Bien vieillir en Europe : le rôle des villes (entretien)
Si tous les pays européens sont confrontés au défi du vieillissement, tous n’apportent pas les mêmes réponses aux attentes que celui-ci fait surgir. En France, l’éparpillement de la politique de la vieillesse est fort, malgré la présence d’un secrétariat d’État. Aussi cette politique pourrait-elle s’inspirer des initiatives étrangères qui mettent en avant l’action au niveau de la ville pour imaginer une approche globale des besoins du grand âge.
Le phénomène de vieillissement est commun à tous les pays européens et converge à brève échéance vers des pyramides en forme de « crayons » – de moins en moins pyramidales et de plus en plus cylindriques, avec un ratio actifs/retraités en constante diminution. La charge que cette mutation fondamentale fait peser sur les comptes sociaux occulte trop souvent les enjeux économiques, urbains et sociaux liés à ce phénomène. Face au vieillissement de leur population ou à l’installation de personnes âgées, les villes agissent ou réagissent de multiples façons. Sur la base de deux enquêtes menées pour l’une dans le département du Rhône et pour l’autre en région Île-de-France, ainsi qu’à partir des travaux conduits au sein du réseau Eurocities, Dominique Gaudron et Renaud George analysent ces différences de postures et de pratiques en France et en Europe.
Isabelle Fieux** – Le vieillissement est-il considéré partout en Europe comme un « objet politique », une question mise à l’agenda des gouvernements locaux et nationaux ?
Dominique Gaudron – Il faut d’abord préciser que si le vieillissement concerne tous les États européens, il s’applique à des situations de départ différentes entre ces pays, avec de fortes divergences entre l’Ouest et l’Est notamment. La prise de conscience du phénomène et sa traduction en politiques publiques, locales ou nationale, varie donc : certains se sentent peu concernés (les pays dont la démographie décline du fait d’une faible natalité ou de l’émigration l’inscrivent dans une problématique plus large), d’autres se contentent d’observer sans politique spécifique, d’autres encore ont mis en place des politiques déterminées. Même si la mise en œuvre d’instruments financiers ou d’incitations fiscales ou sociales élaborés commencent à se diffuser, il n’y a pas de « modèle européen » pour une politique comme celle des services à la personne.
Pour autant, en comparant les pays, on se rend compte que des parentés sont observables au sein de groupes relativement homogènes, avec un modèle scandinave dans lequel le fort poids de l’État-providence laisse une place réduite au développement du secteur privé, un modèle anglo-saxon où le dynamisme du privé pallie la faible intervention publique, un modèle méditerranéen où les solidarités locales sont suffisamment fortes pour jouer ce rôle, et le modèle continental, hybride, dans lequel l’État contribue à rendre la demande solvable.
Si l’on rajoute au paysage les différences de culture institutionnelle, l’hétérogénéité devient maximale… Alors qu’en France l’État central reste un pivot de la politique du vieillissement (avec son secrétariat d’État aux Aînés, son plan « bien vieillir », la politique nationale de développement et de professionnalisation des services à la personne, etc.), un pays comme l’Espagne a largement laissé aux régions le soin de mener des politiques importantes, en fonction de leurs compétences : on voit ainsi la Catalogne accompagner le développement de l’offre de services aux personnes âgées (télésurveillance, etc.), les Asturies proposer des installations technologiques à domicile, etc. C’est aussi le cas d’une région autonome comme la Sicile en Italie qui a mis en place un système de prise en charge financière des aidants familiaux.
Ces différentes politiques apparaissent néanmoins centrées sur les questions d’assistance et de prise en charge. Le vieillissement est-il majoritairement appréhendé par ce prisme ?
Dominique Gaudron – Oui, c’est encore très souvent le cas. On voit pourtant des politiques publiques globales du vieillissement, notamment menées au niveau local, et qui excèdent largement la problématique de l’assistance. L’Allemagne peut apparaître comme un précurseur dans ce domaine, avec des villes comme Nuremberg ou Munich, qui déploient une vision « intégrée » du phénomène, qui le prennent en compte dans sa globalité. À Nuremberg par exemple, la ville a développé une politique transversale sur le vieillissement : aux « 5 i » qui constituaient son slogan – image, infrastructures, investissement, innovation et international –, elle en a ajouté un 6e, intergénérationnel. L’action part de plusieurs constats : d’abord, la nécessité d’accompagner l’évolution de la demande, compte tenu du poids accru des pensions dans les revenus de la collectivité, et des écarts croissants de richesse ; ensuite, l’analyse de ce que les gens qualifiés sont de plus en plus les seniors, et qu’il faut utiliser leurs compétences dans la ville, les « recycler » au moment du départ à la retraite. Ce qui est intéressant dans ce cas, c’est qu’on observe des politiques publiques qui sont pensées non plus à partir de compétences institutionnelles mais à partir des besoins de cibles générationnelles, dans une logique marketing issue du privé. Ainsi la municipalité mène un ensemble d’actions dédiées aux plus de 50 ans : des projets européens, un site web municipal dédié aux seniors, une foire spécialisée, une pépinière d’initiatives qui s’appuie notamment sur la promotion du volontariat, etc. Cela s’accompagne, dans le domaine de l’urbanisme et du logement en particulier, du développement d’innovations telles que les coopératives de logements intergénérationnels, les appartements communautaires adaptés, mais aussi des aires de jeux dédiées aux personnes âgées dans les espaces publics, etc.
Qu’en est-il en France ? Peut-on parler de politique globale du vieillissement chez les acteurs locaux ?
Renaud George – Pour l’instant non, ou très marginalement. Le système d’action publique est extrêmement éclaté, entre les conseils généraux responsables de la prise en charge médico-sociale notamment via l’allocation personnalisée d’autonomie et les résidences de personnes âgées, les communes via les conseils communaux d’action sociale (toujours le prisme du risque social !), l’État via la politique de services à la personne, les hôpitaux qui sont au cœur des évolutions dans la prise en charge médicale et la mise au point de nouvelles technologies du maintien à domicile, bientôt les agences régionales de santé… Cette multiplicité d’acteurs rend donc difficile le développement d’interventions opérationnelles globales reposant sur une vision partagée.
Certaines agglomérations, comme Grenoble ou Nice, s’appuyant sur des pôles de compétence médicale en gérontologie, commencent cependant à développer des approches intégrées, impliquant les partenaires publics, industriels (les pôles de compétitivité) et médicaux (les Chu), dans la perspective d’un continuum médico-social. C’est ce type de partenariat que promeut le ministère de l’Industrie via le Centre national de référence santé à domicile et autonomie. Les initiatives de coordination (réseaux villes-santé, réseaux de gérontologie) se multiplient par ailleurs. Et les acteurs privés, grands groupes de services ou promoteurs immobiliers par exemple, se manifestent de plus en plus comme des partenaires potentiels de l’action publique. Bref, on assiste à une sorte de bouillonnement général qui manque de lisibilité mais qui permet de faire émerger, çà et là, de bonnes idées ou de bonnes pratiques.
De l’« or gris » au « pouvoir gris » ?
Cette intervention des acteurs privés est-elle le signe d’un changement de posture, la prise en compte du vieillissement comme un marché ?
Renaud George – Oui, il est en émergence chez les acteurs publics locaux mais des signes montrent que ce changement de posture est en train d’avoir lieu. Sans nier la dimension du fardeau social pour les comptes publics qu’entraîne le vieillissement (financement des retraites et de la dépendance notamment), et les difficultés intergénérationnelles qu’il est susceptible d’engendrer, on peut légitimement voir dans ce phénomène un facteur de dynamisme local important. Je pense bien sûr à la dimension économique : dans un contexte général de tertiarisation de la production, et compte tenu du rôle moteur que joue la consommation, la retraite des baby-boomers est plutôt une bonne nouvelle pour les collectivités françaises. C’est la première génération qui touchera majoritairement deux pensions, elle aura du temps pour consommer, pratiquer le sport, voyager, se cultiver, etc. Encore faut-il savoir répondre aux besoins de chacun, et donc s’atteler à la segmentation de cette population. Un certain nombre de critères peuvent ainsi nous permettre de mieux comprendre dans quelle mesure les personnes âgées constituent une « population plurielle » qui vit plusieurs phases de vieillissement : les capacités fonctionnelles de chacun constituent ainsi un premier critère, mais également le degré d’autonomie, le niveau d’éducation, les origines, le lieu d’habitation, le niveau de revenus, le sexe et, accessoirement ou presque, l’âge. La segmentation des publics âgés est un exercice complexe mais nécessaire sitôt que l’on veut réfléchir aux tenants et aboutissants du vieillissement. Cette diversité et cette dynamique que le secteur marchand a complètement intégrées commencent à être perçues par certaines collectivités.
Dominique Gaudron – Il est de toute façon impératif de procéder à cet exercice. Les générations qui partent à la retraite aujourd’hui sont revendicatrices et exigeantes envers la société et les pouvoirs publics, et commencent à s’organiser pour la défense de leurs droits. En France, les enfants de Mai 68 sont les sexagénaires actuels : une génération engagée, peu docile et fortement impliquée dans la vie politique et associative. Aux États-Unis, l’Association américaine des personnes retraitées (Aarp) et les Gray Panthers constituent des lobbies extrêmement puissants. En Europe, les Panthères grises sont également présentes en Allemagne sous la forme d’un parti politique, et il existe en France une association qui s’en réclame. Un parti politique a même été créé, l’Union élargie des seniors (Ues), qui a présenté une liste aux régionales en Lorraine, et réfléchit aux présidentielles de 2012… Leur souhait : « Garantir une juste reconnaissance de la place active des seniors dans les projets politiques de notre pays. » Si l’on peut justement s’interroger sur l’avenir de ces formations assez récentes en Europe, un fait reste indiscutable : le politique ne pourra pas ignorer longtemps les besoins d’une population de seniors croissante et qui vote nettement plus que les autres. Le « pouvoir gris » est en marche…
Face à ces évolutions, quelle est l’attitude des villes en particulier ?
Dominique Gaudron – Certaines ont compris les enjeux de la prévention de la dépendance. C’est dans les dernières semaines, les derniers mois, voire dans la dernière année de sa vie qu’un individu coûte le plus à la collectivité (il ne produit plus, il consomme peu, il est largement pris en charge). Il s’agit donc non pas de polariser les efforts sur le seul traitement de la dépendance des personnes, mais bien de se concentrer sur la prévention de cette dépendance pour la retarder autant que possible ; et donc rechercher d’abord les moyens d’éviter leur isolement et leur solitude, en leur facilitant l’accès à une vie sociale et en les incitant à y participer.
L’Organisation mondiale de la santé (Oms) se préoccupe depuis quelques années du vieillissement de la population et l’associe, dans sa réflexion, avec les villes. Elle estime en effet que celles-ci ont un véritable rôle à jouer dans la gestion du vieillissement ; une position qui s’est concrétisée en 2007 par la création du label « Ville amie des aînés », conçu pour « inciter les villes à mieux s’adapter aux besoins des aînés de façon à exploiter le potentiel que représentent les personnes âgées pour l’humanité1 ». Dans le même esprit, la France s’est inspirée de l’Oms pour créer en juillet 2009 son propre label « Bien vieillir, vivre ensemble » destiné à récompenser les efforts des villes sensibles aux enjeux du vieillissement, et à les inciter « à devenir plus accueillantes pour les aînés en encourageant le “vieillissement actif2” ». Ces différentes initiatives, pour récentes qu’elles soient, mettent en avant pour la première fois la ville en lui reconnaissant un rôle majeur dans le traitement des questions posées par le vieillissement.
Renaud George – En France, la question institutionnelle est évidemment complexe : l’Acte II de la décentralisation a fait des départements, principaux acteurs en matière d’action sociale et de santé, les premiers porteurs de la compétence vieillissement. À ce titre, ils sont en charge de l’élaboration du schéma gérontologique, document qui définit la politique départementale à destination des aînés. Mais il est certain que la majorité des questions qui touchent au « bien vieillir » se posent inévitablement aussi en termes de proximité : proximité des services fournis, proximité des déplacements, proximité des commerces, des acteurs du soin, des lieux de loisirs, etc. Par ailleurs, les situations peuvent être fondamentalement différentes d’une commune à la commune voisine, tant dans la densité de leurs populations (secteurs urbains, semi-urbains, ruraux) que dans le profil démographique et socio-économique de leurs habitants (âge, niveau de revenus, nature du logement, etc.) et dans la qualité et la quantité des infrastructures présentes sur leurs territoires (transports en commun, commerces et services, etc.). On voit donc bien que l’acteur public le mieux à même de connaître les situations et comprendre les besoins spécifiques des publics âgés de son territoire est sans conteste la commune.
Cependant, si les initiatives lancées vont bien dans le sens d’une prise en compte locale – la ville – et globale – le vieillissement sous tous ses angles –, il n’en reste pas moins que ni l’Oms, ni l’État ne proposent de solutions en termes de financement des actions à mettre en œuvre pour obtenir les labels convoités. Et pourtant, faciliter l’accès des publics vieillissants à la vie sociale nécessite de s’intéresser à de très nombreux sujets, potentiellement générateurs d’investissements lourds : la mobilité (nature, qualité et circuits empruntés par les modes de transport…), les aménagements urbains (largeur des trottoirs, répartition des bancs…), la vie sociale (les acteurs, les lieux, la nature des prestations proposées, les moyens d’y accéder), les services de proximité (centre-ville ou ville polycentrique ?), la santé (les acteurs, leur répartition territoriale…), l’habitat (son adaptation, les alternatives proposées…), etc.
Des protocoles sont d’ailleurs proposés à l’attention des villes, tant par l’Oms que par le secrétariat d’État chargé des Aînés en France. Mener un état des lieux du vieillissement sur le territoire communal, élaborer un diagnostic large et participatif du bien vieillir, construire un plan d’action pluriannuel, opérer et suivre sa mise en œuvre, etc. On voit bien tout l’intérêt de ces approches. Pour les mener à bien, il faudra néanmoins que les villes impliquent un maximum de partenaires externes (opérateurs de logement social, prestataires de services, etc.) et « dé-sectorialisent » les approches trop souvent pensées à partir des compétences institutionnelles : le vieillissement touche à un tel nombre de domaines, d’acteurs et de compétences différents qu’il impose une démarche transversale en mode projet, et un portage politique au plus haut niveau : or les organisations communales sont encore peu habituées à raisonner, à s’organiser et à travailler de façon transversale, même si certains projets les y ont récemment incités (sur le développement durable par exemple). On voit ce changement de regard s’opérer en Allemagne ou en Italie, il est souhaitable qu’il se produise en France, et il aura un impact sur toute notre manière de concevoir l’action publique locale.
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Respectivement directeur et manager chez Algoé Consultants.
- **.
Manager, Algoé Consultants.
- 1.
Oms, Guide mondial des villes-amies des aînés, 2007, p. 1
- 2.
Label « Bien vieillir, vivre ensemble », Cahier des charges, juillet 2009.