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Dans le même numéro

Le corps dans l’espace numérique

mars/avril 2009

#Divers

En se demandant comment l’informatique engage le corps des utilisateurs, on pense spontanément à l’oubli du corps, au rêve de fusion avec la machine, qui peut frapper le passionné d’informatique. Mais il convient aussi d’observer une approche plus artistique qui travaille sur les interfaces. Enfin, dans un usage plus commun, les mondes virtuels permettent aux participants de s’imaginer un corps différent à travers leurs avatars.

L’informatique s’est développée à l’origine autour de l’utopie de la création d’un cerveau artificiel. Il s’agissait non seulement de concevoir un puissant outil de calcul répondant aux besoins militaires et scientifiques, mais de traiter de l’information et en définitive de penser de façon systémique. Au fondement de cette utopie présente chez Norbert Wiener ou John von Neumann, il y a l’idée que l’exercice de l’intelligence peut être assuré indépendamment du corps. Il n’y a donc, à première vue, aucune raison de s’intéresser au corps et plus largement à l’individu quand on étudie l’informatique. Cette vision se modifie à la fin des années 1960. D’une part, les premiers travaux sur le graphisme et sur la réalité virtuelle essaient de construire artificiellement des objets puis des corps ; d’autre part, la connexion des ordinateurs à travers des réseaux posera la question de la communication entre les individus.

Il convient alors de se demander comment l’informatique engage les corps des utilisateurs. Je le ferai en trois temps. J’analyserai tout d’abord quel rapport les passionnés d’informatique ou hackers entretiennent avec leur ordinateur. Collaboration, affrontement voire fusion avec la machine, les hackers semblent oublier leur corps, mais ils essaient souvent de le transfigurer dans la machine. À l’opposé, d’autres informaticiens, qui viennent plutôt du monde artistique ou qui ont travaillé sur les interfaces entre l’homme et la machine, refusent la dualité esprit/corps. Ils veulent développer une informatique qui s’adresse à l’individu dans sa totalité. Enfin, nous nous intéresserons aux nouveaux mondes virtuels qui permettent de communiquer non seulement par le texte ou la voix, mais à travers des avatars créés par les participants.

Abandon ou transfiguration du corps chez les hackers

Les jeunes gens fous d’informatique, appelés aussi nerds, qui passent toute leur vie devant un écran d’ordinateur, estiment souvent que cette activité leur permet de se passer de leur corps. L’un d’entre eux déclare, au milieu des années 1990 :

Quand je suis devant mon ordinateur […] je suis détaché de mon identité physique. Ce n’est pas seulement quand je suis sur des forums, que je joue à des jeux ou que je suis sur le Net. C’est à chaque fois que je suis devant mon ordinateur. Je perds alors mes repères temporels et je ne ressens plus la faim ni la fatigue1.

Steven Levy notait déjà qu’à la fin des années 1950, les hackers

impressionnent les profs de maths mais sèchent la gym […] Ils ne rêvent pas de faire une touche pendant la fête de fin d’année mais plutôt d’arriver en finale d’un concours scientifique2.

Mais les hackers, comme les nerds, ne font pas qu’oublier leur corps pour s’adonner à leur passion, ils estiment que la vie est ailleurs, ils voient dans l’informatique quelque chose de vivant qu’il faut entretenir et améliorer, en définitive le lieu de la vraie vie. D’autres observateurs parlent, au contraire, d’un corps à corps entre le virtuose d’informatique et sa machine. Ce dernier essaie de dompter sa machine, de maîtriser les langages de programmation pour être le plus efficace possible.

Si ces passionnés d’informatique sont souvent présentés comme des individus asociaux, ils développent en réalité une sociabilité spécifique qui répond à une éthique particulière que Pekka Himanen3 oppose à l’éthique protestante de Max Weber. L’éthique hacker se caractérise par la passion (les hackers refusent la dualité travail/loisir), la liberté d’accès à l’information (notamment aux codes source des logiciels), la créativité.

Les hackers partagent également une culture qui vient du cinéma (par exemple Matrix) et d’une littérature de science-fiction souvent nommée cyberpunk. Les récits de William Gibson ont notamment constitué la base d’un imaginaire commun. Au milieu des années 1980, ce dernier publie plusieurs romans qui se situent tous dans le cyberespace. Il définit ce terme de deux façons. Le cyberespace, qu’il appelle aussi « matrice », est une « hallucination consensuelle4 » électronique, vécue quotidiennement par un grand nombre d’individus. Mais c’est aussi un dispositif de traitement et de « représentation graphique de données extraites des mémoires de tous les ordinateurs du système humain5 ». Ces deux acceptions qui sont à première vue antagonistes sont en fait profondément complémentaires. Le cyberespace est un fantasme collectif complexe qui est en même temps réellement opératoire, c’est le cas dans le roman, mais aussi dans le monde informatique. Les hackers trouvent dans Neuromancien, le plus célèbre des romans de Gibson, non seulement une utopie capable de les mobiliser, mais aussi une description de leur propre vie. Ainsi quand le héros, Case, peut, après une longue interruption, se brancher à nouveau sur sa machine, l’auteur écrit : « Voilà qui il était, quel était son être. Il en oubliait de manger. » À son réveil, « il filait droit à la console, sans même prendre la peine de s’habiller, et se branchait […] Il perdait le fil des jours6 ».

De là à quitter son corps, il n’y a qu’un pas. Ce thème est au centre d’un autre roman cyberpunk, les Synthérétiques de Pat Cadigan. Mark et Gabe, les deux héros, passent de nombreuses heures branchés sur le réseau. Petit à petit, ils décident de rester connectés en permanence. Gabe « pratiquait la simulation depuis si longtemps, qu’il avait oublié comment conduire la vie réelle, les routines du temps réel. Il avait oublié que s’il faisait une faute, il n’y avait aucune sauvegarde qu’on pouvait utiliser pour faire une correction7 ». En définitive, il répète constamment : « Je ne peux pas me rappeler ce qu’on ressent quand on a un corps8. » Quant à Mark, malgré les faibles signaux que lui envoie son corps qui lui demande de revenir, cela lui devient de plus en plus difficile. Un jour, suite à une « surchauffe intercrânienne », sa conscience est transférée sur le réseau. Il peut ainsi quitter définitivement ce corps qu’il exècre.

Mais derrière cet abandon du corps de chair, se cache en fait une volonté de faire corps avec la machine, de fusionner avec elle. Le fait de se sentir comme machine peut créer une sorte d’extase, les sens sont libérés des contraintes du temps et de l’espace. En substituant une machine à son corps, le hacker se débarrasse des limites imposées par la chair, il démultiplie ses possibilités d’action, amplifie ses sensations. En prenant la place de la machine, il peut même espérer devenir immortel. Cette transfiguration du corps qu’apporterait l’informatique n’engage pas forcément dans de nouveaux schémas d’action. En perdant son extériorité par rapport à la machine, le hacker risque aussi de perdre tout contrôle. Gibson décrit bien chez son héros cette expérience : en « pénétrant » dans une autre chair, il devient ainsi passif, il n’est plus que « le passager derrière ses yeux9 ». À la perspective optimiste de la transfiguration du corps par la machine, s’oppose ainsi la vision pessimiste du romancier qui rejoint celle du roboticien Hans Moravec qui estime qu’à moyen terme les machines domineront l’homme10.

Le virtuel : un média subjectif

Plutôt que de faire renaître le corps dans la machine, on peut aussi imaginer de construire une informatique qui ne soit pas celle d’un pur esprit réincarné dans une machine, mais qui prenne en compte l’individu dans toutes ses composantes. Il ne s’agit plus d’abandonner son corps en fusionnant avec la machine, mais de faire interagir l’homme complet, intelligence et corps, avec l’ordinateur. Cette autre perspective des rapports entre l’informatique et le corps est issue de courants de recherche qui se sont intéressés au graphisme et à l’image numérique et débouchent sur les nombreux travaux sur la réalité virtuelle. Ceux-ci se sont notamment développés dans le domaine de l’apprentissage (simulateur de vol) et de l’activité artistique. Il s’agit de concevoir un nouveau média dans lequel l’illusion serait plus forte que dans le cinéma, mais surtout dans lequel le spectateur pourrait agir comme un acteur dans la commedia dell’arte. Pour Brenda Laurel, qui, après s’être formée au théâtre, a travaillé sur l’informatique, c’est un « média subjectif ».

La réalité virtuelle (RV), dispositif informatique qui permet de simuler graphiquement et d’interagir avec le réel, d’y être immergé grâce à un visio-casque, apparaît ainsi comme un nouveau média dont la caractéristique la plus forte est de faire intervenir le corps du spectateur. Cette présence du corps distingue non seulement la réalité virtuelle du théâtre ou du cinéma, mais elle constitue également la profonde originalité de cette technique par rapport à l’informatique. Comme B. Laurel le dit joliment : les ordinateurs

ont évolué comme une race de têtes séparés du corps, sans aucun sens du plaisir, enfermés dans leurs mécanismes communicationnels […] L’idée de la réalité virtuelle est à l’opposé de cette situation. Elle cherche, sans forcément y réussir, à associer le corps à l’esprit. En principe, elle refuse de séparer les deux. La réalité virtuelle s’intéresse aux caractéristiques du corps : comment nos sens fonctionnent, comment nous nous déplaçons, comment nous ressentons le fait d’être quelque part, comment l’impression de la présence physique nous affecte11.

Il ne s’agit pas de faire disparaître le corps dans la machine, mais d’obtenir des sensations nouvelles qui seraient impossibles sans l’appui des outils numériques. Ce qu’explique bien Jaron Lanier, informaticien (dans la seconde moitié des années 1980, il fut le concepteur du premier système de réalité virtuelle bon marché) et musicien. Selon lui, quand on change d’instrument, on acquiert une nouvelle perspective qui permet de jouer autrement. Il en est de même avec la réalité virtuelle, en ce qui concerne la relation du corps avec son environnement. Il prend l’exemple suivant :

Si vous avez la chance de vivre dans le corps d’une sauterelle, et ensuite de revenir dans votre corps d’homme, je pense qu’il y a alors un élargissement de votre expérience et la découverte de sensations plus fortes12.

Au-delà de ses recherches sur de nouveaux dispositifs artistiques mobilisant le corps du spectateur, cette perspective a aussi été utilisée dans le cadre de la définition des interfaces entre l’homme et l’ordinateur. Les interfaces graphiques dites conviviales, lancées par Apple et reprises ensuite dans Windows, constituent l’aspect le plus connu de ces développements. L’usager interagit avec son micro-ordinateur en manipulant un pointeur qui lui permet de choisir des icônes sur un écran. Ces manipulations, qui sont devenues routinières pour la plupart des utilisateurs, constituent une rupture profonde avec ce qu’était l’informatique d’il y a trente ans. L’engagement du corps de l’utilisateur est aujourd’hui réel, ce qui n’était pas le cas autrefois. C’est le résultat de toute une tradition de recherche venant notamment de Donald Norman qui a souhaité « défendre les attributs humains à l’époque de la machine13 ».

De l’interaction textuelle à l’interaction des corps

Avec l’internet, l’informatique a acquis une autre dimension, celle de la communication. L’internet propose en effet des modes spécifiques et variés d’échange, notamment la communication de groupe (messagerie instantanée, tchat, forum, jeux de rôle utilisant les échanges par textes appelés Mud). Cette communication, qui dans la plupart des cas est réalisée sous forme écrite, est également anonyme. L’individu peut alors construire son identité. Comme le dit un jeune utilisateur à Sherry Turkle :

Vous pouvez être qui vous voulez. Vous pouvez vous redéfinir vous-mêmes si vous le voulez […] C’est facile de changer la façon dont les gens vous perçoivent, parce que la seule chose qu’ils connaissent de vous c’est ce que vous leur montrez. Ils ne regardent pas votre corps et ne font pas de suppositions à partir de là. Ils n’écoutent pas votre accent. La seule chose qu’ils voient, c’est vos mots14.

On peut d’autant plus se construire un personnage qu’on le contrôle. Pour l’essentiel, ce qu’on donne à voir, c’est ce qui sépare radicalement l’internet de la communication en face à face. On sait, suite aux travaux d’Erving Goffman, que lors des rencontres en face à face, les participants livrent d’eux-mêmes de nombreuses impressions qu’ils ne contrôlent pas, à travers les mouvements de leur corps ou les expressions de leur visage. Dans la vie réelle, le langage non verbal joue un rôle central. Au contraire, sur l’internet il est bien difficile que les textes expriment le moi véritable de leurs auteurs.

L’internet offre également une autre différence avec la communication en face à face : les internautes peuvent y adopter plusieurs identités. L’un d’entre eux déclare :

Je ne suis pas une chose, je suis beaucoup de choses en même temps. Chaque part de moi-même s’exprime plus complètement dans les Mud que dans le monde réel. Aussi, même quand je joue plusieurs personnages, je me sens plus moi-même15.

Ces différentes vies peuvent se dérouler simultanément dans différentes fenêtres du même écran d’ordinateur.

Je divise mon esprit, déclare l’un de ces joueurs. Je me vois comme étant deux ou trois personnages ou plus. Et je passe d’une part de mon esprit à une autre, quand je passe d’une fenêtre à une autre16.

Le monde virtuel ou plutôt les mondes virtuels seraient finalement beaucoup plus complexes et diversifiés que le monde réel qui, pour l’interviewé de S. Turkle, n’est plus grand-chose : « Juste une fenêtre de plus, et pas forcément la meilleure. » La sociologue américaine estime néanmoins que les internautes ne considèrent pas le monde réel et le monde virtuel comme identiques. La vie en ligne permettrait de tester des facettes de son moi et finalement de construire son identité dans l’interaction avec les autres.

Mais que se passe-t-il quand la communication se complexifie, quand les internautes ne sont plus des pseudos mais des avatars disposant d’une représentation graphique ? La question du corps réapparaît alors. Les jeux vidéo massivement multijoueurs, comme World of Warcraft, correspondent à cette situation. Toutefois, les avatars s’inscrivent dans le cadre d’un scénario de jeu qui détermine en partie les rôles. Il fixe notamment le type de personnages, les objectifs à atteindre, les moyens utilisables, les récompenses qu’on peut gagner… Le cas des univers virtuels ouverts est encore plus intéressant pour notre réflexion. Le plus connu d’entre eux est Second Life. Il s’agit d’un monde virtuel avec des images en trois dimensions. Il reprend l’idée proposée par l’auteur de science-fiction Neal Stephenson dans Snow Crash d’un « métaverse », un univers en ligne où les utilisateurs interagissent en simulant le monde réel. On s’y déplace, on communique avec les personnes qu’on rencontre à l’aide de textes et d’animations préprogrammées. Les avatars peuvent ainsi avoir des mouvements complexes comme la danse. Les activités qui se déroulent sur Second Life peuvent être de pure fiction, mais peuvent également constituer une nouvelle forme de médiatisation de la vie réelle. Des musiciens peuvent donner des concerts, des hommes politiques faire des meetings, des universitaires des cours.

Les « résidents » de Second Life doivent créer leur avatar, choisir son sexe, son âge, ses caractéristiques corporelles, ses vêtements. Une étude réalisée en 2006 aux Pays-Bas17 permet de constater qu’on trouve presque autant de femmes que d’hommes dans cet univers, alors que les jeux vidéo en ligne sont majoritairement masculins. Les usagers choisissent, pour la plupart d’entre eux, un avatar de leur sexe. Au moment de l’enquête, seuls 6 % (essentiellement des hommes) utilisaient un avatar de l’autre sexe. Par ailleurs, 3 % avaient testé ce « changement de sexe » mais l’avaient abandonné par la suite. Par contre, ils choisissent le plus souvent un profil plus jeune et élancé. Les obèses sont rares sur Second Life ! Les vêtements suivent la mode, ou s’adaptent aux groupes que fréquentent les avatars. Ainsi les collaborateurs des entreprises réelles qui sont présents sur Second Life dans des espaces appartenant à leur entreprise sont le plus souvent habillés comme au bureau. De même un homme politique qui viendra faire une réunion dans ce monde virtuel pourra s’habiller comme dans la réalité.

Ce que certains observateurs appellent « l’internet physique18 » permet des interactions plus complexes, plus proches de la vie réelle que celle qu’on peut avoir par écrit dans les chats ou dans les blogs. Ainsi quand des avatars se réunissent sur Second Life, ils peuvent chuchoter avec leur voisin, manifester amitié ou ressentiment en se rapprochant ou en s’éloignant de tel ou tel participant. Ils peuvent également avoir des discussions plus personnelles avec tel ou tel participant avant ou après une réunion officielle. Certaines entreprises organisent d’ailleurs des réunions sur Second Life avec des participants distants, car elles estiment que c’est une façon d’avoir la richesse de la vidéoconférence pour un bien meilleur coût19.

Si l’on en croit donc ces témoignages, il y a dans ce monde virtuel des interactions non verbales analogues à celles qui existent dans le « premier monde ». Comment se déroulent ces interactions ? Sont-elles identiques à celles qui se produisent dans la vraie vie ? Une enquête récente, menée à Stanford dans la ligne des recherches de proxémique d’Edward Hall, nous donne une réponse intéressante. Elle montre que, comme dans la vie réelle, les interactants sont physiquement plus proches quand il s’agit de deux hommes que quand on met en présence deux femmes, ou une femme et un homme. De même, quand deux avatars parlent, ils se regardent l’un l’autre. Cette orientation des regards est plus intense quand les interactants sont des femmes ou quand on est dans une situation de mixité. Les auteurs de l’étude concluent donc que les mêmes normes sociales gouvernent Second Life et la vie réelle. Parler de l’internet physique a donc bien un sens. Les avatars ne sont pas de simples vignettes, ils ont des corps qui interagissent selon des processus proches de ceux de la vie réelle. Il reste néanmoins des différences importantes. Si les avatars peuvent se mouvoir dans l’espace comme des individus réels, ils disposent d’autres moyens de mobilité comme la « téléportation » qui permet de quitter immédiatement un lieu pour en atteindre un autre éventuellement fort éloigné. En cas de conflit interindividuel, on peut s’échapper beaucoup plus facilement que dans le réel et sauter dans un autre espace, dans une autre situation.

Mon alter et moi

Quels rapports y a-t-il entre les avatars des jeux en ligne ou de Second Life et leurs créateurs ? Ces rapports sont complexes, le concepteur crée et joue simultanément. Il se présente à la fois comme « un scénariste et un acteur », mais en même temps, il faut convenir que « le personnage a sa dynamique propre ». Pourtant on ne peut pas dire que l’avatar, comme Frankenstein, échappe à son créateur, puisque celui-ci, tel un marionnettiste, anime, fait vivre son avatar tout en respectant sa personnalité. On a donc là une activité créative nouvelle où le créateur est toujours face à sa création. Comment se positionnent les corps réels et les corps virtuels ? Le livre du journaliste-photographe Robbie Cooper nous permet d’étudier ce point20. Dans Alter Ego21, il présente les portraits de soixante joueurs, avec à côté la photographie de leur avatar et un petit entretien. À l’examen de ce très riche matériau, on voit se dégager deux grandes oppositions, entre l’identité et l’altérité d’une part, l’anonymat et la vie sociale de l’autre.

Certains joueurs considèrent leur avatar comme un double d’eux-mêmes. « Il me ressemble, il pense comme moi, il agit comme moi, parce qu’il est moi et que je suis lui. Son passé est le mien… » D’autres à l’inverse (comme cet handicapé gravement atteint qui passe plus de dix heures par jour sur des jeux en ligne, ou cet amateur de fantaisie moyenâgeuse qui « aurait aimé vivre à cette époque », ou encore cette jeune femme blanche qui a choisi comme avatar un homme noir et costaud) mènent dans le monde virtuel une tout autre vie. Mais entre ces cas extrêmes, on trouve la plupart des joueurs rencontrés qui associent d’une façon ou d’une autre ces deux polarités. Une jeune fille de 24 ans a créé un avatar qui lui ressemble trait pour trait, mais avec vingt ans de plus : mon avatar « ressemble à ce que je souhaite être quand je serai plus âgée ». Bien entendu, on trouve également beaucoup de cas où les joueurs se sont rajeunis. C’est le cas de cette joueuse qui « voit son avatar comme une extension d’elle-même » et s’enthousiasme du fait que dans le monde virtuel, on ait reconnu la femme réelle.

Ainsi un avatar identique à son créateur peut être également différent, puisque c’est une extension de son être : « Il est un peu de moi et un peu de la personne que je voudrais être. » Si l’avatar est un mélange du soi réel et du soi idéal, il peut également apparaître comme un double (je suis lui, il est moi), comme un partenaire (on ne peut pas être l’un sans l’autre). Cet avatar est tout ce qu’il veut être : fort, connu, respecté… « Ensemble, nous formons une personne complète », affirme un joueur. Ce dédoublement de l’individu ne se déroule pas seulement dans un monde fantastique. C’est aussi l’occasion de renouer avec une vie précédente. Ainsi, cette jeune mère de famille qui continue sa carrière de danseuse… en ligne. Les avatars peuvent aussi être inscrits dans une relation de couple. Celui qui a deux avatars en prête un à l’autre. D’autres joueurs préfèrent jouer en couple : ils ont conçu deux avatars qui jouent ensemble dans le monde virtuel.

L’autre axe qui permet de décrire le monde des avatars et de leurs créateurs est celui des interactions sociales. Certains joueurs apprécient la possibilité que leur donne le cyberespace d’être anonyme, sans marqueur social et de pouvoir ainsi développer des interactions en fonction de ses seuls désirs, sans aucun contrôle social. L’avatar n’est pas assujetti à des règles. Certains y voient la possibilité de se reposer, de ne plus être contraints par les rôles sociaux qu’on doit endosser. D’autres apprécient la liberté que leur offrent ces nouveaux mondes, ils se fixent des défis : se comporter de telle ou telle façon, pendant une session de jeu ou sur de longues durées.

D’autres, au contraire, voient dans ces nouveaux mondes un nouvel espace de sociabilité adapté à leurs contraintes. Ils peuvent se libérer de leur timidité, d’une image d’eux-mêmes qui leur pèse, pour devenir plus authentiques et développer de nouveaux rapports sociaux. Ils cherchent à redémarrer une nouvelle vie sociale. Des mères de famille avec des jeunes enfants ou des handicapés qui ne peuvent quitter leur domicile trouvent ainsi un nouvel espace de sociabilité. Dans ce cas, ce n’est pas le jeu ou l’univers virtuel qui attirent, mais les occasions de sociabilité. D’autres internautes, comme ces jeunes filles coréennes présentées par R. Cooper, estiment qu’il y a là un espace de sociabilité « sans risque22 ».

Comme pour le couple identité/altérité, il n’y a pas d’opposition frontale entre l’anonymat et la construction de liens sociaux. C’est en rompant avec leurs liens sociaux ordinaires que les joueurs peuvent en reconstruire de nouveaux. On rejoint ainsi la tradition du jeu de rôle qui a été souvent réinvesti dans les jeux en ligne massivement multijoueurs. C’est en construisant une nouvelle identité, différente mais aussi ressemblante, que le joueur anonyme peut interagir dans un cadre librement choisi qui, malgré tout, le contraint. On retrouve ainsi l’idée de média subjectif de B. Laurel. Le monde virtuel permet de vivre intensément une fiction. Mais il peut aussi permettre d’apprendre, d’expérimenter des relations sociales : apprendre à plaire et à séduire pour l’adolescent timide, à composer son rôle public pour l’adulte. Après cette phase d’expérimentation, les résidents de Second Life, par exemple, utilisent leur avatar pour donner une vraie image d’eux-mêmes. Ou plus exactement ils veulent donner l’image d’eux-mêmes qu’ils aimeraient avoir et que leur entourage de la vie réelle les empêche, leur semble-t-il, de présenter : cet aspect d’eux-mêmes qu’ils pensent être leur vraie personnalité et qu’ils ne réussissent pas à révéler. En quelque sorte leur moi idéal.

S’il y a donc une certaine parenté entre « l’internet physique » et la vie réelle, et que par ailleurs il s’agit d’un univers avec moins de contrainte, on peut craindre que le monde virtuel soit un refuge, un monde de substitution à la vie réelle. L’enquête sur les usagers de Second Life infirme cette hypothèse. Il n’y a pas de lien entre le temps passé dans le monde virtuel et les satisfactions éprouvées dans sa vie. Il y a néanmoins une petite minorité d’individus qui compensent les difficultés de leur vie par un fort investissement temporel dans Second Life. Pour la plupart des usagers, ce monde virtuel n’est pas un obstacle au développement de leur sociabilité dans la vie réelle23.

Un corps hybride

Une des principales difficultés de l’étude de l’internet et de la culture numérique vient de la complexité et de la diversité de ces univers. Le monde numérique évolue rapidement, de nouveaux dispositifs apparaissent régulièrement qui peuvent remettre en cause les conclusions des observations faites quelques années auparavant. Ainsi les Mud textuels étudiés par S. Turkle sont bien différents de Second Life. De même, les interactions entre les avatars se modifieront radicalement quand ils communiqueront par la voix et non plus par le texte. Par ailleurs, les observations sociologiques sont encore bien embryonnaires dans ces domaines. La réflexion sur le numérique a bien souvent pour origine les médias. Ceux-ci rendent compte principalement de deux perspectives : d’une part, les utopies des ingénieurs qu’il ne faut évidemment pas considérer comme des prévisions, mais comme des indications de ce qui mobilise la communauté technique, de ce qui fascine les futurs usagers ; d’autre part, la présentation de comportements étranges, qui sortent de la normalité, qu’on considère parfois comme amusants et plus souvent comme inquiétants, voire dangereux.

Les pratiques des usagers du numérique sont bien différentes des utopies initiales et des comportements addictifs d’usagers « scotchés » à leur ordinateur qui confondent le réel et le virtuel. Si la question du corps sur l’internet nous fascine et nous inquiète autant, c’est sans doute que cela renvoie à des grands mythes : celui d’un esprit séparé du corps, celui d’un être artificiel que le savant pourrait créer, comme Edison dans l’Ève future de Villiers de L’Isle-Adam, celui de la communication parfaite sans malentendu. Le parcours rapide que nous venons d’effectuer à travers les discours et les pratiques nous a tout d’abord montré que les rapports que l’informatique entretient avec le corps sont multiples. Elle peut nier le corps, le faire disparaître dans la machine, lui apporter des sensations nouvelles, une diversité d’expérience. Le cybercorps peut prendre des formes multiples.

Quant aux usagers, la plupart d’entre eux ne confondent pas la vie réelle et la vie virtuelle, ils associent les deux. La nouveauté pourrait venir du fait que non seulement ils juxtaposent le virtuel et le réel, comme les utilisateurs du téléphone qui continuent à rencontrer leurs interlocuteurs en face à face, mais qu’en plus ils hybrident le réel et le virtuel. Incontestablement, comme le suggère l’écrivain américain Neal Gabler, l’internaute va chercher sur la toile le plaisir de s’imaginer différent. Là où nos parents allaient dans une salle de cinéma pour s’imaginer être Cary Grant ou Bette Davis, nos contemporains peuvent être, grâce aux avatars du monde numérique, tel ou tel acteur hollywoodien24. Mais dans le monde virtuel l’avatar a aussi, comme nous l’avons vu, beaucoup de proximité avec l’individu qui l’a conçu. Le virtuel nous donne de nombreuses autres possibilités, notamment celle de communiquer par le texte, la voix, l’image et des personnages numériques. Sur l’internet, le corps est l’instrument d’une hybridation entre le réel et le virtuel. À la suite de Donna Haraway25, les internautes peuvent tous se revendiquer cyborg.

  • *.

    Directeur de la revue Réseaux, professeur de sociologie à l’université de Paris-Est (Latts), il a notamment publié l’Imaginaire d’internet, Paris, La Découverte, 2001.

  • 1.

    Entretien cité par Heather Bromberg, “Are Muds Communities? Identity, Belonging and Consciousness in Virtual Worlds”, dans Rob Shields (ed.), Culture of Internet, Londres, Sage, 1996, p. 149-150.

  • 2.

    Steven Levy, Hackers, Heroes of the Computer Revolution, New York, Dell Book, 1985, p. 18.

  • 3.

    Pekka Himanen, l’Éthique hacker et l’esprit de l’ère de l’information, Paris, Exils, 2001.

  • 4.

    L’expression est présente dans différents textes : William Gibson, Neuromancien, Paris, J’ai lu, 1998 (éd. originale 1984), p. 64 ; id., Comte Zéro, Paris, J’ai lu, 1994 (éd. originale 1985), p. 58 ; id., Gravé sur chrome, Paris, J’ai lu, 1999 (éd. originale 1986), p. 218.

  • 5.

    W. Gibson, Neuromancien, op. cit., p. 64.

  • 6.

    Ibid., p. 73.

  • 7.

    Pat Cadigan, Synners, New York, Bantam Spectra, 1991, p. 239.

  • 8.

    Ibid., p. 400.

  • 9.

    W. Gibson, Neuromancien, op. cit., p. 68.

  • 10.

    Hans Moravec, Une vie après la vie, Paris, Odile Jacob, 1992.

  • 11.

    Brenda Laurel, “Imagery and Evolution”, Siggraph 94, Orlando, http://www.tauzero.com/Brenda_Laurel/Severed_Heads/Imagery_and_Evolution.html [dernier accès 24 mai 2008].

  • 12.

    Jaron Lanier interviewé par Lynn Hershman Leeson, dans Lynn Hershman Leeson (ed.), Clicking In. Hot Links to a Digital Culture, Seattle, Bay Press, 1996, p. 48.

  • 13.

    Donald A. Norman, Things that Make Us Smart. Defending Human Attributes in the Age of the Machine, New York, Basic Books, 1994.

  • 14.

    Sherry Turkle, Life on the Screen, New York, Touchstone, 1997, p. 184.

  • 15.

    Ibid., p. 185.

  • 16.

    Ibid., p. 194.

  • 17.

    David de Nood et Jelle Attema, “The Second Life of Virtual Reality”, Epn Report, La Haye, décembre 2006, http://www.epn.net/interrealiteit/EPN-REPORT-The_Second_Life_ofVR.pdf [dernier accès 24 mai 2008].

  • 18.

    Nancy Scola, “Avatar Politics: The Social Applications of Second Life”, www.ipdi.org/UsploadedFiles/Avatar%20Politics.pdf [dernier accès 24 mai 2008].

  • 19.

    David Tebbutt, “Is Second Life a Brave New World?”, Information World Review, 5 mars 2007.

  • 20.

    Je remercie Eric Dagiral et Vinciane Zabban de m’avoir fait découvrir ce livre et partager leur expérience de joueurs.

  • 21.

    Robbie Cooper, Alter Ego. Avatars and Their Creators, Londres, Chris Boot, 2007.

  • 22.

    R. Cooper, Alter Ego. Avatars and Their Creators, op. cit.

  • 23.

    On peut faire le même constat dans l’enquête de R. Cooper : les joueurs qui déclarent aller dans les mondes virtuels pour développer leur sociabilité ne sont ordinairement pas ceux qui restent branchés le plus longtemps.

  • 24.

    Neal Gabler, « La magie évanouie », Libération, 9 mai 2007.

  • 25.

    Donna Haraway, Simians, Cyborgs and Women: The Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991.