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Nomenclature des crises. « Crise, krach, craque »

juin 2012

#Divers

« Crise, krach, craque »

On manque de mots pour dire ce qui nous arrive. Les discours d’experts se sont suspendus un temps dans la stupeur des premiers événements mais les affirmations, les certitudes, les codes ont vite repris le dessus. On ne peut prendre la mesure, pourtant, des incertitudes actuelles, qu’en reconnaissant une désorientation des significations et de la langue qui les porte.

Nomenclature des crises : 1) celles que l’on ne reconnaît pas tout de suite. 2) écrites à leur corps défendant. 3) masquées sous des discours épidémiques. 4) qui organisent le chaos. 5) hyper méga archi over. 6) opaques, incertaines, contradictoires. 7) 100 % réelles, en feuilleton. 8) thermos fêlés. 9) solidaires. 10) ôte-moi de là ces pauvres. 11) de la dette qui n’est pas celle qu’on croit. 12) qui affolent les mots. 13) inventant sans cesse ni peur la pluralité des sens. Et cætera.

La crise est constituée de petites crises, plus ou moins grandes crises, imperceptibles ou tailladées de nuits, parfois criantes. Cet organisme, compact et friable n’est pas une création ex nihilo, mais de choix, d’espérances, attirances, confluences, jeux de pouvoir, magouilles, bassesses – et combien l’homme est un être imaginaire – qui font de lui une dette à laquelle nul participant ne peut se soustraire, selon Anaxagore, dit Lucrèce, mais l’histoire n’est pas finie.

La crise est un organisme criant, qui fait appel à la générosité. Cette tentation nous honore, comment ne pas venir en aide aux banques, par exemple. Qui ont pour nous des attentions au long terme, qui nous prêtent de l’argent, dit-on – à nos larmes elles répondent par des liquidités, la vie est simple. Qui veillent lorsque nous dépensons. Dépense est issu du latin dispensa qui a donné aussi, aux dépens.

L’avenir est au temps ce que la crise est aux riches, à ceux qui sourient le couteau dans la poche. À qui l’on prête n’est pas qui on égorge.

L’avenir est l’espoir, l’espoir est la confiance, la confiance a des parts de marché, le marché fait des bilans, le bilan a des ressources, le commerce des peaux est en pleine prospérité, les prix augmentent, plus plus plus, les questions sont à la hausse, plus plus moins égale, le chômage s’accroît, non pas égal, les aides diminuent, moins moins, les jalousies tirent l’homme par le bas, moins moins moins, plus, pire, le racisme a des beaux jours devant lui, voler le pain des français, tout de même. On demande asile, on croit, on vient de loin, on migre, pas le choix, réfugiés c’est dire ce qu’on ne peut dire qui ne serait entendu. On entend immigrés, privilèges donc karcher, tout de même police policée, on dit reconduite à la frontière. C’est-à-dire expulsion. C’est dire, sans espoir.

L’info est à toute heure, l’heure du culte. Nous sommes informés, ce qui veut dire : mis en forme. Ce qui veut, dit.

Les mots sont des histoires : avenir, espoir, confiance, nous le valons bien, vous rembourserez plus tard, confiance, nous sommes là pour vous. Pour nos enfants, money, confiance, money, rembourser, saisie, money, licenciement, money, expulsion, profit, le cœur bat froid, dette, money, comment, money, comment, money, comment sauver les apparences, comment no comment, hausse des prix des produits alimentaires, plus plus plus faim dans le monde, hausse du chômage, baisse des salaires, comment faire, manger moins moins, le mot stratégie appartient au vocabulaire de la guerre, optimiser, assurer se dit d’une personne qui remplit bien son rôle, à la hauteur des circonstances, faim dans le monde, faim le monde faim, des mères vendent leurs enfants, faim. Un mot c’est toujours plus qu’un mot.

Achetez, achetez, la prospérité est au coin de la rue, dit le président Hoover aux États-Unis, la veille du jeudi noir de 1929.

Le mot commerce s’est dit des relations humaines. La confiance dans les mots se brise, à force de déceptions, violences larvées ou subies, incertitudes, peurs. L’amour du prochain, le pouvoir prend sur nous. On dit gérer sa vie, gérer son boulot, ses vacances, gérer son couple, ses enfants, son image, son chômage. Smile. Le pouvoir a des parts de marché, est efficace, un vrai travail. Le pouvoir est économe. Pas de phrases complexes, pas d’incise, pas de nuance. Trois mots après son début, la phrase est achevée. Pas d’adjectifs trop longs, pas d’adverbes en -ment, du latin mente, trop d’esprit, trop longs. Le pouvoir a des concepts, pas d’idées. Pas de préposition, à, si complexe, qui tient compte des points de vue, de, qui de dette va vers.

Même âgée, à l’usine, pour manger, comme on dit. L’usine c’est la mort facile.

Les mots sont commerce, il y va de la vie, des échanges, de quel amour blessés. On peut parler, on doit. Tout le monde parle, on sait. On croit. On n’écoute pas toujours. On dit un mot pour un autre, on a raison. On a des valeurs, bonheur, corps, vacances, actions, réforme, sécurité. Les mots ont un sens, un seul, on croit. Et puis un mot n’est qu’un mot, on dit n’importe quoi. Solidarité. L’histoire est un assemblage chimérique. De rêves, qui reviennent au galop. Le pouvoir a plusieurs cercles, Dante, se perpétue, hante, sans bâillons, pire, on peut dire, n’importe quoi. N’importe quoi. Les mots s’affolent, font commerce. La Grèce s’affole, hausse de 40 % des suicides en 2011.

La question de la crise va de pourquoi en comment, qui sont nœuds, qui sont des verbes d’action.

Seule, âgée, ménages, fêtes, on dit comme ça, ce n’est qu’un mot. Technicienne de surfaces. Période de fêtes obligatoires qui s’achève achève, terrible, qui rejette en bloc, on est en famille comme on est entre soi comme on s’en fout des autres comme on est dans – préposition indiquant la situation d’une personne par rapport à ce qui la contient – enrage laver crasse saloperies jusqu’aux tampons usagés qu’elle reçoit comme étrennes, ça doit s’appeler avec.

L’espoir est un organisme, fragile. Passé un seuil, aucun plan de sauvetage possible. La libre circulation du désespoir ne sauvera pas des apparences. Se plier aux lois du marché n’assure de rien. Grande récession, dépression, plus plus égale moins. Sauf les guerres.

Crédit à croire. Jouir d’un certain crédit. Confiance inspirée par quelqu’un, par un organisme. Libéral, qui concerne l’homme libre, digne d’un homme libre, généreux, bienfaisant.

Seul. Qu’ils marchandent le cœur va bas, temps fêtes figées, poches sourdes, c’est plus que ça qu’ils, d’amours on dit chrétiennes, on dit pourrait dire tant d’autres mots, s’en fout on a famille comme on dit quand on a possède, garde-fous, actions, privilèges tant cadeaux, ça protège, renoncements ça du monde n’existe pas le reste. N’existe pas seul, un homme seul et pauvre, il n’a et ne peut que, pour son enfant, se prive de, n’a pas d’amis il n’a pas d’amis non il n’a pas d’amis cet homme bon, de luxueuse foi en la vie, n’a, n’est, rien que. Rien. À la radio, non pas de cadeaux cette année, trop dur cette année, on ira juste aux sports d’hiver. Des enfants revendent leurs cadeaux.

La question de la crise est aussi celle de la langue. Pas la doxa, pas l’unique, l’univoque. Il n’y a de langue que langues. Polysémiques et équivoques. Pas de toute éternité, sur le métier l’ouvrage. La langue est faite de morceaux de chair, de vie. Batailleuse, pour s’entendre. Pour contrer les conflits, il convient de ne pas avoir peur des mots, dans tous les sens tous les mots, fussent-ils en crise.

Violence sur la langue. On dit pour ne pas dire. On dit on ne fait pas. L’inverse. Violence par inflation de mots moqués, masqués, mal menés. Mais n’est-ce littérature. Vocabulaire plus plus plus méga cool, société post-crise d’harmonie. La langue est un organisme qui passe le temps, enfantillages et vieilles lunes, dépasse les bornes, prospections, creusements, rires, pertes, dépossessions, plus grosse que le bœuf, vitale, sanguine. Vitale, vertébrale. Violée. Un bœuf sur la langue, pas petite cuisine. Question de vie, survie.

Les mots sont, devraient, des, c’est à plusieurs qu’on parle, sans, trop, scrupules, cailloux dans la chaussure, on hésite, on ne sait pas, de guingois on trébuche, bégaie, cailloux dans la bouche. De vergognes, on s’écoute. Parler de, parler à. Un homme à la rue n’est plus que. Rien qu’un sigle, sdf, sans, sans domicile, nuits de ses jours, sans horizon fixe, un homme n’est plus, même pas un nom. Chaque mot est une mise en scène. Son nom est personne. Chaque mot est une arme. Le président chinois houspille le président français à propos des droits de l’homme. Dans un rêve. Dehors la nuit longue.

Crise, krach, craques, d’un ancien verbe mentir. Craque, se détraque le monde quand il oublie ses mots. Les mots sont des histoires. Craignez, craignez – c’est une âme insoumise – le voyageur à petite valise. C’est un poète, Henri Thomas, qui dit ça.

Celui qui possède vingt violons n’est pas violoniste, mais commerçant selon un proverbe rrom.

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    Poète, elle participe à des performances avec des musiciens comme le violoniste de jazz Dominique Pifarély ; elle collabore au Cahier critique de poésie du centre international de poésie Marseille (cipM) et à remue.net ; elle est l’auteur de Interdiction absolue de toucher aux filles même tombées à terre (remue.net) et Archéologie du présent (à paraître, Éd. Isabelle Sauvage).