprendre comme invention humaine d’un mécanisme de décision excluant délibérément la raison lors de l’évaluation d’options disponibles. Je propose d’appeler ce caractère crucial et ce moment singulier le blind break3, car c’est sur ce point et à ce stade que se produit l’effet essentiel du tirage. Il se produit dans un second temps, après qu’ont été prises les décisions relatives à la taille et à la nature de la population concernée (the pool) et, bien sûr, avant le résultat obtenu. C’est à ce moment précis que s’effectue la rupture avec une faculté humaine de calcul, de choix ou de différenciation. Ainsi, une procédure incluant l’usage du tirage au sort additionnera, durant ses différentes phases de conception et d’activation, des éléments rationnels et non rationnels, mais son effet crucial reposera entièrement sur le blind break. Si ce moment de rupture est gâté par des préparatifs ou des manipulations, alors la procédure n’est plus un tirage au sort digne de ce nom.
À ces premiers points s’ajoutent d’autres éléments de complexité. Ce que le tirage exclut de son mode opératoire, ce n’est pas seulement le calcul « rationnel » mais aussi tous les autres types de calcul qui peuvent entrer dans une prise de décision par un être humain : ni émotion, ni préjugé, ni amour, ni haine, ni désir, ni jugement moral, ni penchant religieux ne déterminent le résultat d’un tirage au sort (et cette liste est infinie). Le tirage au sort exclut aussi bien les mauvaises raisons que les bonnes. En ce sens, il faut dire que le tirage au sort est a-rationnel plutôt qu’irrationnel.
Nous voici au cœur du sujet : alors même que le tirage est en soi a-rationnel, la volonté de l’utiliser peut s’inscrire dans une procédure plus vaste, dont les principes comme les finalités seront rationnels et fonctionnels. C’est pourquoi l’usage du tirage au sort est bénéfique quand les concepteurs de la procédure ont en vue une finalité bien définie et que celle-ci requiert un mécanisme a-rationnel. Autrement dit, il convient que la vertu du blind break ait été bien identifiée en fonction de la situation et que ses avantages apparaissent supérieurs au processus de décision rationnel ou conventionnel.
La chose présente une autre difficulté : puisque le tirage au sort évacue tous les calculs humains de son mode opératoire, il ne peut donc départager ceux-ci. Tous ces calculs sont exclus en bloc et, inévitablement, les avantages mêmes d’un tel calcul non humain viennent en bloc. Nous pouvons, par exemple, utiliser le tirage au sort parce qu’il garantit que la décision sera impartiale (ce que nous voulons) mais nous devons admettre alors qu’elle sera imprévisible (ce que nous ne souhaitons pas). Pour cette raison, quiconque propose une procédure de tirage au sort doit mettre en balance ses avantages et ses inconvénients. Il faudra parfois corriger les effets indésirables par l’adjonction de mécanismes rationnels à la procédure. Ainsi, il est juste que la sélection d’un jury par tirage au sort soit soumise devant la Cour à l’éventuelle contestation des représentants de l’accusation et de la défense. Le tirage au sort avait permis d’écarter toute intervention dans la sélection initiale des jurés. La contestation permet de rectifier l’éventuelle désignation aléatoire de personnes ayant des intérêts liés à la cause qui sera jugée. De même, la dokimasia constituait, dans l’Athènes antique, un examen de vérification des droits civiques possédés par les titulaires de fonctions politiques (stratèges, conseillers, magistrats, juges jusqu’aux simples exécutants) qui venaient d’être élus par un tirage au sort ou un vote. Souvent simple formalité, l’examen a parfois servi de très sérieux test de détection des affiliations politiques des candidats, notamment lors de la restauration démocratique de 403 avant Jésus-Christ qui mit fin à la brève période oligarchique des Trente Tyrans4.
Départager les candidats en amont
C’est cette combinaison du rationnel et de l’a-rationnel qui compte avant tout dans la conception des procédures utilisant le tirage au sort. On a toujours dit, à l’encontre du tirage au sort en politique, que les personnes ainsi sélectionnées n’auraient pas les compétences requises par les fonctions en question. Bien que ces critiques aient constamment attribué ce défaut de compétence à la nature du tirage en tant que tel, il faut dire, au contraire, que les conséquences du tirage en matière d’incompétence sont dues aux décisions prises en amont de la procédure : des décisions relatives à la nature de la population où s’effectue le tirage ainsi qu’à la nature des fonctions attribuées. Toute procédure bien conçue restreindra la population concernée, ou bien simplifiera la fonction, ou encore prendra toute mesure requise pour ajuster la compétence à la tâche. À Athènes, par exemple, les citoyens élus du sort exerçaient leur fonction dans des collèges (de dix ou plus) et non pas individuellement. Quant aux postes exigeant des compétences spécialisées, ils étaient attribués à l’issue d’un vote. Tous les magistrats étaient soumis à des procédures de vigilance contre la corruption. De ce fait, le seuil d’accès aux fonctions était bas, alors même que les demandes et les attentes envers les magistrats étaient élevées. Les responsabilités étaient accessibles à tous et le travail collégial permettait aux novices d’acquérir de l’expérience grâce au travail en commun5.
Il est également important que l’emploi du tirage au sort dans tout système de décision vienne à l’appui des autres éléments du système et converge avec les finalités d’ensemble. Utiliser le tirage au sort en tant que solution commode et disponible, plutôt que par nécessité de recourir à un mécanisme a-rationnel, violerait ce principe de convergence. Par exemple, on peut utiliser le tirage au sort pour débloquer une délibération collective, mais alors le tirage n’est pas utilisé parce que son caractère a-rationnel est estimé nécessaire mais parce que les participants préfèrent une décision à une absence de décision et ont épuisé tous les critères de choix. Un vote sera un meilleur instrument de déblocage puisqu’il permet de garder en vue le mérite ou tout autre critère distinctif. Ainsi, dans la première version de sa constitution de la Pennsylvanie, William Penn stipulait que, parmi tous les membres du Conseil élus pour trois ans, il faudrait après un an de session, qu’un premier tiers des conseillers soient tirés au sort et quittent leur fonction. De même, un deuxième tiers serait appelé à cesser sa fonction à la fin de la deuxième année. Dans ce processus rotatif, un tiers de nouveaux conseillers serait élu chaque année. Dans la version finale, Penn modifia cette méthode et décida que, dès son élection initiale, le Conseil serait élu par tiers, un premier tiers pour un mandat d’un an, l’autre pour deux ans et le dernier pour trois. L’introduction du tirage au sort dans la première mouture était, au fond, arbitraire, et son abandon se justifiait. Le recours au tirage, dans ce cas, aurait sapé le choix confié aux électeurs. La procédure finalement retenue, au contraire, maintenait et même amplifiait la prérogative des électeurs. Elle permettait aussi aux candidats de briguer un mandat conforme à leur niveau d’engagement6.
Avant de se prononcer pour le tirage au sort, il faut aussi en considérer les avantages attendus. Une approche théorique, parfois envisagée, considère qu’un échantillon d’une population tiré au sort, pourvu que sa taille soit statistiquement suffisante, constitue une représentation adéquate de cette population, par exemple l’équivalent d’une assemblée législative7. Laissons un premier problème de côté et ne jugeons pas si un tel échantillon serait capable de représenter une population au sens fort et actif du terme. Je me demande, au fond, si ce n’est pas attendre trop d’une sélection aléatoire. Il est évident que, en comparaison d’une assemblée de professionnels de la politique, les gens ainsi sélectionnés ressembleraient plus à la population, mais constitueraient-ils pour autant un « peuple en miniature », exacte et juste représentation à laquelle serait confié de cette façon et pour cette raison un pouvoir politique ? Le bon sens suffit à imaginer qu’un tel procédé de sélection pourrait produire des résultats disproportionnés et déséquilibrés à court terme et que de tels effets seraient dangereux et déstabilisants. Plus généralement, et à plus long terme, l’impact d’un tel système sur l’engagement de la population, ses expérimentations successives et leurs résultats contrastés, pourraient peut-être avoir des effets plus positifs. La solution, une fois encore, réside dans la conception d’ensemble de la procédure, car le succès d’une expérience aussi élargie dépend avant tout de la nature des tâches assignées aux citoyens désignés. Le fait que la plupart des sondages utilisent des quotas doit nous rendre assez sceptique quant à un usage purement représentatif du tirage au sort8.
S’il fallait un bon exemple de proportionnalité bien intégrée, la Boulè athénienne (ou conseil des 500) pourrait convenir. Ce conseil était choisi par le sort mais ne l’était pas dans l’ensemble de la population. Avoir plus de trente ans, faire acte de candidature, voir celle-ci soutenue dans la circonscription de base étaient des conditions de participation. La charge, de surcroît, ne pouvait être attribuée deux années consécutives ni plus de deux fois par personne. De plus, l’élection par le sort avait lieu sur la base de circonscriptions locales, le nombre de fonctions étant fixé par un ratio précis de la population citoyenne de chaque circonscription, ce qui constituait un élément de représentation proportionnelle dans la Boulè9. Autant que nous sachions, un tel système abaissait le seuil d’accès aux fonctions en empêchant les plus riches et les plus éduqués de monopoliser la représentation. Le système avait aussi pour objectif d’entraver la constitution de factions au sein du principal lieu de pouvoir athénien.
Pour un usage démocratique
C’est avec ces exemples en tête qu’il est possible de formuler certains principes destinés à régler le recours au tirage au sort.
Le tirage au sort doit être mis en œuvre quand l’a-rationalité (du blind break) ajoute quelque chose de positif à la procédure et à sa finalité. Il doit être clairement établi qu’aucun système fondé sur une rationalité ne serait plus efficace ou plus approprié.
Les concepteurs de la procédure incluant le tirage au sort doivent être capables de faire le partage entre les éléments de la procédure exigeant un choix rationnel et ceux exigeant l’action a-rationnelle du tirage.
Lorsque les avantages du tirage surpassent ses inconvénients, mais que les inconvénients demeurent non négligeables, il convient d’ajouter des correctifs à fondement rationnel capables d’atténuer les effets indésirables.
Le recours au tirage au sort doit s’accorder à la nature et l’ethos du système de décision dans son ensemble et ne saurait saper les autres processus de prise de décision compris dans ce cadre.
Les avantages attendus d’un recours au tirage au sort ne sauraient être autres que ceux attendus d’un processus a-rationnel.
De tels principes nous permettent de mieux comprendre les recours au tirage au sort, de résoudre l’énigme de son importance passée et d’imaginer sa contribution future. Nous pouvons alors évaluer dans quelle mesure la politique pourrait bénéficier de ces mécanismes a-rationnels et déterminer les endroits où leur impact serait le plus fort.
Le premier aspect à considérer, comme nous l’avons déjà vu, est la définition et la taille de la population concernée (the pool) par une méthode rationnelle avant le tirage. Ainsi, bien que le tirage au sort soit généralement associé à l’idée de démocratie, la question « qui gouverne ? » n’est pas résolue directement par le fondement a-rationnel du tirage. Ce que nous visons donc, c’est plutôt la conduite du gouvernement, la mise en œuvre des fonctions politiques et du processus politique. En quoi un mécanisme a-rationnel peut-il y contribuer ?
La réponse, au moins partielle, réside dans le tirage en soi. En excluant « ce qui est humain », il exclut les intentions, les intrigues et les implications. Une loterie est imperméable aux stratégies. Le recours au tirage permet donc d’échapper aux pressions et aux influences. Une loterie est imperméable à la fraude, ce qui permet de designer un « élu » en dehors de toute influence partisane et crée un rapport direct entre le citoyen et l’État. Si nous considérons que placer des militants, des supporteurs, des protégés, des clients aux meilleures places de l’échiquier politique est une des formes les plus constantes du maintien en place des réseaux de pouvoir, un des principaux avantages du tirage au sort devient très clair. Dans les cas les plus extrêmes, le pouvoir de nommer favorise l’autoritarisme, le paternalisme, le corporatisme, l’élitisme et le clanisme. Certains groupes s’autoperpétuent. L’art politique cesse alors de contribuer à un partage équitable des pouvoirs et des moyens d’expression. Il est devenu captif d’intérêts particuliers et procède par arrangements arbitraires. L’État ne garantit plus la liberté et l’état de droit (aussi imparfaitement puisse-t-il le faire) mais sert des intérêts particuliers et partiaux. Ou encore la concentration du pouvoir s’effectue au profit de deux ou plusieurs factions, avec les rivalités qui s’ensuivent. Celles-ci rongent la légitimité de tout processus politique et ouvrent un champ libre à la désillusion et à la violence.
La contribution la plus valable du tirage au sort, son plus grand potentiel, réside dans sa capacité à casser toute tentative de mainmise sur les nominations politiques et parapolitiques, afin d’éliminer toute prise de pouvoir illégitime. Un tel mécanisme tire une légitimité de son impartialité et son ouverture. L’autorité bienveillante qu’il procure, parce qu’elle est hors d’atteinte de toute emprise partisane, est perçue comme appartenant au peuple et au service de tous.
Cette perspective d’ouverture a des précédents historiques. En 1465, un groupe de républicains florentins contesta le régime des Médicis10. Les Médicis se maintenaient au pouvoir depuis 1434 grâce à un clientélisme fondé sur l’intimidation et le favoritisme. Tandis que les institutions florentines demeuraient en place, une dictature de fait régnait derrière cette façade. On continuait à élire certains conseils mais l’accès à ces magistratures était contrôlé par un système de patronage. On était loin du suffrage universel. Dans ces conditions, les républicains présentèrent deux demandes : la garantie d’une totale liberté d’expression et la réintroduction du tirage au sort dans la procédure de formation des conseils. Bien que ce risorgimento ait fini par un échec, le tirage au sort porta un coup durable au clientélisme des Médicis.
Cet exemple est intéressant à plusieurs titres. D’abord, il émanait d’une culture politique ayant connu le tirage au sort pendant au moins deux siècles11. Les Florentins le proposaient donc en pleine connaissance de cause, ayant mesuré ses avantages comme ses inconvénients. De plus, leur demande témoignait que sa faculté de contrecarrer l’arbitraire du pouvoir était prouvée. Ce rôle anti-oligarchique, déjà bien connu à Athènes, était à nouveau mis en lumière. Cet exemple florentin montre à quel point le recours au tirage au sort peut aller de pair avec l’exigence moderne d’extension de la liberté d’expression, de l’égalité d’accès au pouvoir et de la limitation de ses abus.
Cet article, je l’espère, aura contribué à établir qu’il est, premièrement, essentiel de concevoir le dessein d’ensemble et le cadre fonctionnel dans lequel est validé chaque cas de recours au tirage au sort, et qu’il est tout particulièrement nécessaire d’en comprendre les effets a-rationnels. Deuxièmement, qu’il aura montré les différentes dimensions potentielles du tirage dans la désignation des titulaires de certaines fonctions politiques. J’ai, d’une part, à un microniveau, soumis l’utilisation du tirage au sort au critère le plus fonctionnel, afin d’établir qu’il ne doit entrer en politique que dans un dessein auquel il est « spécialement adapté », mais d’un autre côté, à un macroniveau, j’ai souligné le profond impact du tirage sur notre conception de la politique en tant que pratique de la démocratie. C’est en rapprochant ces deux perspectives que les lecteurs saisiront aisément toute la valeur de ce mode de sélection. Rappelons enfin qu’une bonne conceptualisation et une juste perspective ne sauraient suffire, et qu’il faut encore intégrer et mesurer les effets à long terme dans ce dessein. Ces effets induits ajoutés aux principes conceptuels sont la base de toute évaluation et de toute discussion sur le tirage au sort. Nous ne pouvons pas explorer les multiples possibilités du tirage au sort, si nous sommes dépourvus des moyens de distinguer le bon usage du mauvais.
Bien d’autres aspects mériteraient d’être évalués avant de porter un jugement d’ensemble sur les avantages du tirage au sort. Je n’ai guère fait mention de la participation active qu’il entraîne et suscite chez les citoyens. Je n’ai pas non plus abordé la question de sa compatibilité avec le paradigme libéral des votes électifs périodiques, des partis politiques et des élites quasi professionnelles. J’espère néanmoins avoir fourni l’aperçu d’un avenir politique dans lequel de nombreux problèmes de nos démocraties auront été abordés12. Cette vision n’est pas pure spéculation. Ses racines puisent en profondeur dans les traditions politiques de notre héritage démocratique.
Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Gil Delannoi et Oliver Dowlen
Quatre pratiques, une idée ?
Depuis plus de vingt ans, le gouvernement des États-Unis met en jeu annuellement cinquante mille visas de résidence permanente par le biais d’une loterie, l’Immigration Diversity Program. Depuis 2006, les écoles publiques de Bristol tirent au sort les élèves qui obtiendront une place dans leurs classes. À mille cinq cents kilomètres de là, en mai 2008, une centaine de citoyens choisis au hasard parmi les habitants de Rhénanie-Palatinat discutent avec des experts pendant quatre jours de la réforme communale de leur Land. En Allemagne aussi, un mois plus tôt, deux candidats arrivent à égalité aux élections municipales de la ville de Neu Wulmstorf et sont départagés par un jet de pièce. Malgré leur diversité, tous ces événements ont un point en commun : le tirage au sort. Mais a-t-on affaire à la même idée sous-jacente ? Afin d’élucider cette question, il faut analyser les motivations des acteurs ayant mis en place ces procédures.
Aux États-Unis, c’est principalement un souci d’efficacité, de gestion rationnelle des ressources, un calcul coût-avantage. En Angleterre, s’il s’agit bien de la même idée source, l’égalité des chances devient le cœur de l’argumentation : si tous ne peuvent pas entrer, alors il faut choisir de manière impartiale et le tirage permet d’atteindre ce but. Dans le troisième cas, un aspect central s’ajoute aux deux précédents, à savoir le souci d’obtenir un échantillon représentatif de la population qui donnera plus de force aux délibérations. Dans le dernier cas enfin, il s’agit de départager deux compétiteurs arrivés à une complète égalité dans un cadre où la rationalité dans son sens commun atteint sa limite : on a alors recours à une rationalité de deuxième ordre.
À partir de ces exemples concrets, on pourra ainsi schématiquement dégager trois groupes d’usages (pour des lots matériels ou immatériels, des postes et des décisions) et quatre discours. Le premier fortement infusé d’utilitarisme et étudié en détail par Jon Elster1. Le deuxième plus concentré sur une vision radicale de l’égalité que Barbara Goodwin2 a très bien analysé. Le troisième issu de la théorie et de la pratique de la démocratie participative, mis en avant par Ned Crosby3 par exemple, et le dernier défendu il y a presque cent ans par Otto Neurath4 (1914). Le tirage au sort est, contrairement à ce que l’on pourrait penser, une procédure multiforme et souple, non seulement dans ses aspects pratiques mais aussi dans ses justifications.
Antoine Vergne*
*.Doctorant, Freie Universität Berlin, Sciences-Po Paris.
1.Jon Elster, Solomonic Judgments: Studies in the Limitations of Rationality, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.
2.Barbara Goodwin, Justice by Lottery (1993), Exeter, Imprint Academic, 2005.
3.Ned Crosby, Healthy Democracy: Bringing Trustworthy Information to the Voters of America, Edina (Minnesota), Beaver’s Pond Press, 2003.
4.Otto Neurath, « Die verirrten des Cartesius und das Auxiliarmotiv », dans Gesammelte philosophische und methodologische Schriften, vol. 1, Vienne, Hölder-Pichler-Tempsky, 1914, p. 57-67.
- *.
Auteur de The Political Potential of Sortition: A Study of the Random Selection of Citizens for Public Office, Exeter, Imprint Academic, 2008.
- 1.
S’inspirant du système de la république de Venise, Harrington proposait que les nominateurs (ceux qui désignent les futurs candidats aux postes à pourvoir) soient désignés par tirage au sort et qu’ensuite les nominés soient élus par un vote secret. James Harrington, Océania, Paris, Belin, 2000 (1re édition anglaise 1656).
- 2.
William Godwin est catégorique sur ce point, et Condorcet manifestait également une défiance instinctive à l’égard du tirage au sort.
- 3.
Le terme anglais est très parlant et, de préférence à « rupture de visibilité » ou « fenêtre aveugle », il sera employé tel quel dans ce texte. Cette théorie du blind break est développée dans O. Dowlen, The Political Potential of Sortition, op. cit. (ndt).
- 4.
Voir G. Adeleye, “The Purpose of the Dokimasia”, Greek, Roman and Byzantine Studies, 24, 1983.
- 5.
Headlam explique en détail comment ces tâches étaient simplifiées. J. W. Headlam, Election by Lot at Athens, Cambridge University Press, 1933 (1re édition 1891).
- 6.
Une procédure semblable à celle envisagée par Penn fut conçue pour organiser la rotation des membres du Directoire par la constitution de 1795. William Penn, The Papers of William Penn, R. Dunn et M. M. Dunn (eds), University of Pennsylvania Press, 1982, vol. II, p. 145, et vol. VII, p. 165.
- 7.
Voir, par exemple, Callenbach et Phillips, A Citizen Legislature, Exeter, Imprint Academic, 2008.
- 8.
Sur l’emploi des procédés aléatoires dans les tests expérimentaux et les échantillons, voir R. A. Fisher, The Design of Experiments, Edinburgh, Oliver and Boyd, 1949. La sélection aléatoire fut d’abord utilisée pour éliminer tout biais personnel dans les choix et pour rendre les échantillons mathématiquement comparables.
- 9.
M. Hansen, la Démocratie athénienne, Paris, Les Belles Lettres, 1993 ; J. S. Traill, The Political Organisation of Attica, Princeton, Hisperia Supplement XIV, 1975.
- 10.
N. Rubinstein, The Government of Florence Under the Medici, 1434-1494, Oxford, Clarendon, 1966.
- 11.
Pour une comparaison entre l’usage du tirage au sort à Florence et dans la démocratie délibérative contemporaine, voir Yves Sintomer, “Random Selection and Deliberative Democracy”, dans Gil Delannoi et Oliver Dowlen (eds), Sortition: Theory and Practice, Exeter, Imprint Academic, 2010.
- 12.
J’inclus dans cette catégorie le problème majeur du désengagement des citoyens dans les démocraties développées ainsi que celui de la création d’une « société politique » dans les transitions démocratiques. Dans chaque cas, le tirage au sort, en inhibant la corruption aux échelons supérieurs et inférieurs, peut apporter confiance et stabilité au processus politique.