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André Gorz ou comment entrevoir le postcapitalisme

janvier 2010

#Divers

Penseur atypique, André Gorz (1923-2007) fait partie de ces auteurs hétérodoxes qui ont toujours mis en avant l’instabilité constitutive du capitalisme. Sa critique de l’économie accorde une place centrale au thème du travail : bien qu’il soit le plus souvent contraint, encadré et subi, le travail peut rester un lieu de libération personnelle. Mais dans quelle mesure le revenu doit-il rester lié à une situation d’emploi ?

Comme Karl Marx, André Gorz était d’abord un philosophe. Mais à la différence de l’auteur du Capital, c’était un autodidacte. Ingénieur chimiste de formation, il s’était forgé lui-même sa propre culture philosophique notamment à partir de l’œuvre de Jean-Paul Sartre.

Lorsqu’on lui demandait « comment se définit André Gorz », il répondait :

Je me vois comme un philosophe naufragé qui, à travers des essais en apparence politiques, essaie de faire passer en contrebande des réflexions originellement philosophiques […]. Je ne comprends donc pas la philosophie à la manière des créateurs de grands systèmes philosophiques mais comme la tentative de se comprendre, de se découvrir, de se libérer, de se créer. La vie, et la vie humaine en particulier, est autocréation, « autopoïèse » […], un être ne peut se comprendre, se libérer, répondre de soi que dans la mesure où il a conscience de se produire soi-même, où il se vit comme sujet de son existence1.

Pourtant, comme Karl Marx, la pensée d’André Gorz aura fortement influencé la sociologie et les sciences économiques. Mais la radicalité de sa pensée en a souvent fait un auteur à part, auquel le monde académique ne se réfère qu’à la dérobée quand il ne l’ignore pas tout simplement. Rares sont en effet les manuels qui font référence à son œuvre. Les choses pourraient changer à l’avenir, maintenant qu’il n’est plus parmi nous. Ses écrits sur l’évolution du capitalisme ne peuvent plus être traités avec condescendance et parions que certains de ses ouvrages feront bientôt partie des classiques : que l’on songe à Adieux au prolétariat (1980), à Métamorphoses du travail (1988) ou à Misères du présent, richesse du possible (1997), pour ne citer que ces trois-là, car ils ont incontestablement marqué le débat économique et social des vingt-cinq dernières années.

Gorz n’hésitait pas non plus à côtoyer le monde syndical (surtout la Cfdt en France dans les années 1970) ou les formations politiques (les Grünen et le Spd en Allemagne durant les années 1980 et 1990) pour nourrir leur réflexion. Il ne concevait en effet son rôle d’intellectuel que dans le dialogue permanent avec les mouvements sociaux. Un peu comme Marx (encore une fois) avec sa Critique du programme de Gotha, Gorz, par exemple, fait part en 1989 aux dirigeants du Spd des commentaires que lui inspire leur programme de long terme qu’ils viennent d’élaborer. Dans un texte intitulé Capitalisme, socialisme, écologie, il ne ménage pas ses efforts pour aider « un vieux parti ouvrier » à renouveler et reformuler ses thématiques d’action. Dans le préambule à ce texte republié dans un recueil en 19912 et qui en reprend le titre, Gorz écrit :

Le travail qui consiste à redéfinir les tâches anciennes par la prise en compte des réalités nouvelles n’est jamais, à court terme, assuré de succès. La seule chose sûre est que la gauche n’a pas d’avenir si elle ne s’attelle pas à ce travail.

Et il ajoute :

Ce que Antje Vollmer3 disait pour les Verts vaut pour toute la gauche : il nous faut réussir le tour de force de répondre à la fois aux questions du xixe et du xxie siècle.

Ces propos, qui datent d’une vingtaine d’années, n’ont pas pris une ride. Ils ne manquent pas non plus d’entrer en résonance avec les interrogations politiques du moment, et de la gauche française en particulier.

De même, la crise économique actuelle suscite un net regain d’intérêt pour la pensée « gorzienne ».

Il est vrai que certains de ses ultimes textes, loin des discours souvent consensuels sur la nécessaire « régulation du capitalisme », offrent une lecture à la fois anticipatrice et très radicale des bases actuelles de ce système économique qu’il estime de plus en plus précaires. Ainsi, dans « La sortie du capitalisme a déjà commencé », un article écrit au printemps 2007 et publié dans la revue EcoRev’ peu de temps après son suicide en septembre de cette même année, Gorz explique :

On a beau accuser la spéculation, les paradis fiscaux, l’opacité et le manque de contrôle de l’industrie financière […], la menace de dépression, voire d’effondrement qui pèse sur l’économie mondiale n’est pas due au manque de contrôle ; elle est due à l’incapacité du capitalisme de se reproduire.

Plus d’un an avant l’annonce de la faillite de la banque Lehman Brothers le 15 septembre 2008 qui symbolise aujourd’hui l’entrée dans une des crises économiques les plus importantes de l’histoire, ces phrases ne manquent pas d’attirer l’attention. Mais elles prennent un relief plus saisissant encore lorsqu’on les met en regard avec les propos que Gorz tenait dans un entretien vingt-cinq ans plus tôt4 :

En ce qui concerne la crise économique mondiale, nous sommes au début d’un processus long qui durera encore des décennies. Le pire est encore devant nous, c’est-à-dire l’effondrement financier de grandes banques, et vraisemblablement aussi d’États. Ces effondrements, ou les moyens mis en œuvre pour les éviter, ne feront qu’approfondir la crise des sociétés et des valeurs encore dominantes.

Un peu plus loin il ajoute :

Pour éviter tout malentendu : je ne souhaite pas l’aggravation de la crise et l’effondrement financier pour améliorer les chances d’une mutation de la société, au contraire : c’est parce que les choses ne peuvent pas continuer comme ça et que nous allons vers de rudes épreuves qu’il nous faut réfléchir sérieusement à des alternatives radicales à ce qui existe.

Pour Gorz, plus de doute : la sortie du capitalisme a bel et bien commencé. Reste à savoir quelle forme elle prendra et à quel rythme cette sortie va s’opérer.

Il n’est donc pas inutile de mieux saisir l’influence de Gorz sur l’analyse économique et la critique sociale. Cette influence peut être appréciée autour de trois thèmes majeurs de sa pensée, forcément imbriqués : d’abord sa conception de l’évolution du capitalisme, ensuite celle concernant le rôle et la place du travail, et pour finir sa façon d’envisager le dépassement de la société salariale en prônant l’instauration d’un revenu d’existence qu’il avait pourtant combattu tout au long des années 1980.

Le capitalisme et sa crise ultime

Gorz a toujours tenté de combiner l’analyse rigoureuse de la dynamique du système capitaliste avec une réflexion approfondie sur les conditions de son dépassement. En schématisant à peine, on peut distinguer trois périodes dans l’analyse gorzienne de l’évolution du capitalisme.

Au début des années 1960, Gorz adopte une conception « classiquement » marxiste. Mais il refuse cependant le matérialisme dialectique « enseigné » dans les pays de l’Est et par les théoriciens du parti communiste français. Cette opposition au matérialisme dialectique est d’ailleurs un thème central de la Morale de l’histoire qu’il fait paraître en 1959. Il y montre qu’il n’y a pas un sens prédéterminé de l’histoire censé préparer ipso facto l’avènement du socialisme. Il rejette tout autant le structuralo-marxisme universitaire développé notamment par Louis Althusser et ses disciples et qui deviendra vite dominant en France chez ceux qui se réclament du marxisme. Pour Gorz, le capitalisme ne peut pas se concevoir comme un processus sans sujet. Il fait alors porter son attention tout autant sur les structures que sur les relations subjectives autour desquelles se nouent les rapports de domination. Il se définit donc plutôt comme un théoricien critique de l’aliénation. Son analyse met en effet nettement en avant le fait que « les puissances propres de l’être humain », comme les appelle Marx dans l’Idéologie allemande, « s’autonomisent en puissances étrangères et viennent le dominer, l’asservir, le déposséder de lui-même ». Dans ce sens, il trouvera aussi à ce sujet de « passionnants développements » dans la Critique de la raison dialectique de Jean-Paul Sartre qui viendront enrichir sa réflexion.

À l’époque, je pensais […] que l’évolution technique allait éliminer progressivement le travail non qualifié et répétitif au profit d’un travail de plus en plus intellectualisé, techniquement avancé, et donc potentiellement favorable à l’épanouissement des capacités d’autonomie5.

Il tiendra cette conception jusqu’à la parution de Critique de la division du travail au début des années 1970, pour ensuite s’apercevoir que c’était là attendre de l’évolution technique une « efficacité politique qu’elle ne possède évidemment pas ».

Sa réflexion sur le capitalisme subit ensuite l’influence des néo-marxistes comme Stephen Marglin et Herbert Marcuse puis celle d’Ivan Illich. Gorz ne dit pas que la technique est politique en elle-même mais simplement que le choix des techniques, donc le sens dans lequel elles évoluent, est toujours motivé par le souci d’assurer au capital le maximum de pouvoir et de contrôle sur le travail vivant. La technique n’est donc pas neutre, elle contribue même grandement à modeler la société. Le souci du capital de renforcer son pouvoir, précise-t-il, est au moins aussi déterminant que le souci de productivité.

La mégamachine industrielle bureaucratique fonctionne comme une matrice qui façonne la classe ouvrière en image inversée du capital et la force à reproduire dans et par son travail cette organisation et cette division hiérarchiques du travail.

Bref, pour Gorz, certains outils sont appropriables et d’autres beaucoup moins, mais globalement la réappropriation collective de « ces moyens de production-là » suppose la fin de la méga-industrie, des méga-outils caractéristiques du fordisme. La rationalité économique du capital et son mode d’organisation du travail dans ce qu’il appelle, à la suite d’Illich, « la sphère de l’hétéronomie » sont finalement considérés par Gorz à cette époque comme un horizon indépassable. Et le dépassement du capitalisme ne peut plus être pensé comme le renversement de la division capitaliste du travail. Cette vision cède alors la place à une approche qui s’inspirera plus des travaux de Karl Polanyi,

où le dépassement de la domination du capitalisme est conçu comme l’encastrement et la subordination restrictive des activités économiques régies par la rationalité du capital à des valeurs et à des objectifs sociétaux et écologiques6.

Cette vision sera notamment et brillamment exposée dans Métamorphoses du travail parue en 1988.

Mais à ce stade, comme le souligne Carlo Vercellone7, l’analyse d’André Gorz reste cependant « tributaire d’une continuité substantielle avec la logique de développement de la division du travail propre au capitalisme industriel ». Et cette posture, comme Gorz lui-même finira par le reconnaître à la fin des années 1990, ne lui permet pas d’intégrer alors « les perspectives ouvertes par le postfordisme, l’informatisation généralisée, la dématérialisation et l’intellectualisation du travail8 ». Elle donne un caractère bien trop étanche entre d’un côté la sphère du travail hétéronome et de l’économique et de l’autre la sphère du travail autonome et du non-économique.

Plus qu’une bifurcation, la parution en 1997 de Misères du présent, richesse du possible dévoile alors un profond renouvellement de la pensée de Gorz sur l’évolution du capitalisme. À partir de cet ouvrage, et plus encore avec le livre suivant (l’Immatériel, paru en 2003), Gorz va intégrer les échanges fructueux qu’il aura eus notamment avec Jean-Marie Vincent et les contributeurs de la revue Futur antérieur (devenue Multitudes à partir de 2000). Ce renouvellement théorique porte notamment sur l’impact de ce que Marx appelait déjà dans les Grundrisse le general intellect, que Jean-Marie Vincent interprète comme « l’intelligence collective » et Toni Négri appelle « l’intellectualité de masse ». Ces réflexions poursuivent l’utilisation déjà ancienne dans la littérature anglo-saxonne de l’expression « économie de la connaissance ». Celle-ci cherche à caractériser une économie dans laquelle les connaissances, mais aussi les savoirs communs, les affects sont devenus la principale source de valeur et la principale composante du capital.

Gorz, cependant, ne reprend pas totalement à son compte les élaborations théoriques qui en ont découlé sur l’évolution du capitalisme et que certains économistes dénomment le « capitalisme cognitif ». Pour les auteurs9 de cette approche, le « capitalisme cognitif » serait la troisième transition du capitalisme après celle du capitalisme manufacturier puis celle du capitalisme industriel. Il serait une nouvelle forme de capitalisme, dans laquelle

la dimension cognitive et intellectuelle du travail devient dominante et l’enjeu central de la valorisation du capital et des formes de la propriété porte directement sur la transformation en une marchandise10.

Nous sommes en effet entrés dans une économie dans laquelle la connaissance, l’intelligence, le savoir-faire peuvent être stockés sous forme de logiciels reproductibles en quantités illimités pour un coût négligeable. Ces logiciels sont directement productifs puisqu’ils peuvent non seulement calculer mais gérer, coordonner, etc., et ils permettent d’énormes économies de temps de travail dans la production matérielle de telle sorte que la valeur d’échange des produits tend à baisser et les volumes de profit avec.

La parade à cette tendance est habituellement la recherche de position de monopole. Et c’est bien cela, souligne André Gorz, que nous observons sous des formes relativement nouvelles. Les firmes s’identifient de moins en moins avec leur production matérielle, dont la valeur tend à baisser, et de plus en plus avec les contenus immatériels, symboliques, cognitifs, esthétiques de leurs produits. C’est-à-dire des contenus dont la valeur dépend non plus de leur utilité pratique, mais de leur désirabilité intrinsèquement subjective notamment du prestige, de l’image de soi qu’ils procurent au client11.

En conséquence, la valeur du capital immatériel des firmes est une fiction boursière puisque leur production à forte dimension immatérielle correspond de moins en moins à des marchandises normales dont la valeur est mesurable selon un étalon de mesure qui leur est commun. Cette valeur boursière du capital devient tout simplement fictive. Elle dépend en grande partie de l’endettement ou des rentes de monopole que ces firmes peuvent obtenir et repose sur les anticipations.

L’effondrement des bourses et l’éclatement des bulles spéculatives à répétition, en crises de plus en plus graves, démontrent, selon Gorz, « la difficulté intrinsèque qu’il y a à vouloir faire fonctionner le capital immatériel et le capitalisme cognitif comme un capitalisme12 ».

André Gorz affirme alors plus radicalement que le capitalisme cognitif n’est pas une étape historique de plus du système capitaliste, « il est la crise du capitalisme tout court13 ». L’absence de mesure entre les diverses formes de capital immatériel et de travail immatériel est qu’elle met en crise les catégories traditionnelles de l’économie politique au point que les indicateurs macroéconomiques perdent leur pertinence. La mesure du Pib par exemple devient de plus en plus problématique, au point même qu’elle ne reflète plus la richesse produite. Et Gorz d’enfoncer le clou :

La valorisation économique n’a jamais été aussi destructrice de sens, ni sa crise de légitimité aussi largement dénoncée14.

Ce n’est pas seulement par manque de légitimité que le capitalisme, selon Gorz, est voué à disparaître. C’est aussi parce qu’il met hors jeu une proportion inéluctablement croissante de candidats à l’emploi, alors même qu’il fait du travail le fondement de l’intégration sociale.

Le travail au cœur de la crise du capitalisme

L’analyse qu’André Gorz fait du travail peut sembler paradoxale à bien des égards. Sa thèse principale tient en quelques mots : si l’on veut que le travail devienne libérateur, il est nécessaire d’en finir avec la société du travail. Il nous faut, écrit-il, sortir du travail et de la société de travail pour retrouver le goût et la possibilité du travail véritable15.

En réalité, il n’est pas arrivé à cette position d’entrée de jeu. Un peu comme pour son analyse du capitalisme, dans un premier temps – antérieur à ses Adieux au prolétariat –, il s’inscrit dans une problématique marxiste assez classique, celle de la centralité du travail. Ainsi, en 1967, dans le Socialisme difficile, il écrit :

La production sociale continuera de reposer principalement sur le travail humain ; le travail social de production restera la principale activité de l’individu ; et c’est par son travail, principalement, que celui-ci sera intégré et appartiendra à la société16.

Mais, à partir de 1980, il tourne cette page-là et avance une lecture totalement instrumentale du travail, moyen contraignant pour accéder à la « vraie vie », celle de l’épanouissement personnel :

La « vraie vie » commence hors du travail, le travail devient un moyen pour élargir la sphère du non-travail, il est l’occupation temporaire par laquelle les individus acquièrent la possibilité de poursuivre leurs activités principales17.

Car l’épanouissement personnel réside dans l’œuvre, la création, les domaines où s’expriment en toute liberté les passions, les talents, les désirs de chacun, et au sein desquels chacun peut devenir autonome. Au contraire, dans la production, le savoir-faire de chacun ne constitue qu’une fraction du savoir-faire d’ensemble. L’activité productive, pour être efficace et produire des biens ou des services complexes – un film, une montre, une bicyclette, de l’électricité… –, a besoin de s’appuyer sur une division du travail de plus en plus fine. Ce qui favorise certes la coopération, mais, en même temps,

le travail n’est plus une activité propre du travailleur. Qu’il soit exécuté à l’usine ou dans les services, c’est, dans l’immense majorité des cas, une activité passivisée, préprogrammée, totalement assujettie au fonctionnement d’un appareil et ne laissant pas de place à l’initiative personnelle. […] Il n’est donc plus question pour le travailleur de se libérer au sein du travail ni de se rendre maître du travail ni de conquérir le pouvoir dans le cadre de ce travail. Il n’est plus question désormais que de se libérer du travail en en refusant tout à la fois la nature, le contenu, la nécessité et les modalités18.

Dès lors, l’objectif doit être non plus de se libérer par la maîtrise collective du travail, comme le pensait Marx, mais de se libérer du travail, pilier de l’activité que Gorz, à la suite d’Illich, qualifié d’hétéronome, par opposition aux activités autonomes, qu’elles soient productives ou non productives.

Car, contrairement aux écologistes qu’il qualifie de « radicaux », tenants de la décroissance et de la désindustrialisation, autoproduire ce dont une société a besoin au sein de petites communautés dans lesquelles les techniques industrielles et la division du travail seraient bannies, constitue une formidable régression à ses yeux, puisque le travail contraint y augmenterait au lieu de s’y réduire, et l’autonomie régresserait au lieu de progresser.

À ses yeux, la sphère de l’hétéronomie est donc nécessaire, car elle « assure la production programmée, planifiée, de tout ce qui est nécessaire à la vie des individus et au fonctionnement de la société, le plus efficacement et donc avec la moindre consommation d’efforts et de ressources ». Ce qui rend possible l’existence d’une sphère de l’autonomie où

les individus produisent de façon autonome, hors marché, seuls ou librement associés, des biens et services matériels et immatériels, non nécessaires, mais conformes aux désirs, aux goûts et à la fantaisie de chacun19.

La production de type économique est un mal nécessaire – la part du diable, en quelque sorte – pour passer du « règne de la nécessité » au « règne de la liberté » : c’est ce qui lui donne sens. Non parce qu’elle serait une fin en soi, comme c’est le cas dans le capitalisme, mais parce qu’elle ouvrirait la porte à une société où, au fur et à mesure que l’activité économique devient plus efficace, le temps de travail nécessaire pour produire s’y réduit, et où, par conséquent, le temps disponible pour l’autonomie peut prendre une place grandissante. Certes, dans ses livres ultérieurs, il insiste sur la nécessité de faire en sorte que la sphère hétéronome incorpore une certaine dose d’autonomie, de sorte que ce type de travail s’humanise autant que possible. Mais sa fonction première n’est pas de libérer l’homme, elle est de produire ce qui est nécessaire en y consacrant le moins de temps possible, de sorte que puisse se développer

l’autoproduction du facultatif, du gratuit, du superflu, bref du non-nécessaire qui donne à la vie sa saveur et sa valeur : aussi inutile qu’elle-même, il l’exalte comme la fin qui fonde toutes les fins20.

Or, justement, pour Gorz, les gains de productivité sont tels que l’emploi est condamné à se rétrécir sensiblement et de manière continue. Si l’on veut éviter un chômage de masse croissant, la gestion de l’emploi doit donc aller vers une réduction drastique de la durée du travail, d’autant plus drastique que seuls méritent d’être maintenus les emplois qui permettent de créer des biens et des services que l’autoproduction ne parviendra jamais à égaler. Ce qui, évidemment, ne fait pas le jeu du capitalisme, lequel s’efforce par tous les moyens d’éviter cette échéance. D’abord en « marchandisant » tout ce qui peut l’être, notamment la connaissance qui, de bien commun qu’elle était jusqu’alors, tend de plus en plus à être privatisée. Ensuite, en multipliant les emplois sans finalité sociale, c’est-à-dire qui ne sont à l’origine d’aucune efficacité accrue pour la société, car ils consistent seulement à transférer sur certains – les nouveaux serviteurs – les tâches que d’autres souhaitent s’éviter, mais qu’ils peuvent financer grâce au fait qu’ils gagnent bien plus d’argent par heure que ne leur coûtent ces serviteurs. Enfin, et surtout, en rendant l’emploi plus rare et plus précaire pour un nombre grandissant de travailleurs. La conclusion est sans appel :

Le postfordisme produit son élite en produisant du chômage : celui-ci est la condition pour créer celle-là. […] Ses membres […] produisent de la richesse et du chômage dans un seul et même acte21.

Ces analyses ne sont pas sans faiblesse. Citons-en trois. La première est relative à la capacité de l’ensemble des membres de la société à devenir créatifs, à préférer l’autonomie à l’hétéronomie ou, pour faire bref, le bricolage à l’achat, la politique aux séries télévisées. La critique émanait déjà de Daniel Mothé22. Elle est reprise plus récemment – mais à propos de Marx, pas à propos de Gorz – par Pierre-Michel Menger qui, dans le domaine culturel, non seulement doute que les individus disposent d’une « égale dotation en aptitudes semblables », mais qui fait de l’interaction et de la rivalité avec autrui la clé de l’émergence d’une création authentique, puisque, à défaut « il n’y a plus de performances relatives, plus ou moins réussies, plus ou moins admirables ».

La seconde faiblesse tient à la délimitation de la sphère hétéronome. Qu’est-ce qui doit relever de l’activité économique, si l’on ne laisse pas le marché en décider ? Car laisser le marché en décider, c’est ouvrir la porte à la croissance sans fin, au tout économique, à celle du « plus, c’est mieux » que Gorz dénonce à juste titre. Et quand bien même on supposerait que ces questions difficiles auront pu trouver une solution démocratique acceptable par tous, il est clair que l’attrait des activités librement choisies, la richesse des échanges non marchands qui s’instaureront dans une société où se réduit le temps de travail « hétéronome » risquent de ne pas suffire à cantonner « la sphère de l’hétéronomie » aux seuls biens et services « nécessaires ».

Enfin, contrairement aux affirmations de Gorz, l’emploi ne se réduit pas dans nos sociétés. En France, entre 1997 et 2007, ce sont près de 4 millions d’emplois supplémentaires (+ 17%) qui se sont ajoutés aux 22 millions d’emplois initiaux. Effet de la croissance des « emplois de serviteurs », pour reprendre l’expression d’André Gorz ? Sans doute en partie. Des politiques publiques (notamment fiscales), ont encouragé le développement d’emplois à domicile, afin d’en « solvabiliser » la demande. Mais, dans le cas de la France, les « services personnels et domestiques » ne représentent que 200 000 emplois supplémentaires de 1997 à 2007 : même en comptant large, cela signifie que l’essentiel des créations d’emplois a eu lieu dans d’autres domaines, comme la construction (+ 400 000 emplois), la santé (+ 150 000), l’hôtellerie-restauration (+ 150 000), etc. Exception ? Pas du tout, puisque, dans l’ensemble de l’Union européenne à Quinze, le nombre d’emplois a progressé de 16% entre 1997 et 2007. Même en Allemagne, pays au sein duquel Gorz anticipait des destructions massives d’emplois en raison de l’importance du tissu industriel, le nombre total d’emplois est passé de 35, 3 millions à 38, 2 millions. Et, dans l’ensemble des pays de l’Union européenne à Quinze, de 150 millions à 175 millions d’emplois. Certes, la crise a remis en cause cette expansion de l’emploi, mais pour des raisons liées à l’effondrement de la demande, dans le bâtiment et l’industrie principalement, pas à la suite d’évolutions techniques de long terme.

Quant à la croissance des emplois précarisés, elle est indéniable. En France, au premier trimestre 2009, près de 1, 4 million de personnes étaient en sous-emploi et désireuses de travailler davantage (mais on en comptabilisait 1, 5 million en 1997). Et si, entre 1997 et 2007, le nombre d’emplois temporaires (contrats à durée déterminée, intérim, emplois aidés, apprentis) est passé de 2, 5 millions à 3 millions, leur part dans l’ensemble de l’emploi salarié demeure toujours très minoritaire (12% en 2007 comme en 1997). Car la croissance de l’emploi temporaire correspond, au moins pour une part, à de nouvelles modalités de recrutement, les contrats temporaires étant utilisés comme périodes d’essai ou de formation avant recrutement définitif. Enfin, et surtout, Gorz tend à confondre instabilité et insécurité de l’emploi : le premier terme correspond à la fréquence des changements d’emploi, volontaires ou non, le second au fait de ne pas trouver de nouvel emploi quand le contrat d’emploi prend fin. Or, si l’instabilité s’est accrue au cours des dix dernières années, ce n’est pas le cas de l’insécurité. Que les employeurs aient un comportement opportuniste, en pourvoyant leurs postes par des recrutements de plus en plus fréquemment temporaires est une chose, que cette croissance de l’emploi temporaire soit signe de précarité accrue en est une autre. Il est d’ailleurs remarquable que le Danemark, où l’emploi est parmi les plus instables de l’ensemble de l’Union européenne, soit aussi le pays dans lequel les salariés se montrent les moins inquiets et les plus satisfaits vis-à-vis de l’emploi.

Toutefois, l’analyse de Gorz, toute contestable qu’elle soit au regard des évolutions récentes, est loin d’être infondée. Il suffit de prendre un peu de recul pour s’en rendre compte.

D’une part, à moins d’imaginer une société dans laquelle la croissance économique – celle de marchandises de toute nature produites à l’aide d’un travail rémunéré – demeurerait ad infinitum plus forte que les gains de productivité, il est clair que la tendance à la réduction de la durée du travail est inscrite au cœur même de la problématique économique. D’autant que, avec la prise en compte des dégâts environnementaux et sociaux, la croissance économique fournit de moins en moins de bien-être et de plus en plus de problèmes aux sociétés industrialisées23. Les économistes ont du mal à l’admettre, tant cela remettrait en cause leur fonction même. Mais il est clair que fonder une société – et la dignité de ceux qui la composent – sur un travail dont la place sociale va diminuant inéluctablement, c’est faire reposer une pyramide sur une base qui rétrécit…

Gorz insiste en outre sur un élément important : « l’élite » du travail se distingue du reste de la population, non seulement par le fait que l’emploi qu’elle occupe lui assure une position sociale dominante, mais aussi par l’importance des revenus que cet emploi lui procure. Tandis que, à l’autre bout de l’échelle, on constate une paupérisation bien réelle pour les travailleurs condamnés à l’intermittence, en raison de l’irrégularité et de la faiblesse des revenus tirés d’un travail qui sans cesse se dérobe24. Il y a là – Gorz y insiste – un élément majeur de frustration qui est sans doute l’un des ressorts du « plus, c’est mieux », sur lequel s’appuie la dynamique du capitalisme. Or nous savons que cette société de croissance est désormais incompatible avec la préservation des équilibres environnementaux de la planète.

C’est pour préparer la transition vers une société d’a-croissance, où le marché et l’activité économique n’occuperaient qu’une place réduite que Gorz, après s’y être longtemps opposé, s’est rallié à l’idée d’un revenu d’existence.

Le revenu d’existence, avant-garde du postcapitalisme

Le terme de revenu d’existence n’est utilisé qu’à de rares exceptions par Gorz, qui lui préfère « allocation universelle », au contenu moins ambigu à ses yeux. Car revenu d’existence est souvent confondu avec revenu minimum (on rencontre même, chez certains auteurs, le terme de « revenu minimum d’existence », qui ne veut rien dire). Alors que le revenu minimum désigne un revenu conditionnel – seuls le perçoivent ceux qui disposent d’un revenu inférieur à un certain seuil –, le revenu d’existence est perçu par chacun, quelle que soit sa situation matérielle, « parce qu’il existe » et « non pour exister » disait James Meade, économiste keynésien, lauréat du prix de sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel en 1977. Meade analysait ce revenu de type égalitaire comme la contrepartie de tout ce que nos prédécesseurs nous ont légué, comme connaissances ou comme richesses, et dont chacun de nous hérite à sa naissance sans y être pour rien. Il est légitime, disait-il en substance, que ces ressources qui nous viennent du passé et qui expliquent une partie des capacités de production actuelles de chaque nation reviennent à chacun sur une base égalitaire au sein de la nation où il se trouve avoir vu le jour, un peu comme un héritage, à charge pour chacun d’en faire de même au profit des générations à venir.

André Gorz a longtemps récusé cette proposition. Parce qu’il y voyait un obstacle à son idée première : c’est le travail qu’il faut répartir de façon aussi égalitaire que possible, pour que nul ne vienne à en manquer et que l’ajustement se fasse par la réduction du temps travaillé par chacun. Puisque le travail « hétéronome » est une nécessité sociale mais que, en même temps, en limitant l’autonomie de ceux qui l’exercent, il va à l’encontre d’une vie bonne, autant faire que chacun porte sa part de fardeau, un peu à l’égal d’un service militaire obligatoire. Une allocation universelle, estimait-il, risquerait d’empêcher toute redistribution égalitaire du travail « hétéronome », donc de conforter les rapports sociaux de type capitaliste.

En 1997, dans Misères du présent, richesse du possible, il abandonna cette position. Notamment parce que l’allocation universelle, en étant versée à tous sans aucune conditionnalité, allait inciter un nombre accru de personnes à préférer le « développement d’activités bénévoles, artistiques, culturelles, familiales, d’entraide, etc. », donc constituait un accélérateur de la transition vers un postcapitalisme et l’accroissement de l’autonomie. En outre, ajoutait-il, dans l’économie de l’immatériel qui s’annonce, l’allocation universelle est mieux adaptée que la rémunération directe du travail (hétéronome) fourni, car l’efficacité productive relève désormais moins des efforts personnels que du niveau général des connaissances : le revenu doit donc être le plus socialisé possible, puisque l’efficacité productive s’appuie de plus en plus sur des connaissances socialisées. Pour Gorz, toujours visionnaire et convaincu que la taille du gâteau produit ne pourra plus guère progresser désormais, c’est la taille des parts qu’il faut modifier, pour que le partage soit équitable et que la société puisse produire de la cohésion sociale, alors qu’elle produit aujourd’hui surtout de la dissociation.

Évidemment, la justification avancée n’était pas celle de Meade, et encore moins celle de Duboin, cet homme politique (ancien secrétaire d’État aux Finances) qui, durant la Grande Crise, avait proposé la distribution généralisée d’un « dividende social » de manière à relancer l’activité économique. Mais, finalement, elle les rejoignait, en soulignant que le marché ne permet pas d’assurer une répartition acceptable – équitable pour Meade, suffisante pour Duboin – des revenus et qu’il fallait donc substituer au moins en partie une rémunération socialisée aux formes diverses de rétribution effectuées par le marché.

La vision gorzienne est sans nul doute celle d’une société où, peu à peu, la part de l’économique irait en déclinant, qu’il s’agisse du travail productif ou des revenus primaires, c’est-à-dire versés en contrepartie d’un apport productif. Mais, porté par sa conviction que le capitalisme est à bout de souffle, Gorz refusait de voir que cette mesure, si elle était adoptée, risquait d’accentuer les inégalités de revenu plus que de les réduire, puisqu’elle ne pourrait être financée que par suppression de tout ou partie des actuels revenus sociaux à finalité redistributive. En d’autres termes, il espérait que cette réforme, pourvu qu’elle impose un revenu social d’un niveau « suffisant », ferait basculer notre système social tout entier dans une logique conforme à ses vœux, de type égalitaire et convivial, où l’accumulation des connaissances se substituerait à celle du capital.

Ainsi, tout au long du parcours intellectuel et politique d’André Gorz, un fil rouge court. La teneur de ses premiers écrits consistait à montrer que le réformisme pouvait aboutir à révolutionner la société en douceur. Alors même qu’il a pris ses distances avec le marxisme pour rejoindre une démarche d’écologie politique, Gorz, d’une certaine manière, a réussi le tour de force de montrer que les analyses sous-jacentes à des utopies bien différentes – le communisme de Marx, la société conviviale d’Illich – pouvaient s’enrichir en se mariant.

Cependant, ses derniers textes adoptent une tonalité plus radicale quant à la capacité de notre société à évoluer vers ces formes d’utopies. À propos de l’instauration d’une allocation universelle, il écrit par exemple :

Je ne pense pas que le revenu d’existence puisse être introduit graduellement et pacifiquement par une réforme décidée d’en haut25.

Mais au final, ce qui fait l’intérêt de la pensée d’André Gorz c’est qu’elle parvient à fédérer les grands courants intellectuels persuadés que le capitalisme n’est pas l’horizon indépassable de l’humanité, même si cette pensée est parfois empreinte d’un certain catastrophisme.

  • *.

    Denis Clerc est économiste, conseiller de la rédaction d’Alternatives économiques ; Christophe Fourel a dirigé l’ouvrage collectif André Gorz, un penseur pour le xxie siècle, Paris, La Découverte, 2009.

  • 1.

    « L’homme est un être qui a à se faire ce qu’il est », entretien donné par André Gorz en 1984 et publié dans la revue de la Confédération des syndicats allemands.

  • 2.

    A. Gorz, Capitalisme, socialisme, écologie, Paris, Galilée, 1991.

  • 3.

    Députée des Verts allemands (Die Grünen), ancienne vice-présidente du Bundestag (1995-2004).

  • 4.

    A. Gorz, « L’homme est un être qui a à se faire ce qu’il est », art. cité.

  • 5.

    Entretien avec A. Gorz, dans Françoise Gollain, Une critique du travail, Paris, La Découverte, 2000.

  • 6.

    Voir la remarquable contribution de Carlo Vercellone dans André Gorz, un penseur pour le xxie siècle, Paris, La Découverte, 2009.

  • 7.

    C. Vercellone, dans André Gorz, un penseur pour le xxie siècle, op. cit.

  • 8.

    Entretien avec A. Gorz, op. cit., p. 224.

  • 9.

    Cette expression a été forgée par certains collaborateurs de la revue Multitudes dirigée par Yann Moulier-Boutang.

  • 10.

    C. Vercellone, dans André Gorz, un penseur pour le xxie siècle, op. cit., p. 90.

  • 11.

    Entretien avec A. Gorz, Alternatives économiques, no 212, mars 2003.

  • 12.

    Ibid.

  • 13.

    A. Gorz, l’Immatériel. Connaissance, valeur et capital, Paris, Galilée, 2003, p. 47.

  • 14.

    Entretien avec A. Gorz, Alternatives économiques, op. cit.

  • 15.

    A. Gorz, Misères du présent, richesse du possible, Paris, Galilée, 1997. Comme on l’a indiqué plus haut, ce livre marque un tournant assez radical dans l’analyse gorzienne.

  • 16.

    Id., le Socialisme difficile, Paris, Le Seuil, 1967, p. 133.

  • 17.

    A. Gorz, Adieux au prolétariat. Au-delà du socialisme, Paris, Galilée, 1980, p. 114.

  • 18.

    Ibid., p. 93.

  • 19.

    Ibid., p. 137.

  • 20.

    A. Gorz, les Chemins du Paradis, Paris, Galilée, 1983, p. 117.

  • 21.

    Id., Misères du présent, richesse du possible, op. cit., p. 80.

  • 22.

    Voir Daniel Mothé, l’Utopie du temps libre, Paris, Éditions Esprit, 1997.

  • 23.

    Pour ceux qui en douteraient encore, il suffit de se reporter aux travaux de Bernard Perret (voir notamment Le capitalisme est-il durable ?, Paris, Carnets Nord, 2008) et aux résultats de la commission Stiglitz sur les nouveaux indicateurs de richesse.

  • 24.

    Voir D. Clerc, la France des travailleurs pauvres, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2009.

  • 25.

    A. Gorz, Ecologica, Paris, Galilée, 2008, p. 153.