Une crise globale de légitimité
Affaiblis par la crise, les États-Unis et l’Europe, où les élites semblent échapper aux conséquences de la crise, n’ont plus la légitimité pour prétendre imposer leurs décisions au niveau international. En l’absence d’acteur légitime reconnu, comment les rapports de force géopolitiques peuvent-ils se réorganiser ?
Les paniques financières ne sont pas nouvelles dans le capitalisme. Pas plus que les récessions économiques. Elles sont sans doute même inhérentes à son fonctionnement et, peut-être, à sa moralisation. Elles imposent en effet de la discipline, punissant les téméraires, récompensant les prudents. Elles le font cependant de façon imparfaite, gratifiant parfois les téméraires et punissant les prudents. Les crises politiques apparaissent lorsque les téméraires semblent profiter des crises qu’ils ont eux-mêmes causées, tandis que le reste de la société supporte le poids de leur inconscience.
Les systèmes financiers et économiques sont inséparables d’un système politique beaucoup plus vaste. Chaque nation agence à sa manière les systèmes politique, économique et militaire. Chacun d’eux possède ses élites qui sont chargées d’en assurer le fonctionnement. Les trois systèmes interagissent continuellement entre eux et, dans une gestion politique saine, s’équilibrent eux-mêmes, compensant les erreurs de l’un et bénéficiant du succès de l’autre.
Investir en responsabilité limitée
Dans le système économique capitaliste, l’entreprise est construite autour de l’idée de responsabilité limitée, grâce à laquelle, en achetant une partie ou l’ensemble d’une société, vous n’êtes pas vous-mêmes responsable de ses dettes ou des dommages qu’elle pourrait causer ; votre risque est limité à votre investissement. En d’autres termes, vous pouvez acquérir tout ou partie d’une entreprise, mais vous n’êtes pas responsable de ce qu’elle fait avec votre investissement. Cette notion de responsabilité limitée est spécifique au capitalisme moderne. La décision de créer des sociétés limitant la responsabilité prend sa source dans des décisions politiques mises en place à travers l’infrastructure légale. Elle n’est donc pas qu’une question économique.
On peut imaginer un autre marché, moins encadré, dans lequel les propriétaires seraient entièrement responsables des dettes et responsabilités des parts de société qu’ils détiennent. Ceci, bien sûr, pourrait créer un risque excessif, supprimant par là même toute activité économique. C’est pourquoi on peut juger préférable de déplacer le risque encouru par les propriétaires des sociétés vers ses bénéficiaires et ses clients en autorisant les entreprises à se mettre en faillite sans impliquer les propriétaires.
La répartition précise des risques à l’intérieur d’un système économique est une affaire politique qui s’exprime à travers un cadre légal ; elle diffère d’une nation à l’autre et selon les époques. La bonne marche du système économique moderne serait impensable sans les contraintes politico-légales, aberrantes mais indispensables, des sociétés à responsabilité limitée. C’est dans la répartition précise et complexe du risque et de son exemption que se trouvent les origines du marché moderne. C’est une des raisons, parmi d’autres, pour laquelle les économistes modernes ne parlent jamais d’« économie » mais d’« économie politique ».
L’État a inventé à la fois le principe de société à responsabilité limitée et déterminé les conditions de leur émergence. Il définit la structure du risque et des responsabilités et s’assure que la loi est respectée. Il résulte de ces dispositifs complexes une dimension morale qui, au final, les justifie. La protection contre la responsabilité a cependant un coût : les mauvaises décisions se paient par des pertes tandis que les plus judicieuses sont récompensées par une richesse accrue. Grâce à cela, la société dans son ensemble en tire bénéfice. Le système global est conçu pour augmenter, selon les mots d’Adam Smith, « la richesse des nations » en incitant à prendre des risques et en imposant des sanctions contre les mauvaises décisions et des récompenses pour les bonnes. La qualité du système ne se mesure pas aux bénéfices individuels qu’il autorise, mais à l’augmentation de la richesse nationale qu’elle permet à travers eux.
En conséquence, le plus grand risque systémique n’est pas économique mais politique. Un risque systémique voit le jour quand les protections politiques et légales dont bénéficient les acteurs économiques, et spécialement les membres de l’élite économique, semblent avoir été utilisées pour pervertir la finalité du système dans son ensemble. En d’autres termes, la crise apparaît lorsque l’élite économique donne l’impression d’avoir détourné les prises de risque autorisées par la loi afin de s’enrichir pour son seul profit au détriment de la richesse collective. Ou, pour le formuler autrement, la crise intervient lorsqu’il apparaît que l’élite financière s’est servie de la structure politico-légale pour s’enrichir à travers un comportement constamment imprudent alors que ceux qui ont fait preuve de prudence ont été durement touchés, et ceci avec l’assentiment tacite de l’élite politique qui n’a rien fait pour protéger les victimes.
Dans le monde de l’entreprise moderne, les actionnaires (propriétaires des sociétés) ont rarement le contrôle de la gestion au jour le jour de l’entreprise. Une équipe de management en supervise pratiquement les aspects techniques en leur nom. Dans la crise de 2008, on a assisté à des comportements qui ont anéanti les valeurs des actionnaires alors que, dans le même temps, ils semblaient profiter aux managers (qui sont employés des sociétés et, en principe, à son service). Dans ce cas de figure, les protections garanties aux actionnaires des sociétés se sont retournées contre eux puisqu’ils ont été obligés de payer pour l’imprudence de leurs employés, autrement dit les managers, dont les intérêts ne correspondaient pas aux leurs.
Nous avons donc affaire à une crise politique, et pas seulement économique, pour deux raisons. Premièrement, de façon qualitative, la crise s’est propagée au-delà des limites d’un simple retournement de conjoncture. Deuxièmement, elle trouve ses origines dans la définition même des fondements politico-légaux relatifs à la répartition de la prise de risque des entreprises, comme également dans celle des relations légales entre l’équipe managériale et les actionnaires. Dans la mesure où il porte sur l’absence de contrôle des actionnaires sur l’ampleur des risques pris par les managers, le problème dépasse largement les questions économiques et touche le système politique qui a institué et qui préside à la gestion des sociétés à responsabilité limitée.
Les paniques financières ne débouchent pas automatiquement sur des crises politiques. Mais quand elles semblent résulter d’une manipulation délibérée de la prise de risque autorisée par la loi, et que les élites financières dans leur globalité paraissent en avoir tiré profit aux dépens des actionnaires et du public dans son ensemble, elles entraînent inévitablement des crises politiques. Dans le cas précis de 2008 et des événements qui ont suivi, nous faisons face à un paradoxe. Cette crise de 2008 n’est pas exceptionnelle, pas plus que l’intervention fédérale qui l’a accompagnée. Des processus similaires se sont déjà produits, notamment lors de la crise obligataire des années 1970 et celle de la dette des pays du tiers-monde, ou de l’épargne, des années 1980. La différence est que cette crise donne l’apparence d’avoir été déclenchée, non pas par le comportement de banques provinciales ou de pays du tiers-monde, mais par l’élite financière internationale, qui a profité des complexités du système légal pour s’enrichir à la place des actionnaires et des clients, vis-à-vis desquels ils étaient supposés être responsables.
Nous avons donc affaire à une crise politique. L’élite politique est responsable de l’élite entrepreneuriale d’une façon spécifique : l’entreprise est une invention politique donc, par définition, son comportement dépend du système politique. Cependant, d’une manière plus profonde, la crise est à la fois celle des élites politiques et entrepreneuriales, avec la perception que par omission ou par intérêt, elles ont agi en toute complicité (en organisant de façon préméditée le résultat). D’une certaine façon, il importe peu de savoir si c’est le cas. Ce qui importe, c’est le sentiment dominant que telle est bien la vraie raison de la crise. Cette perception conduit à une crise politique qui, à son tour, se transforme en attaque contre le système économique.
Le public, de façon cynique par rapport à ces affaires, s’attend à ce que les élites tirent parti de la situation à leur avantage. Cependant, il y a des limites au comportement qu’il est prêt à tolérer. Cette limite peut être définie, en se référant à Adam Smith, comme le point où la richesse de la nation se trouve en danger, c’est-à-dire lorsque le système ne produit plus que des résultats qui nuisent à la nation. Dans les cas extrêmes, ces crises peuvent même saper la légitimité d’un régime. Le cas le plus extrême, et nous en sommes loin, étant la prise de contrôle du système par l’élite militaire.
Tout ceci n’est pas circonscrit à l’Amérique, loin s’en faut, même si une partie de cette analyse a pour but de démontrer pourquoi le gouvernement Obama doit s’en prendre à Goldman Sachs, Lehman Brothers ou d’autres. Symboliquement, voir Goldman Sachs profiter d’actions mettant en péril la richesse nationale, ou voir la direction de Lehman dévaluer considérablement la valeur mobilière de ses actionnaires tandis qu’elle-même s’en sort sans dommages, provoque immanquablement une crise de confiance dans les systèmes politique et financier. Cette crise de légitimité n’étant pas encore terminée après bientôt deux années, la réaction du système politique est prévisible. Il va à la fois désigner des boucs émissaires et redéfinir les critères de risque et de responsabilité dans le secteur des entreprises financières. Le but n’étant pas tant d’arriver à un résultat concret que de donner l’impression qu’il y travaille, en d’autres termes, que le système politique est prêt à contrôler les institutions qu’il a créées.
La crise en Europe
Nous voyons une crise semblable en Europe. Les institutions financières européennes ont été totalement complices dans la crise financière globale. Comme les Américains, elles ont acheté et vendu des produits financiers dont elles savaient que la valeur réelle n’était pas celle indiquée. Bien que les institutions financières européennes aient affirmé qu’elles n’étaient dans cette affaire que des victimes sans défense de sociétés américaines sans scrupule, les dirigeants européens furent aussi machiavéliques à cet égard que leurs confrères américains. Les élites savaient ce qu’elles faisaient.
La création de l’Union économique européenne et de l’euro par les élites économiques et politiques a néanmoins compliqué la position européenne. Il y a toujours eu une grande part d’ambiguïté concernant les pouvoirs et l’autorité de l’Union européenne. Toutefois les intentions, dans l’ensemble, étaient claires : harmoniser l’Europe et créer des solutions globales européennes afin de résoudre les conflits économiques. Cependant, ce but a toujours suscité une certaine gêne en Europe. Certains considèrent qu’une Europe unifiée verrait le jour dans le seul but de favoriser les élites plutôt que la population. D’autres que le but serait de favoriser le couple franco-allemand plutôt qu’une Europe élargie. Globalement, cette opinion, bien que reflétant un sentiment minoritaire, était malgré tout assez répandue.
La crise financière est arrivée en Europe en trois phases. La première fut en partie la conséquence de la crise américaine des prêts hypothécaires à risque (subprime). La deuxième fut typiquement européenne. Les banques européennes ont pris d’énormes parts dans les systèmes bancaires des pays de l’Est. Par exemple, le système tchèque appartenait presque entièrement à des entités étrangères (autrichienne et italienne). Ces banques ont commencé à prêter de l’argent aux futurs propriétaires d’Europe de l’Est, avec des crédits immobiliers libellés en euros, francs suisses ou yens plutôt que dans la monnaie locale des pays concernés (dont aucun n’appartenait à la zone euro). En faisant cela, les banques ont réduit leurs taux d’intérêt, puisque le risque de taux de change se déplaçait à la charge de l’emprunteur. Mais lorsque le zloty et le florin ont commencé à se dévaluer, ces crédits immobiliers mensualisés ont commencé, eux, à augmenter, tout comme leurs intérêts. Le noyau européen, conduit par l’Allemagne, a refusé de se porter caution envers les emprunteurs ou les prêteurs, quand bien même les prêteurs à l’origine de la crise appartenaient à la zone euro. Au lieu de cela, le fond monétaire international fut sollicité pour débloquer des fonds provenant de Chine ou des États-Unis, mais aussi d’Europe, afin de résoudre le problème. Cela souleva, dans les pays d’Europe de l’Est, un doute sur la signification de leur appartenance à l’Union européenne.
La troisième vague est liée aux crises dues à la dette souveraine dans les pays appartenant à la zone euro mais non à son noyau dur (la Grèce, bien sûr, mais aussi le Portugal et sans doute l’Espagne). Dans le cas de la Grèce, les Allemands en particulier ont hésité à intervenir avant d’obtenir l’intervention du Fmi (ainsi que d’autres fonds et garanties non européens) dans la balance. Ceci souleva évidemment en marge, des questions sur la signification de l’adhésion à la zone euro, tout comme furent soulevées en Europe de l’Est des questions quant à la signification de l’adhésion à l’Union européenne.
Toutefois, une crise plus profonde de légitimité se fit jour. En Allemagne, l’élite donna le sentiment qu’elle acceptait l’idée qu’une intervention en Grèce était inévitable. Le sentiment populaire, en revanche, s’opposait à cette intervention de manière écrasante. L’élite politique s’affronta donc à l’élite financière sous la pression publique. En Grèce, une crise similaire se fit jour entre une élite qui acceptait l’idée d’une mainmise étrangère apportant une certaine discipline dans la gestion de la crise et la population qui considérait celle-ci comme une trahison de ses intérêts et de sa souveraineté nationale.
Par conséquent, l’Europe doit faire face à une double crise. Comme aux États-Unis, il y a une crise entre les systèmes financiers et politiques. En Europe toutefois, cette crise n’est pas aussi ample qu’aux États-Unis en partie en raison d’une tradition plus forte d’intégration de ces deux systèmes. Malgré tout, la tension entre les masses et les élites est tout aussi puissante. Le second élément de la crise est celle qui touche l’Union européenne et le sentiment croissant que cette dernière est le problème et non la solution. Tout comme aux États-Unis, il y a un mouvement grandissant de défiance envers les arrangements au niveau national mais également multinational.
Les États-Unis et l’Europe sont loin d’être les seules régions de la planète devant faire face à des crises de légitimité. En Chine, par exemple, la suppression croissante de tout désaccord a pour racines des questions de fond quant à savoir à qui profite l’expansion financière de ces trente dernières années, et qui devra payer pour son ralentissement. Il est aussi intéressant de noter que la Russie souffre moins de cette crise, ayant déjà souffert de la sienne propre avant. La crise globale de légitimité rend ainsi compte de plusieurs aspects capitaux sur lesquels il est utile de se pencher.
Mais pour le moment, la chose la plus importante est de comprendre que l’Europe et les États-Unis se trouvent confrontés à des défis fondamentaux quant à la légitimité, sinon de leur régime, tout du moins de la façon dont celui-ci s’est comporté. La signification géopolitique de cette crise est évidente. Si les Américains et les Européens rentrent tous les deux dans une phase où gérer l’équilibre interne devient plus urgent que gérer l’équilibre global, alors les autres puissances pourront augmenter leurs opportunités de redéfinir leur équilibre régional.
Aux États-Unis, nous assistons à un processus prévisible. La gêne envers les élites augmentant, l’élite politique essaie de rétablir l’équilibre en attaquant l’élite financière. Elle agit ainsi pour démontrer à la fois qu’elle se démarque de cette dernière et pour lui imposer les conséquences de ses actions que le système pris dans son ensemble était incapable de faire. Il y a déjà eu un précédent par rapport à cette situation, et il est probable qu’elle parviendra là encore à ses fins : acquérir un meilleur contrôle du système financier par l’État et raconter au peuple un conte moral acceptable.
Le processus européen est beaucoup moins clair. Ce manque de clarté provenant du fait que cette crise est un test pour l’Union européenne. Ce n’est pas simplement une crise à l’intérieur des élites nationales, mais également à l’intérieur de l’élite multinationale qui a promu l’Union européenne. Si cela conduit à la délégitimisation de l’Union, alors nous serons vraiment en territoire inconnu.
Mais le point le plus important est que, après presque deux années de panique financière, l’administration politique n’a toujours pas réussi à amortir les conséquences de cet événement. Les entreprises, dont le régime légal relève de la responsabilité de l’État, principalement les entreprises financières, se retrouvent accusées de saboter les richesses nationales. Comme Adam Smith le comprenait, les marchés ne sont pas des systèmes naturels mais des institutions, nées de décisions politiques, tout comme l’est le système qui organise les répartitions du risque permettant aux marchés de fonctionner. Lorsque ce système paraît échouer, les conséquences vont bien au-delà des aspects purement financiers de cet événement. Elles sont également d’ordre politique et, par la suite, géopolitique.
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Directeur du site d’analyse stratégique Stratfor (www.stratfor.com). Article mis en ligne le 4 mai 2010.