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En regardant les tableaux des « primitifs flamands »…

juillet 2009

#Divers

Qu’est-ce qui peut autoriser un incroyant à interroger la figure du Christ alors même que cette personne qui questionne est dégagée de tout dogme, de toute allégeance à quelque parole que ce soit ? Sans doute ce choc ressenti face à des toiles émergeant de la longue nuit où l’art était cantonné, s’imposant comme la marque de la modernité, de l’appropriation du monde par la peinture. Et la rencontre renouvelée avec ce Mystère que les peintres ont su porter à son incandescence en ce début de l’ère moderne : cet homme souffrant, et inlassablement au fil des tableaux, cet homme tellement homme qu’il en devient représentable et ainsi tout proche de l’humanité pour laquelle il figure la douleur extrême, Lui figé, piégé par ce qui l’attend. Jésus témoigne, par la mise en scène sans cesse renouvelée de la Passion, de sa présence inaliénable à notre monde d’en bas, de sa proximité avec ce que l’homme a de plus intime : sa faiblesse de roseau qui ploie sous plus fort que lui mais que cette courbure même fonde chêne. La mise en croix n’est que la métaphore de ce qui, en nous, aspire à la punition, avec l’espérance d’une élévation possible, d’une sublimation. C’est cela qu’apporte la peinture qui émerge en ce début du xve siècle en Flandres : une annulation du péché originel puisque celui-ci est racheté par le don de soi, l’offrande de son corps au pire. (En cela, les résistants de toutes les guerres sont christiques : tenir bon face au Mal, se sacrifier pour que la justice advienne. Pour cela ne pas hésiter à supporter l’Insupportable, les clous, la couronne d’épines… Si le Christ a encore un sens en notre siècle commençant, c’est bien celui-là : être celui qui ne plie pas face aux bourreaux.)

Et pourtant, en regardant toutes ces figures de Jésus éprouvé qui jalonnent les toiles comme autant de pierres bordant le chemin de Croix, ce qui frappe, c’est l’absence de révolte. Jésus accepte d’accomplir la prédiction initiale – prendre corps pour aller au bout de ce corps et le dépasser – sans faillir, sans même dévoiler quoi que ce soit. Sa terrible mission, il la mène au bout, dans le silence exigé (si l’on excepte les mots issus du profond : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné » qui restituent la part d’homme au Christ, la génuflexion face à ce qui le dépasse). Même les personnages représentés au pied du calvaire semblent ignorer que Jésus est à sa place, qu’il vient réaliser ce à quoi il était destiné depuis toujours et leurs pleurs soulignent combien ils sont loin de Celui qui, lui, sait : spectateurs, comme nous qui regardons la toile, mais hors du secret. Ce secret, le Christ n’en dit mot : il est ce corps qui révèle sans parler, signant seulement de son sang l’inscription dans la parole divine qui l’a précédé.

Cette acceptation de la prophétie se traduit dans toutes les toiles mais sans emphase aucune. C’est l’humilité qui suinte de ces visages torturés de Jésus, jamais embellis par la grâce, du moins ceux qui représentent la longue agonie : terriblement proche dans ce moment-là, le fils de Dieu et endossant la torture sans jamais trahir son statut particulier, donner sens à l’insensé par cette souffrance même. Jésus alors n’est pas au fait de sa gloire comme il le sera plus tard, il n’est ni victorieux ni avènement triomphant mais simplement une chair qui souffre. Et les détails réalistes sont légion, aucune toile n’oublie les blessures rituelles, la sueur, le sang qui perle ou jaillit, c’est selon, le corps qui se tord comme si ce moment particulier de la Passion soudait comme jamais Jésus à la cohorte humaine à ses pieds. Pour qui n’est pas pris dans le religieux, cette étape particulière et impressionnante est la plus émouvante parce qu’elle est l’acmé d’un sacrifice consenti, la quintessence de ce que l’humain peut avoir de meilleur : sa capacité à s’oublier pour le bonheur de tous.

La force de ces peintres, c’est d’avoir restitué ce que l’Évangile ne peut apporter : l’image qui frappe comme un coup de poing, une mort en direct où le spectateur n’est pas épargné. Rien de stylisé ou de suggéré dans ces toiles, dans un souci probablement de fidélité au texte et aussi de pédagogie.

Car ces tableaux à la fois terrorisaient et suscitaient la pitié, l’émotion, étaient garants qu’au bout d’une vie de souffrance, tout comme le Fils l’avait promis, il y aurait pardon. Rien ne s’inscrit plus qu’une représentation et les mots sont impuissants à faire trembler comme le peut la vue du sang et le visage ravagé (le pouvoir de la peinture annonçant celui de la photographie et du cinéma, porteurs de chocs émotionnels inoubliables). Le Jésus à l’agonie impressionnait probablement beaucoup plus les fidèles qu’un sermon et, par-delà les siècles, nous parle encore comme la mise en forme d’une douleur universelle, partagée par tous. Comment pourrions-nous être encore concernés si le Christ ne symbolisait pas l’homme humilié par ses pairs, dont la grandeur fut l’acceptation de cette humiliation pour la transcender ? Et c’est parce que ces artistes nous offrent non un Jésus idéalisé mais bien un être atteint dans sa chair que le transfert est possible : chacun peut se reconnaître dans ce corps souffrant, sanglant, chacun peut reconnaître sa vie altérée par la douleur à l’aune de ce sacrifice fondateur.

Même éloignée de la doxa, comme l’est celle qui écrit, même dénouée de tout sentiment religieux, à regarder ces toiles, on est saisi par l’atmosphère, par ce qui transpire de ce supplice accepté. Ces visages si doux qui représentent le Christ (comme les figures de Rouault beaucoup plus tard), si éloignés du courroux que pourrait provoquer cette Épreuve, cet abandon à un destin aussi tragique que dans les mythologies païennes suscitent l’émotion, la proximité psychique : comment être loin de qui endosse ainsi tout le poids d’une humanité soumise à sa propre faiblesse ? Il est possible ainsi de concilier la figure de Jésus et une absence de foi, Jésus étant le symbole de ce don de soi qui extirpe l’homme de sa violence native. Et lorsque après sa mort, on le descend de la croix, la déploration collective et annoncée revêt un caractère non pas sacré mais bien ancré dans le réel, le réel d’une perte insupportable. Marie, toujours représentée dans la Passion, devient alors le prototype de la mère en proie à une douleur si vive que, parfois, elle est peinte proche de l’évanouissement. Elle symbolise alors, pour les siècles des siècles, le chagrin à jamais inconsolable de celle qui enfanta et à laquelle fut retiré « le fruit de ses entrailles ». Comme cela devait parler à toutes les femmes du Moyen Âge finissant qui voyaient mourir les uns après les autres presque tous les nourrissons ! Qu’ensuite Marie fût sacralisée ne change rien à une réalité à laquelle étaient confrontées toutes les femmes de cette époque.

Cette lecture sociologique n’ôte rien à la ferveur présente dans nombre de tableaux et à la foi qui en émane. Jésus fut peint aussi « en majesté », et bébé dans les bras de Marie et aussi dans l’étable où il naquit. Dans ces toiles-là, partout, de la lumière, des auréoles, des anges : rien à voir avec la couleur crépusculaire de la Passion et le corps blafard, confronté à sa finitude. Pourtant, toujours, des symboles de la douleur à venir jonchent les toiles et n’échappaient pas aux contemporains : ce bébé-là n’était pas comme les autres et dès le début. Pour nous, spectateurs du xxie siècle, le sens nous échappe de ces éléments dispersés dans les tableaux, comme un rébus dont nous n’aurions plus les références. Mais il est clair que le code était compris par tous jusqu’aux illettrés et que personne n’aurait confondu le Christ et saint Jean-Baptiste, souvent représentés ensemble enfants.

La marque la plus explicite de l’angoisse des hommes du Moyen Âge c’est la représentation quasi permanente des donateurs dans le tableau commandé. Soit ils sont dans le tableau même, soit ils sont sur les côtés du retable mais ils apparaissent toujours visiblement, comme une tentative désespérée de n’être oubliés ni par Dieu ni par les hommes. Souci d’acheter leur place au Paradis, d’être pardonnés pour d’éventuels péchés, souci peut-être aussi de s’inscrire dans la longue lignée d’humains en laissant trace ? Difficile de trancher, sans doute un peu tout cela, conjurer la peur de l’Enfer et la peur de l’extinction totale à une époque où l’on mourait jeune. Que la religion fût capitale se conçoit facilement : alors qu’on avait si peu d’éléments pour comprendre le monde, il fallait pallier cette ignorance pour en contrer la terreur. Et ainsi, le réel devenait lisible pour tous, scandé par les fêtes, les offices, et les tableaux se faisaient la répercussion de la place omnipotente de la chrétienté. Représenter la Famille divine sous tous les aspects selon les textes sacrés était à la fois une marque d’affiliation et une demande implicite de protection et le signal fort de la prépondérance du dogme. Difficile, pour nous, d’imaginer à quel point la vie du xve siècle était reliée à la religion et les artistes reproduisaient cette allégeance : quasi toutes les toiles de cette époque illustrent la vie et la mort du Christ et il faudra du temps pour que la peinture se débarrasse de cette fonction de support, de vassalisation par l’Évangile.

Mais pourquoi, si longtemps après se sent-on encore si proches de ces hommes tellement différents de nous dans leur rapport au monde et pourquoi ces tableaux viennent-ils encore nous émouvoir alors que l’espace religieux est devenu privé, un choix délibéré et non plus une exigence sociale ? C’est la seule grâce de l’art qui permet ce miracle, ce miracle esthétique rencontré par moi qui, auscultant les toiles de ces aînés tant aimés, me suis trouvé touchée alors que je me pensais rétive à toute icône, toute appropriation de la parole biblique. De fait rien ne suscite plus en moi cette émotion que ces toiles pourtant codées de la représentation du Christ, sans que l’intellect ne puisse rendre compte de cette fascination (au sens étymologique « d’envoûtement »). C’est cette impossible détermination qui fonde l’œuvre d’art et sa longévité et ce texte se veut davantage une rêverie qu’une tentative l’élucidation. À arpenter son propre imaginaire, on gagne en profondeur, en proximité avec ce qui nous mène, même si nos attirances nous dépassent – et c’est tant mieux. Je ne saurai sans doute jamais pourquoi les Primitifs Flamands suscitent en moi ce mélange de joie et de satisfaction profonde, comme si, à les regarder, quelque chose d’essentiel était comblé. C’est le mystère de toute rencontre, à préserver. Tenter simplement de mettre en forme un peu de ce qui nous maintient en vie, voilà la grandeur dérisoire de Qui, par un stylo ou autre outil, s’oppose à ce besoin de néant qui conduit à se taire. Parce que le silence séduit, les mots sont nécessaires comme peindre au xve siècle contre la vie courte et l’éternité terrible. C’est la peur et l’urgence qui font créer et ce qui est créé protège de cela même qui le fonda.

À l’issue de ce texte, aucune autre réponse que l’aveu même de l’absence de réponse : ce texte ne dit rien d’autre que l’impossible résolution de son origine d’où il procède pourtant. Comme si tout désir excédait ce qui voudrait le rendre palpable, se logeait là où l’humain ne peut que balbutier : face au trou. Ainsi rêver sur les « Primitifs Flamands » revient à rêver sur l’insurmontable contradiction de la parole : faire vivre tout en tuant, désigner en soustrayant. Et, ce faisant, affirmer, pourtant, que même civière, le langage demeure le propriétaire de ce qui nous fonde, de ce qui nous permet de demeurer rêvant dans le tumulte spectateur au pied de notre propre Croix.