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Dans le même numéro

Levinas et Lyotard : la dette politique

janvier 2007

#Divers

Jean-François Lyotard a reçu l’enseignement d’Emmanuel Levinas de plein fouet. Mais il l’a déplacé : alors que Totalité et infini en appelle à la transcendance de « l’autre homme », « celui qui fait entrer en moi ce qui n’entre pas », J.-F. Lyotard fait de l’« extériorité » l’opérateur abstrait d’une « effraction » qui affecte tous les champs de l’expérience, l’éthique mais aussi la politique. En ce sens, la dette de Lyotard envers l’éthique de Levinas donne lieu à un désaccord sur leurs conceptions respectives du politique.

La rencontre de Jean-François Lyotard avec la pensée d’Emmanuel Levinas a été forte et durable. Elle s’est cristallisée en une dette qu’on pourrait bien dire une « dette à la dette ». Lyotard doit à Levinas un enseignement de la dette, l’affirmation d’une « étrangèreté » dont toute pensée est débitrice pour autant qu’elle pense plus et autrement qu’elle ne sait. Un excédent déborde l’expérience, qui saisit et dessaisit l’esprit, impuissant à s’approprier ce dehors par lequel il se sent tenu. Ce que Lyotard constate après coup avoir toujours tenté de réserver sous des noms divers – « travail, figural, hétérogénéité, dissentiment, événement, chose1 » –, est bien « l’extériorité » dont Totalité et infini donnait la leçon et qu’il pensera lui-même comme « l’inaccordable » ou encore « l’intraitable ».

L’enseignement de Levinas, Lyotard le reçoit de plein fouet, mais il le déplace, pour ne pas dire le dévoie, immédiatement2. La transcendance à laquelle en appelle Totalité et infini est celle de l’autre homme, celui qui fait entrer en moi ce qui n’entre pas, un infini sans propriétés ni concept, une singularité sans définition ni équivalent. La dette est pour Levinas éthique, elle est ce « rapport sans rapport » à autrui qui m’oblige absolument3. Lyotard, lui, fait de « l’extériorité » l’opérateur abstrait d’une effraction qui affecte tous les champs de l’expérience et met en échec la synthèse et la recollection nécessaires à la constitution de cette expérience. En faisant proliférer les effets de l’extériorité, Lyotard tente non plus d’ouvrir la conduite humaine à ce qui peut, seul, la justifier – l’autre que moi – mais d’ouvrir la pensée à ce qui la fait penser. L’asymétrie de l’obligation ne dit plus la hauteur et le dénuement de l’autre homme, elle sert de matrice pour décrire le rapport de l’esprit à ce qui l’affecte et le désapproprie.

La dette de Lyotard se décline – pour paraphraser le titre de l’un de ses livres – comme une sorte de « Dérive à partir de Levinas ». Cette dérive, je n’en relèverai pas tous les moments, mais je l’analyserai au seul titre de la captation de l’éthique levinassienne par une problématique politique. La peur pour l’autre et la bonté morale que cette peur induit deviendront chez l’auteur du Différend la crainte d’un tort et l’exigence de justice concernant, bien plus que les individus, les situations de langage qui font le tissu social. Cette captation politique opère, me semble-t-il, à deux échelles que je traiterai successivement. À l’échelle la plus large, il s’agit pour la pensée de se laisser dégriser de la synthèse et de faire droit à l’événement. À une échelle plus restreinte, il s’agit d’entendre un silence témoignant d’une souffrance et de lui rendre justice. À chacun des deux niveaux, une bascule entre fidélité et trahison lie Lyotard à Levinas. Elle tient à leur désaccord sur « l’économie de l’Être », sur le langage, sur le sujet ainsi que sur l’histoire de ce sujet. Désaccord répercuté dans leur conception respective du politique. Et pourtant la dette de Lyotard envers Levinas est à mon sens « politique ». Du moins est-ce le paradoxe que je voudrais soutenir.

Parcours de Jean-François Lyotard en quelques étapes

Jean-François Lyotard entre en philosophie par la voie de Husserl et Merleau-Ponty. D’emblée son « Que sais-je », la Phénoménologie (1954), outrepasse l’histoire de la philosophie et articule la réflexion pénoménologique aux sciences humaines, à la psychanalyse freudienne et à l’histoire marxiste. Marxisme que Lyotard élabore et discute à l’époque dans le groupe « Socialisme ou barbarie » (fondé en 1949 par Castoriadis et Lefort) auquel il adhère, écrivant les articles de la revue consacrés à la question algérienne.

Après sa rupture avec le militantisme en 1965, le lecteur assidu de Freud, l’auditeur de Lacan qu’est Lyotard trouve dans l’économie freudienne de quoi battre en brèche le structuralisme prégnant de l’époque. Contre « la suffisance du discours », d’un logos qui – par principe et par structure – peut rendre raison de tout, Lyotard avance l’effraction du « figural », d’un sens déconstruisant la signification, introduisant son écart dans toute « bonne forme » linguistique ou perceptive. Machine de guerre contre toutes les pensées totalisantes, Discours, figure, publié en 1971, pense le « figural » comme un opérateur différentiel, une hétérogénité au travail, qui tient de la pulsion freudienne et de l’altérité levinassienne. La cible du livre va de Hegel au structuralisme, en passant par la phénoménologie elle-même, l’événement du « figural » restant rebelle à tous les bonheurs de la réconcilation. Le travail de Lyotard offre dans les années 1970 un traitement « esthétique » de la critique politique qui en appelle aux « intensités libidinales » et à l’expérimentation artistique (littéraire, picturale ou musicale). Citons Des dispositifs pulsionnels (1973), Dérive à partir de Marx et Freud (1973) ainsi qu’Économie libidinale (1974).

À partir de 1975, Lyotard remet en chantier l’analyse du discours et dégage des pratiques langagières minoritaires étrangères aux synthèses du logos théorique, telles les argumentations paradoxales des sophistes et les fables impies de tous les faibles. Instructions païennes et Rudiments païens, publiés en 1977, font la théorie de ce « paganisme » où le discours vaut non par la vérité de son contenu, mais par l’ingéniosité de son dispositif pragmatique. La Condition postmoderne en 1979 poursuit l’analyse de la narration et fait des « grands récits de légitimation » (christianisme, Lumières, marxisme) et de leur promesse d’émancipation par le Vrai le fondement de la modernité. Aussi l’échec de ces grands récits met-il la « postmodernité » au défi d’inventer une justice, en l’absence de principes donnés en amont, d’un avenir se profilant en aval, et donc de critères pour juger au présent. Le retentissement du livre accrédite l’usage du terme « postmoderne », mais le vide de sa substance.

Au juste, entretien avec Jean-Loup Thébaud, publié lui aussi en 1979, cherche à articuler cette requête de justice avec la stratégie minoritaire jusqu’alors défendue. Un abîme sépare pourtant ces deux opposants à l’hégémonie du vrai que sont le libre jeu de la ruse et l’obligation éthique. Du plaisir à expérimenter les possibles au devoir de refuser l’injustice, la conséquence n’est pas bonne. Auschwitz est là pour le crier, dont Lyotard s’est toujours tourmenté.

Renonçant aux jeux du « paganisme », le Différend propose en 1983 une refonte de la théorie du langage qui fasse droit à la justice. Ce sont les « phrases » elles-mêmes qui sont victimes de l’injustice. Un tort leur est fait, qui consiste à les lier en une négociation consensuelle écrasant l’hétérogénéité de leurs registres. Kant, Marx, Adorno, Freud, Wittgenstein, Levinas : ces inspirations, notablement déplacées, donnent lieu à la polyphonie très construite de ce livre, où une « ontologie des phrases » s’affirme. La dispersion du langage fait tout à la fois la discontinuité du temps et la division du sujet (individuel ou collectif) que l’ordinaire politique veut ignorer. Le différend signe ainsi l’anti-humanisme de Lyotard, loin des « vécus » de la phénoménologie, mais aussi bien des « infrastructures » qui avaient détrôné ces vécus. Né d’un souci politique, donnant lieu à une nouvelle « ontologie », le différend change de terrain dans les travaux ultérieurs et se dit sous d’autres noms. Reste que du « figural » des débuts à la « Chose » occupant la fin de l’œuvre, Lyotard cherche jusqu’à sa mort, en 1998, ce qui, débordant l’expérience, inscrit sa trace hétérogène en ouvrant un différend.

L’éveil et le scepticisme

Commençons donc par la dette générale à l’événement. D’où Lyotard venait-il pour en reprendre l’héritage à Levinas ? Il venait de quinze ans d’engagement politique qui, de 1950 à 1965, avait occupé toute sa vie. Il venait de très loin donc, pour autant que le marxisme lui imposait une lecture économique du réel et de son histoire et jugeait vaine toute spéculation étrangère à ce matérialisme.

Pourtant l’engagement politique de Lyotard peut se dire sous trois vocables levinassiens qui dessinent un horizon commun : justification, éveil et scepticisme. Que notre existence ne se justifie pas d’elle-même, qu’il soit impossible de se suffire de soi, qu’il faille trouver une légitimation au fait d’être-là4, c’est se sentir investi d’une dette et chercher dans quel ailleurs elle pourrait prendre forme ou visage. Dette que Lyotard a connue très tôt et qui, pour lui comme pour Levinas, signe l’éveil de l’esprit (ou plutôt de « l’âme5 »). « Je dois à Constantine d’avoir été éveillé tout court », écrira-t-il, c’est-à-dire arraché à soi par l’immensité d’un tort fait aux Algériens6. S’éveiller à une obligation impérieuse, c’est travailler à se justifier. L’engagement à Constantine entre 1950 et 1952 sera syndical. Au retour en France, il sera politique, dans l’adhésion au groupe « Socialisme ou barbarie », extrême gauche radicale qui, dès les années 1950, faisait la critique du stalinisme et du trotskisme. Lyotard, en charge de la question algérienne, militera avec résolution. Mais aussi avec un scepticisme croissant, nourri des échecs de la « révolution algérienne » et du communisme, mais aussi du marxisme à se les expliquer, nourri en outre des scissions successives au sein de « Socialisme ou barbarie ». En 1965, doutes et désaccords lui font mettre un terme au militantisme. Le soupçon est aussi radical qu’a été l’engagement. Il porte sur la « machine dialectique » que continue de faire tourner le marxisme, sur son opérateur premier : l’anti-principe de contradiction, et sur le schéma résolutif de l’histoire ainsi accrédité7. Si le tort subi par les vaincus de l’histoire a été, pour Lyotard, un premier éveil, le scepticisme en est un second qui abandonne l’espoir que l’histoire puisse accoucher d’elle-même d’une victoire réparant les torts subis. Dans son inépuisable « relève » des contradictions, la machine dialectique ignore par principe faille et défaillance. Elle tourne à vide de tourner à plein. Sa saturation même révèle un manque que Lyotard ressent comme « la déception par le comble8 ».

Levinas le montre en 1974 dans Autrement qu’être : le scepticisme est le premier dégrisement, celui qui affecte la connaissance de l’intérieur. Aussi ne doit-on pas le moquer ni mésestimer son amplitude9. Il est déjà une évasion du savoir hors de lui-même, une protestation contre la certitude de pouvoir enfermer l’Être dans un système d’idées le totalisant. L’inquiétude éthique fait peut-être défaut au doute sceptique. Reste pourtant son vœu d’extériorité, son souci de « ne pas appartenir » au système de savoir qu’il conteste, quand bien même on chercherait à lui en imposer les postulats. Le scepticisme dérange le langage et le temps d’un même coup. Il refuse que l’affirmation de son énonciation puisse se synchroniser avec la négation de son énoncé. Il en appelle à un déphasage du dire et du dit, à un contretemps qui les maintient hétérogènes et séparés et met en échec leur recollection dans le savoir. Le premier tort qu’on fait au scepticisme est de lui refuser l’écart demandé entre le dire et le dit, de supposer ceux-ci par principe homogènes et contemporains.

Comme si toute différence se résorbait incontestablement dans le même ordre ; alors que contester la possibilité de la vérité, c’est précisément contester cette unicité de l’ordre et du niveau10.

Ce tort qu’on pourrait bien dire de « compression » donne lieu à ce que Lyotard nommera, en 1983, un « différend ». Il consiste à traiter un plaignant dans le registre même dont il se plaint, à lui contester la différence de registre qu’il réclame. Comme toute victime d’un tort, serait-elle morte, le scepticisme est un éternel revenant. Chassé, réfuté, il revient toujours, selon Levinas, interrompre le grand epos de l’Être qui prétend l’englober11.

Le tort que subit le scepticisme de Lyotard, en 1965, est de se voir imposer l’usage de l’idiome dialectique pour soupçonner la vanité de cet idiome, de devoir formuler une opposition dialectisable quand c’est le principe même que toute opposition se surmonte qu’il récuse.

Et si après tout, se disait le philosophe, il n’y avait pas du tout de Soi dans l’expérience pour en synthétiser contradictoirement les moments […], si l’histoire et la pensée n’avaient pas besoin de cette synthèse, si les paradoxes devaient rester des paradoxes12.

C’est dans cet effondrement du savoir spéculatif et de son renversement matérialiste que Lyotard rencontre Totalité et infini, le livre qui demande à se dégriser de la synthèse, à s’éveiller à un « autrement que savoir13 », un « autrement » bien différent de l’altérité dont se nourrit la machine dialectique.

Mais du premier éveil au second, de l’appel des vaincus au soupçon sceptique, la question du juste semble non s’effacer, mais s’enfoncer, passer du plan de l’histoire à celui de la pensée, de l’engagement politique à la résistance philosophique. Discours, figure, la thèse que Lyotard publie en 1971, use de Levinas mais en ignore la leçon éthique. Le livre veut dégager un ordre étranger au savoir qui mette en échec son vœu de rassemblement et de résultat. L’autre qui échappe au système n’est pas ici « l’expression » d’une adresse humaine, la force d’une parole inscrivant sa transcendance dans le logos de l’Être, mais la « figure » ou le « figural » inscrivant l’irruption d’un sens dans la signification, l’effraction d’une différence dans les oppositions constitutives de tout système14. L’autre n’est pas le « visage » comme trace de l’infini dans la totalité, mais le vide ou le blanc comme trace de la déliaison dans toute bonne forme perceptive ou linguistique. L’inspiration de Lyotard demeure pourtant levinassienne comme en témoigne la longue introduction du livre ainsi que son lexique. L’espace figural est dit « utopique », étranger à l’espace textuel qu’il déconstruit. Entre eux « l’écart n’est pas celui de deux termes placés dans le même plan, inscrits sur le même support, à la limite réversibles moyennant certaines conditions opératoires, mais au contraire la “relation” de deux “états” hétérogènes et cependant jouxtés dans une anachronie irréversible15 ». Levinas ne s’y trompe pas, reconnaît l’emprunt et prend acte en 1972, dans l’introduction à l’Humanisme de l’autre homme, de la dette de Lyotard à son endroit.

Il y a deux gestes par lesquels Discours, figure reprend l’héritage de Levinas. Un geste philosophique d’abord, geste où la philosophie s’institue comme une pensée qui n’est pas savoir. Son admiration pour le travail de Levinas vient de là, dira Lyotard16, de cette découverte d’une autre acception du philosopher. Ce geste suppose une écriture paradoxale puisqu’il faut déjouer dans le langage la systématicité ontologique du langage, sans quitter pour autant la prose philosophique et son vœu de clarté17.

Le second geste, indissociable du premier, est « politique », en une acception lâche du terme. Dans sa recollection synthétique de tous les moments du temps et du discours, la Raison universelle écrase, occulte, dénie les différences qu’elle ne peut assimiler. Cette oppression de la pensée par le savoir, Levinas lui-même la dénonce.

Le retour permanent du scepticisme, écrira-t-il en 1974, nous rappelle le caractère politique – dans un sens très large – de tout rationalisme logique, l’alliance de la logique avec la politique18.

Dans le tort que l’ontologie fait subir à la pensée depuis l’Antiquité, il y a bien pour Levinas un abus de pouvoir, dont témoigne la collusion (chez Platon ou Hegel par exemple) entre la maîtrise des idées et celle de l’État. Lyotard fait un pas de plus : si l’oppression spéculative est déjà politique, sa dénonciation l’est aussi. Discours, figure se présente d’ailleurs comme un détour « pour mener la critique pratique de l’idéologie ». Critique pratique, et non théorique, car le « figural », la déliaison de la bonne forme, n’explique rien. Il est l’événement qui par son irruption a la force de déjouer l’illusion, la force d’une vérité.

Cette vérité de l’événement est bien sûr l’écho chez Lyotard de celle que Marx reconnaît à la praxis, mais aussi de la « vérité » que Levinas accorde au visage de l’autre homme, à l’impossibilité où je suis de récuser son appel. La vérité tient ici, non à une adéquation entre la chose et l’intellect, mais au contraire à l’inadéquation entre l’autre et moi, entre l’extériorité ou transcendance d’autrui et l’intériorité ou immanence qui font de toute expérience la mienne. Le « figural » de Lyotard doit sa vérité à un hiatus analogue. Il interrompt la communication des significations, le réglage harmonieux censé attester l’ordinaire vérité d’une perception ou d’un texte.

Pourtant, qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas chez les deux philosophes du même « événement ». Quand Levinas pointe une « étrangèreté » de l’autre qui demande réponse, c’est-à-dire paroles et gestes de secours, Lyotard pense un désordre dans la signification qui lui fait violence et vaut de ce seul fait. Le déplacement tient pour l’essentiel à ce que Lyotard, en 1971, lit Levinas à travers Freud. Un Freud lui-même hérétique, ontologisé, mais démarqué, par l’usage lyotardien de « la pulsion de mort », de celui construit par Merleau-Ponty ou Lacan. Ce prisme freudien est au fond du désaccord avec Levinas sur « l’économie de l’Être » et sur la nature de l’événement qui la bouleverse. Les forces qui font le « jeu de l’être » ne connaissent pour Levinas que deux orientations : centrifuge et centripète. Toute sortie hors de la totalité ou de la mêmeté se modalise finalement en retour à soi. L’Être ne s’abandonne jamais, mais se temporalise en des altérations qui rythment « la mobilité de son immobilité » sans en déranger le système. Autrui seul, dans sa hauteur et son dénuement, peut déranger l’Être tout entier en faisant s’évader un être, le Moi, de son identité à soi. C’est bien là le seul « événement » (mais répété autant de fois qu’il y a de « qui »), le seul à interrompre la continuité de l’histoire. Événement du « hors être » aussi « diachronique » qu’« utopique ».

Pour Lyotard le dérangement a beau signer une absolue différence, celle-ci reste ontologique. Elle appartient à l’Être, à son économie énergétique. L’événement est la trace, dans l’« énergie liée » – matrice de la « bonne forme » et de la signification –, d’une part « intraitable » d’« énergie libre » venant déranger cohésion, cohérence et communication. L’énergie déliée de toute visée d’unité ou d’identité inscrit sa trace et affirme sa « vérité » quand elle déjoue les formes attendues qui viennent la lier, la bloquer et l’enfermer dans la répétition. Le talent de l’art moderne (poésie, peinture ou musique) serait de réussir ce coup de force critique, de produire une « figure » déceptive qui reste vide et interdit ainsi au leurre du fantasme d’accomplir le désir et d’obturer l’espace vacant de la déliaison19. Le « figural » est donc une mise à blanc sans résultat. Son événement signe une perte, un hiatus dans l’Être, quand autrui, pour Levinas, signe l’excédent du Bien sur l’Être, un surplus le débordant.

S’il y a un différend durable entre Levinas et Lyotard, il tient à l’existence d’un sujet dans cette « économie de l’Être ». La transcendance d’autrui ne peut faire éclater l’autosuffisance du Moi que s’il y a bien un Moi, si un étant s’est constitué en une identité intérieure, s’il a recueilli en expérience tous les moments du temps. C’est « l’égoïsme » d’un Moi jouissant de lui-même, de sa vie, de sa pensée, de sa maîtrise du « panorama » que l’événement éthique vient, pour Levinas, briser. L’événement rompt le temps de la synchronie en un « laps » qui scinde le sujet de lui-même, le vide de son identité. Mais si cette fission, cet éclatement du sujet était sans reste, il n’y aurait personne pour répondre à l’autre et de l’autre. La merveille est qu’il reste « quelqu’un », un pur « qui » sans identité, sans qualités, désitué, réduit à « moins que rien », c’est-à-dire à son unicité irremplaçable. Le Soi tel que le pense Levinas est, par-delà le Moi et sa suffisance, ce point – vide, fixe et résistant – qui porte « de toujours » la charge de la responsabilité.

Aux yeux de Lyotard, la constitution et la déconstitution du Moi par déphasages successifs supposent encore une histoire finalisée, aimantée par la dé-totalisation qui la rompt. On concède ainsi à la phénoménologie tout ce qu’on veut lui ôter : un sujet synthétisant le temps et l’étalant synchroniquement sous ses yeux. Si « diachronie » il y a, disjonction de la synthèse temporelle, comme le veut Levinas, elle ne peut pas arriver « à la fin » puisqu’elle est « de toujours ». Elle n’a donc pas à faire éclater le sujet, puisqu’elle devrait l’empêcher de se constituer. La disjonction – Lyotard l’explicitera plus tard20 – est la modalité « ordinaire » du temps, sa façon de « passer », c’est-à-dire de ne pas passer, de sauter d’« occurrence » en occurrence, en un enchaînement improbable. D’une phrase à l’autre, d’une « fois » à la prochaine, aucun fil n’assure la succession. La mise en série n’est que seconde au sens du « processus secondaire » de Freud. Elle est l’effort pour organiser après coup les moments censés précéder le dernier coup et donner rétroactivement à la déliaison du temps l’unité d’une histoire vectorisée. C’est dire que pour Lyotard l’éclatement du Moi vient seulement du temps et non d’autrui21. Et que le retard n’est pas celui du sujet sur l’autre homme auquel il aurait toujours déjà fait défaut, mais le retard du sujet sur lui-même, son impuissance à se rattraper, à s’identifier dans l’après-coup de sa reconstruction. Les descriptions de Levinas restent donc, dira le Différend, « beaucoup trop humaines, humanistes », tant par le postulat phénoménologique d’un sujet synthétisant le temps que par celui, psychanalytique [sic], d’un narcissisme contrarié22. L’anti-humanisme de Lyotard ne se démentira jamais, car « l’inhumain » est, pour lui, cela même qui fait penser. Il est l’absence à soi induite par la discontinuité du temps. Il est l’« enfance » dont l’écriture – pensée, littérature, arts – doit porter témoignage23.

Lyotard hérite de Levinas une dette à l’événement qui oblige à se laisser démettre, à accueillir cette démission. Mais hormis cette passivité, cette « passibilité », l’irruption de l’événement n’induit pour lui aucune attitude. D’où l’objection faite à Levinas dès l’introduction de Discours, figure :

Vouloir se faire le partisan de l’événement, le préposé de l’événement est encore un leurre éthique. Il appartient à la donation de nous dessaisir, nous ne pouvons pas nous préposer au dessaisissement ; l’événement ne vient pas là où on l’attend, même une inattente sera déçue24.

La responsabilité pour autrui, parce qu’elle interdit la démission complète du sujet, se trouve ainsi déjugée. Reste pourtant le devoir d’écriture et ce qu’il suppose lui-même de ligature. Il y a bien pour Lyotard une éthique de la pensée, une manière pour elle de se sentir liée, tenue et – disons-le – « préposée » au « figural », à « l’occurrence », à « l’enfance ». Faute de cette « angoisse » (le terme est récurrent25), le sommeil l’emporterait sur l’éveil, l’arbitraire sur la justification26, l’idéologie sur la critique. L’événement met la pensée en dette, il induit sa probité27, sa « non-indifférence » dirait Levinas. Elle lui doit de l’accueillir et de le soustraire à l’absorption. La dette de pensée est bien en ce sens une dette politique, la philosophie une manière de résister28.

Mais – est-il besoin de le dire pour conclure ce premier point ? – ignorer, refuser que la dette soit à autrui, que lui seul nous oblige et justifie absolument, c’est ignorer Levinas et le trahir. Le trahir, non pour partie, mais tout entier, trahir « l’éthique comme philosophie première ». La probité à l’événement entraînera effectivement Lyotard bien loin de Levinas, en une exploration des intensités où le doute et le désespoir le disputeront au rire et à l’humour. Jusqu’à ce que « l’expérimentation » fasse aveu de faiblesse et que son audace cesse de masquer son nihilisme, son ignorance de la question morale. La dette à la justice fait alors retour, et avec elle, les vaincus de l’histoire, éternels revenants.

La recherche du juste en politique

Levinas et Kant sont les noms sous lesquels Lyotard cherche, à la fin des années 1970, à cerner le propre de l’obligation éthique. Et ce, parce qu’il veut « repenser le politique à partir d’une inquiétude portant sur […] la réquisition à “faire le bien”29 ». Il ne s’agit pourtant pas d’accréditer l’intrigue humaine au principe de toute morale, ni l’espoir émancipateur que porte la modernité politique. La gageure est de penser la dette de justice sans céder à l’humanisme ni au marxisme et de tenir ferme sur la déliaison du temps qui désynchronise le sujet comme l’histoire. Gageure intenable si désormais Lyotard ne faisait pas fond sur une « pragmatique langagière » qui déplace toutes les problématiques classiques. Morale et politique ne sont ni des intérêts de la raison (Kant), ni des dimensions de la condition ou de l’incondition humaine (Marx ou Levinas), ce sont des situations de langage, hétérogènes qui plus est. Le langage n’est pas l’instrument homogène de la communication des hommes. C’est un « archipel hautement complexe30 » formé de domaines de phrases à régimes si différents qu’ils sont incommensurables entre eux. La première tâche du penseur critique est de révéler « une opacité irrémédiable au sein du langage lui-même », de démêler la multiplicité de ses registres. On pourra de la sorte distinguer le régime éthique de l’obligation et le genre politique de la norme, comprendre quelle distorsion le second impose au premier quand il l’absorbe. Condition pour mesurer les difficultés d’une politique juste.

Notons d’emblée que ce « tournant langagier » de Lyotard l’éloigne autant, si ce n’est plus, de la philosophie de la conscience adoptée par Levinas que le recours de Discours, figure à la déliaison pulsionnelle. Le désaccord sur l’économie de l’Être se déplace ici sur « l’économie » du langage, sur la loi de son organisation. Pour Levinas, il n’y a qu’un seul langage, s’articulant selon deux axes. Sur celui du Dit, l’Être étale sa syntaxe : verbe, adverbes, noms, pronoms, autorisant par cette diversité une accentuation différente pour chaque pensée de l’Être (ontologie, métaphysique, phénoménologie, poésie, etc.). Sur l’axe du Dire, une voix se fait entendre, qui dit plus et autre chose que ce qu’elle dit. Débordant tout « thème », cette voix « se » dit, non comme signifié mais comme « signifiance », comme approche d’autrui, comme réponse à l’appel silencieux de l’infini, à l’invocation indéterminée par le visage de l’autre homme. Cette voix, plus originaire que toute origine, incluse dans toute proposition, mais excédant son champ : le champ de l’Être et donc de l’origine, est la voix de la réponse, de la responsabilité, la voix qui impose l’éthique comme philosophie première.

Lyotard accorde assurément à la situation éthique la prévalence du Dire sur le Dit. Mais, comme le Différend l’établira en 1983, tous les « régimes de phrases » (descriptif, cognitif, prescriptif, interrogatif, narratif, évaluatif…) ont leur singularité propre. Il n’y a pas deux axes (énonciation et énoncé) sur lesquels viendraient s’opposer l’éthique et son exception d’un côté et tous les discours de l’Être de l’autre, ceux-ci distingués par leur seule accentuation syntaxique. Toute parole, toute phrase engage une relation spécifique entre les quatre instances que sont celui qui parle, celui auquel on s’adresse, ce dont il s’agit et ce qu’on en dit. Soit : destinateur, destinataire, référent et sens. L’essentiel étant, pour définir un « régime », ce que trois des quatre pôles « font » au quatrième, l’effet obtenu sur lui. En outre l’enchaînement des phrases est régulé par « l’enjeu » d’une situation de parole à un moment donné, tel que convaincre, persuader, émouvoir, etc. Cet « enjeu » ou « fin » définit les « genres de discours » sous lesquels s’enchaînent des phrases de régimes différents. Ces deux critères combinés – le faire du régime de phrases et l’enjeu du genre de discours – engendrent une dispersion du langage en une pluralité de registres hétérogènes les uns aux autres, impossibles à rassembler sous le titre d’un savoir ou d’un Dit de l’Être. Il n’y a de plus aucune raison de privilégier un régime de phrases ou un genre de discours sur les autres, d’accorder une valeur exorbitante (au sens propre) à la prescription parce qu’elle répondrait à la transcendance d’autrui31. Si exception il y a pour Lyotard, elle reviendrait plutôt à la politique qui, ni régime ni genre, « est la multiplicité des genres, la diversité des fins », leur nécessaire enchaînement et les différends ainsi suscités.

C’est donc avec le filtre de la pragmatique langagière, et non plus celui de l’énergie déliée, que Lyotard relit, dès 197932, Levinas et le Kant de la deuxième Critique. L’objectif est d’user du premier contre le second pour dissocier radicalement morale et politique. L’obligation kantienne en effet ne respecte pas pleinement l’asymétrie entre l’autre et Moi qui fait – leçon de Levinas – le propre du commandement éthique. L’autonomie de la raison pure pratique signifie que le destinataire de la phrase éthique est aussi son destinateur. L’impératif catégorique n’est plus ma réponse indéclinable à un commandement indiscutable, mais la norme de conduite que toute raison s’impose par respect de l’universel. Le devoir moral anticipe ainsi sur la norme politique car il tient sa légitimité de la réversion entre son destinateur et son destinataire. Il présuppose l’universalité d’une raison où chacun, par principe échangeable aux autres, peut prétendre commander aussi bien qu’obéir. La dissymétrie est ainsi rabattue en réciprocité, chaque sujet raisonnable ayant autant de droits que les autres ont de devoirs, réciprocité ou symétrie qui gouverne, selon Levinas, la justice politique c’est-à-dire le droit et non pas la justice morale c’est-à-dire la « charité ». Une loi prenant argument de son universalité pour se justifier demande, comme toute norme, à être examinée, reconnue et donc « connue » avant d’être obéie. L’obligation éthique se voit donc suspendue au savoir, ce qui contrevient, objecte Lyotard, à son pouvoir propre d’imposer à son destinataire de « faire avant d’entendre ». Le Différend33 ajoutera que supposer une raison universelle, un « nous » des sujets échangeables, c’est s’accorder à bon compte une communauté, réelle ou possible, qui fait tout le problème politique. Si l’occurrence de la « phrase », à chaque fois absolue, menace la recollection du temps en une histoire et donc l’identité du sujet, comment une communauté d’individus, une personne collective pourrait-elle se constituer en sujet politique ?

À défendre Levinas contre Kant, Lyotard passe aux extrêmes : pour préserver la situation éthique de toute contamination du savoir, il l’épure jusqu’à la vider de contenu. Un commandement à la teneur indéterminée saisit-dessaisit le destinataire et l’oblige à obéir sans condition, sans considération de l’ordre reçu ou de sa source34. Le « Tu dois » n’énonce aucun devoir défini, il est la « loi des lois » qui ordonne seulement d’être juste. Rien ne doit pouvoir justifier l’obligation, la transcendance reste vide35. Le risque d’une telle vacuité est pourtant qu’il n’y ait plus rien à faire puisque rien n’est proprement commandé ou, encore pire, qu’on doive obéir à tous les ordres quels qu’ils soient du seul fait qu’ils sont des ordres. Rien de tel chez Levinas. Certes autrui s’impose à moi de sa hauteur inconnaissable, « mais précisément en appelant à moi de sa misère et de sa nudité36 ». C’est à ce dénuement que ma responsabilité doit porter secours avec toutes les ressources de l’empirie : nourritures et médications, « petites bontés » décisives et sans éclat37 qui brisent l’enfermement dans la souffrance. Pour Lyotard, la hauteur est celle de l’obligation elle-même, hauteur sans misère, personne ne s’y signale dont je devrais porter la faillite. Lyotard ne fait donc retour à l’éthique levinassienne que pour la déplacer. Fidèle à la transcendance, il ignore le dénuement. La Loi a remplacé autrui, surimposant le logos d’un grand Autre absolument retiré – inspiré de Heidegger et Lacan – au visage de l’autre homme et aux prescriptions détaillées consignées dans le Talmud38. Une théologie négative s’autorise ici à bas bruit de la dissymétrie éthique, la loi vide faisant office de Dieu absent. La morale ne porte ni avenir ni espoir, sa « phrase » est vide d’enjeu et de stratégie39. Elle ne fonde donc aucune politique.

Du moins Levinas et Lyotard semblent-ils d’accord pour distinguer éthique et politique. La première demande d’accueillir l’ordre et d’obéir, la seconde de juger des cas et de trancher les litiges. La distinction a beau faire difficulté – l’éthique requérant toujours quelque sorte de jugement, faute de quoi mon bourreau aurait un « visage » et tous les ordres seraient à exécuter40 –, elle discrimine à leurs yeux l’obligation et la norme. Pourtant leur conception du jugement politique les oppose, raison pour laquelle parler d’une « dette politique » de Lyotard envers Levinas semble paradoxal et demande explication.

La politique commence pour Levinas avec l’intervention du tiers, de l’autre prochain, de ce prochain de l’Autre qui crie justice et me demande de comparer les incomparables, de juger lequel de mes deux prochains passe avant l’autre. Le jugement politique suppose un rassemblement dans l’Être de tous les hommes, une co-existence où les visages se dé-visagent, une « co-présence sur un pied d’égalité comme devant une cour de justice41 ». Cette cour trouve dans la loi de l’État, non une technique de l’équilibre social, mais la juste mesure de la « proximité », la modération de l’asymétrie éthique. Que pour Levinas la « fraternité » et son « obsession » continuent d’inspirer le jugement politique n’empêche pas ce dernier d’être un « jugement déterminant » (au sens kantien du terme) faisant fond sur le droit institué et ses lois pour trancher les cas de litige. Il n’y a pas à chercher quel État et quelles lois il faudrait établir, la justice est de connaître la loi de la polis et de retrouver derrière son Dit universel la proximité du Dire qui l’anime. Du moins si la loi est celle de « l’État libéral » et non de l’État tyrannique. Mais la différence des deux régimes reste mentionnée sans être analysée, la question politique n’étant chez Levinas qu’une retombée de l’éthique et non le centre du propos.

Quand on dit politique, écrit Lyotard, on entend toujours qu’il y a quelque chose à instituer. Il n’y a pas de politique s’il n’y a pas […] une mise en question des institutions telles qu’elles existent, un projet de les améliorer pour les rendre plus justes42.

Et ce, non en raison de quelque révolution promise par l’histoire, mais parce que l’injustice est au principe de la politique, que le jugement politique consiste à accorder la prévalence à un genre de discours au détriment des autres, que l’autorité politique fait de cette prévalence une norme inscrite dans le droit et qu’en son nom un tort se répétera indéfiniment qui voue au silence les phrases des genres déjugés43. La nature du régime politique changera certes la teneur et l’étendue du tort engendré, mais non son existence. Le nazisme promeut ainsi parodiquement le genre narratif-mythique et son enjeu : l’identité d’exception. Le capitalisme donne, lui, l’hégémonie au genre économique et à son enjeu : l’accélération de l’échange44. Tout jugement politique, qu’il émane de l’autorité politique ou de ses opposants, exige de trancher entre les « intérêts » des genres de discours et de choisir l’un d’eux comme norme. Son injustice est donc, répétons-le, de principe. Mais la résistance aussi est, pour Lyotard, de principe. Elle est d’abord philosophique ou critique puisque, pour identifier le mal, il faut déployer la multiplicité des situations de langage et leur mode d’enchaînement, lever les méprises anthropologiques pesant sur elle45.

Il ne suffit donc pas de rappeler le droit institué à l’éthique qui l’inspire ni de modérer l’asymétrie morale par la réciprocité juridique pour cerner le lieu politique et les conditions de sa justice. Ce lieu est pour Lyotard l’état du langage lui-même c’est-à-dire la multiplicité des phrases ou encore la diversité des « il y a », bref le lieu de la dispersion de l’être. La politique est – à même ce lieu, à même l’archipel du langage – la question de l’enchaînement de toutes les phrases. Elle est donc « la possibilité du différend à l’occasion du moindre enchaînement46 », puisque toujours la norme imposée à la totalité des phrases écrase ce qui récuse son universalité : le juif dément l’universel du nom aryen, le travail dément l’universel de la propriété, la pensée dément l’universel de la vitesse. Toujours un tort est subi qui se signale par une souffrance47. Souffrance des phrases plus que des hommes, phrases absolument interdites, éliminées, exterminées, ou phrases ignorées, ravalées par le genre dominant.

Repenser la politique à partir d’une inquiétude sur le juste, c’est donc bien pour Lyotard revenir à la souffrance. Si la relecture de l’éthique levinassienne ne retient que la hauteur sans la détresse, c’est que la détresse est proprement politique, qu’elle est la rançon d’une totalisation des phrases qui en bafoue la singularité. Revenir au juste, ce n’est pas sonder l’intrigue humaine du prochain, mais l’intrigue langagière de l’occurrence. Le passage de l’éthique à la politique ne tient pas, comme pour Levinas, à l’entrée de la singularité du prochain dans l’universel des semblables, mais à l’entrée de la singularité de l’obligation dans l’universel de l’enchaînement. L’éthique n’est qu’un régime pragmatique singulier parmi tant d’autres, pris dans le brassage social48 de tous les régimes et genres. C’est là, dans ce brassage, dans l’enchaînement normatif qu’il exige que le malheur trouve sa source, parce que chaque occurrence y est comme ce prochain noyé sous le semblable, ignoré dans son étrangèreté. Le mal est toujours qu’une singularité souffre et demande secours. Mais le secours se porte à la phrase interdite et non plus à l’homme démuni, c’est d’elle qu’il faut écouter le silence, à elle qu’on doit donner voix.

La souffrance est politique, elle est celle de l’autre phrase, phrase absente qui fait souffrir par son silence son destinateur (impossible) et son destinataire (possible49). L’éthique, elle, n’est pas pour Lyotard souffrance, mais effroi de l’obligation stricte, de son asymétrie. Effroi qui ne demande aucun secours, mais doit au contraire s’accepter comme notre incondition, celle de n’être pas des sujets, mais l’objet d’une aliénation par une voix qui refuse le dialogue. Entre l’effroi éthique et la souffrance politique, il y a la distance de deux silences, celui de l’obligé et celui de l’opprimé, ou la distance de deux sentiments, celui de l’absolu et celui du différend.

*

La dette politique de Lyotard envers Levinas50 n’est pas de lui avoir emprunté quelque idée de la communauté et de sa justice, mais d’avoir retrouvé dans la situation politique une souffrance que Lyotard dénie à la situation éthique, d’avoir fait du tort non un mal moral commis par le jeu de l’être, mais un mal politique infligé par la confusion des discours. Le déplacement est d’avoir distribué les traits de l’éthique levinassienne – hauteur de l’asymétrie, détresse de la vulnérabilité – sur deux dimensions distinctes de la pragmatique langagière : la hauteur prescriptive de la morale et le malheur politique de l’enchaînement. La captation de la pensée de Levinas ne s’est pas opérée d’un coup. D’abord le scepticisme s’est dégrisé du savoir, a ouvert la pensée à l’extériorité, l’a mise en dette envers l’événement et son pouvoir critique. Puis la réflexion éthique a basculé la dette dans une dissymétrie sans réciprocité où l’on doit faire avant d’entendre. Ensuite la pragmatique langagière a distingué la probité de pensée, l’obligation éthique et la norme politique. Enfin la norme politique est devenue l’hégémonie d’un genre de discours imposant son enjeu à tout enchaînement de phrases, infligeant par là un tort à tous les genres hétérogènes, tort qui se signale dans la souffrance d’un silence. Les vaincus de l’histoire, éternels revenants d’un différend englouti, réclamaient justice.

Comme tout héritage, la « dérive » navigue ici entre fidélité et trahison. On peut s’effrayer de l’anti-humanisme de Lyotard, de son ignorance du « prochain », au mépris de Levinas. On peut aussi regretter que la détresse ne se pense chez ce dernier qu’en termes éthiques et jamais politiques.

  • *.

    Professeur de philosophie en classes préparatoires, auteur notamment de Là-bas comme ici. Le paradoxe de la représentation, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1998.

  • 1.

    Jean-François Lyotard, l’Inhumain, Paris, Galilée, 1988, p. 12 ; id., Moralités postmodernes, Paris, Galilée, 1993, p. 162.

  • 2.

    Élisabeth de Fontenay, dans son livre exigeant Une tout autre histoire. Questions à Jean-François Lyotard (Paris, Fayard, 2006), interroge le rapport de Lyotard au fait juif et montre quel détournement il fait subir aux « secrets » sur le judaïsme livrés par Levinas.

  • 3.

    Emmanuel Levinas, Totalité et infini, Paris, Le Livre de poche, 1990, p. 329.

  • 4.

    Lyotard dit « légitimation » là où Levinas dit « justification ». Voir E. Levinas, Totalité et infini, op. cit., p. 81-88, 223, 339 ; J.-F. Lyotard, Pérégrinations, Paris, Galilée, 1990, p. 40 et la Condition postmoderne (sur le discours marxiste comme récit de légitimation), Paris, Minuit, 1979, p. 54-62.

  • 5.

    Sur l’« âme » et le « psychisme », E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Le Livre de poche, 1990, p. 111, 162 et 221 ; J.-F. Lyotard, Moralités postmodernes, op. cit., p. 199 sq. ; id., l’Inhumain, op. cit., p. 163, 199-200.

  • 6.

    J.-F. Lyotard, la Guerre des Algériens, Paris, Galilée, 1989, p. 38-39 ; sur l’éveil chez Levinas, voir – entre autres – Entre nous, Paris, Le Livre de poche, 1993, p. 96.

  • 7.

    J.-F. Lyotard, Pérégrinations, op. cit., p. 54-56, 99 ; sur la critique par Levinas du schéma résolutif de l’histoire : Entre nous, op. cit., p. 88-89.

  • 8.

    J.-F. Lyotard, Pérégrinations, op. cit., p. 114.

  • 9.

    Même défense du scepticisme chez Lyotard, voir le Différend, op. cit., p. 45 ; Témoigner du différend, Osiris, 1989, p. 89-91, 102-103 ; « Les Lumières, le sublime. Un échange de paroles entre Jean-François Lyotard, Willem van Reijen et Dick Veerman » (1987), publié dans « Réécrire la modernité », Les Cahiers de philosophie, n° 5, Lille, mai 1988, p. 90.

  • 10.

    E. Levinas, Autrement qu’être…, op. cit., p. 261.

  • 11.

    Ibid., p. 38, 256 sq.

  • 12.

    J.-F. Lyotard, Pérégrinations, op. cit., p. 99.

  • 13.

    Autrement que savoir est le titre sous lequel ont été publiés (Osiris, 1986) les actes de la journée d’étude consacrée à Levinas par le Centre Sèvres et en particulier les échanges entre Levinas et Lyotard.

  • 14.

    Le figural « oblige la pensée à abandonner son élément qui est le discours de signification », élément propre à « une culture où le discours rationaliste prédomine », où lignes, couleurs et sons valent toujours comme traits distinctifs dans un tableau de significations. Le « figural » est une différence non distinctive (non oppositionnelle) qui met en échec le désir de savoir, « le désir d’enclore tout objet dans le champ de la signification » (J.-F. Lyotard, Discours, figure, Paris, Klincksieck, 1971, p. 218). Une œuvre se fait « poème critique » quand elle introduit dans l’espace de signification l’hétérogénéité d’un espace figural, et que, bloquant ainsi l’accomplissement du désir de savoir, elle produit par sa déception même l’irruption du « sens », (p. 375).

  • 15.

    J.-F. Lyotard, Discours, figure, op. cit., p. 137.

  • 16.

    Autrement que savoir, op. cit., p. 89.

  • 17.

    Discours, figure dit « vouloir défaire le code sans défaire le message » (p. 55). L’introduction déclare que ce livre n’est pas encore le « bon livre », qu’il lui faudrait une autre écriture ; ce qui annonce, avant l’heure, l’écriture du Différend. Dans le lexique de Autrement qu’être, la difficulté est pour Levinas que le dire doive se dédire de ce qu’il dit pour faire entendre sa voix échappant à la thématisation (E. Levinas, Autrement qu’être…, op. cit., p. 19, 243).

  • 18.

    Ibid., p. 265. Je souligne.

  • 19.

    Pour tout ceci, voir J.-F. Lyotard, Discours, figure, op. cit., p. 355-385.

  • 20.

    J.-F. Lyotard, le Différend, Paris, Minuit, 1983, n° 104, 113, 125 et notice Kant 2, p. 185.

  • 21.

    « Le temps ne manque pas à la conscience, il la fait se manquer », ibid., n° 125. Pour Levinas, l’imprévisibilité du temps, son avenir vient de l’absolument autre qu’est l’autre homme (voir E. Levinas, le Temps et l’autre, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 1983, p. 68-69). Pour Lyotard, elle est consubstantielle à l’Être même ou plutôt à sa dispersion, que celle-ci soit pensée en termes d’énergie libre, déliée (Discours, figure) ou d’occurrence des phrases (le Différend).

  • 22.

    J.-F. Lyotard, le Différend, op. cit., n° 170.

  • 23.

    L’in-fans, celui qui est né et a été nommé bien avant d’avoir lui-même parlé, signe l’incondition humaine, l’inhumanité de l’homme. La jonction entre « l’enfance », sa « misère » et l’écriture est développée, à partir de 1986, dans presque tous les textes de Lyotard : l’Inhumain, Paris, Galilée, 1988 ; Lectures d’enfance, Paris, Galilée, 1991 ; Moralités postmodernes, Paris, Galilée, 1993 ; la Confession d’Augustin (posthume), Paris, Galilée, 1998 ; Misère de la philosophie (posthume), Paris, Galilée, 2000.

  • 24.

    J.-F. Lyotard, Discours, figure, p. 23 (le terme de « donation » semble contrevenir au « hors-être » levinassien, mais il n’a pas ici une acception proprement phénoménologique, car l’événement est une occurrence ponctuelle, une césure). Le Différend le répétera : « l’occurrence » est impossible à garder (n° 202).

  • 25.

    Angoisse, misère, détresse et enfance sont les termes dont use l’avant-propos de l’Inhumain, op. cit.

  • 26.

    Sur la justification politique de l’écriture, voir J.-F. Lyotard et J.-L. Thébaud, Au juste, Paris, Christian Bourgois, 1979, p. 34 (coll. « Titres », rééd. 2006, p. 50).

  • 27.

    Sur la distinction entre les deux dettes ou les deux sollen – de la probité et de l’obligation – voir le Différend, n° 174, « Les Lumières, le sublime… », art. cité, p. 54-56, 90-91.

  • 28.

    Voir « Glose sur la résistance », dans le Postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 1986, et « Les Lumières, le sublime… », art. cité.

  • 29.

    « Les Lumières, le sublime… », art. cité, p. 89.

  • 30.

    J.-F. Lyotard, « Appendice svelte », dans Babylone, n° 1, Paris, 10/18, Uge, 1983, p. 79.

  • 31.

    J.-F. Lyotard et J.-L. Thébaud, Au juste, op. cit., p. 117-118.

  • 32.

    Voir « Logique de Levinas », dans Textes pour Emmanuel Levinas, Paris, Jean-Michel Place, 1980 ; et aussi déjà Au juste, op. cit., 1979.

  • 33.

    J.-F. Lyotard, le Différend, op. cit., n° 155 et notice Kant 2, p. 183-184.

  • 34.

    J.-F. Lyotard et J.-L. Thébaud, Au juste, op. cit., p. 102 ; J.-F. Lyotard, le Différend, op. cit., n° 164.

  • 35.

    Id., Au juste, op. cit., p. 133 ; ibid., le Différend, op. cit., n° 172.

  • 36.

    E. Levinas, Totalité et infini, op. cit., p. 218-219 et 237.

  • 37.

    Bontés dont Levinas emprunte les exemples à Vassili Grossmann (Vie et destin), voir À l’heure des nations, Paris, Minuit, 1988, p. 101-105.

  • 38.

    Sur ces confusions et contresens autour du judaïsme dans la philosophie française des années 1970, voir Jean-Michel Salanskis, « Critique du pro-judaïsme » et « Loi, série, détermination », dans Talmud, science et philosophie, Paris, Les Belles Lettres, 2004.

  • 39.

    À ce titre il n’y a pas de « genre de discours » éthique, pas de règles d’enchaînement pour atteindre la fin lointaine du Bien. Le bien n’est rien que le présent de l’obéissance. Voir le Différend, op. cit., n° 176.

  • 40.

    Voir E. Levinas, « Philosophie, justice, amour », dans Entre nous, op. cit., p. 115 ; et pour Lyotard : « Discussions, ou : “Phraser après Auschwitz” », dans les Fins de l’homme. À partir du travail de Jacques Derrida, Paris, Galilée, 1981, p. 296-298, ainsi que le Différend, op. cit., n° 164.

  • 41.

    E. Levinas, Autrement qu’être…, op. cit., p. 245-246.

  • 42.

    Au juste, op. cit., p. 47-48.

  • 43.

    Le Différend, op. cit., n° 201.

  • 44.

    Sur le mythe de l’exception, ibid., n° 159-160, n° 220 ; sur le genre économique, n° 240 sq.

  • 45.

    Ibid., n° 201.

  • 46.

    Ibid., n° 190, 192, 198.

  • 47.

    Ibid., n° 93, 236.

  • 48.

    Le Différend, op. cit., n° 193-195.

  • 49.

    « Les Lumières, le sublime… », art. cité, p. 59.

  • 50.

    Signalons que ce présent article est issu d’une conférence prononcée au colloque « Levinas et la philosophie du vingtième siècle en France », organisé à l’Ens-Ulm en avril 2006 par le Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine, sous la direction de Jean-Michel Salanskis et de Frédéric Worms, avec le soutien de l’Accel. Ajoutons qu’un colloque consacré à Lyotard, intitulé « Les transformateurs Lyotard », organisé par le Collège international de philosophie et le Centre international d’étude de la philosophie française se tiendra à Paris les 25, 26 et 27 janvier 2007.