Les métamorphoses d'Henri Dutilleux
Grand lecteur et amateur de poésie, Henri Dutilleux n’a, jusqu’ici, pas beaucoup écrit pour la voix. On lui connaît quelques mélodies : La déportée de 1945, La prière pour nous autres charnels, orchestration d’une pièce de Jehan Alain, tué au front en juin 1940, d’après Charles Péguy ; La geôle, sur un poème de Jean Cassou et, du même, deux sonnets pour baryton et orchestre ; un hommage à Francis Poulenc, San Francisco night (mezzo-soprano et piano).
Le compositeur a privilégié les œuvres pour orchestre, choix singulier qui le distingue de nombre de ses collègues plus attachés à la tradition ou à l’expérimentation. Henri Dutilleux bouleverse le matériau orchestral sans le révolutionner, comme dans ses deux symphonies, Métaboles, chef-d’œuvre de 1965, ou ses deux concertos pour solistes dont Tout un monde lointain… assure sa grande renommée (la musique de chambre, très active, travaille de manière souterraine la pâte orchestrale).
Dans les années 1970, un grand serviteur de la musique, administrateur de l’Opéra de Paris, Rolf Liebermann, se déclare prêt à passer commande de trois opéras à Olivier Messiaen, Henri Dutilleux et Pierre Boulez. Le résultat, à ce jour, en a été la création du Saint-François d’Olivier Messiaen, entré au répertoire de plusieurs maisons d’art lyrique à travers le monde tandis que l’opéra a connu une incroyable floraison dans la jeune génération (Pascal Dusapin…). Faute d’opéra, Henri Dutilleux ouvre le chapitre de la mélodie française en s’inscrivant dans une tradition prestigieuse (Claude Debussy, Gabriel Fauré, Maurice Ravel, Charles Gounod, Jules Massenet, Ernest Chausson et tant d’autres…) qui s’efforce d’extraire d’un modeste (parfois très beau) texte tout un univers aux multiples résonances. Mais la mélodie selon Dutilleux sera libre, et elle jouera avec l’orchestre, cet orchestre que le maître a tant travaillé, depuis la veille de la guerre lorsque, à la villa Médicis, il peinait sur la cantate, alors réglementaire, du prix de Rome. Désormais il ne s’agit pas de transcrire pour orchestre une pièce composée au piano mais de concevoir simultanément l’esprit de la voix et de l’orchestre. À l’image d’Hector Berlioz et de son sublime Roméo et Juliette, dont des extraits suivaient Le temps l’horloge lors de sa création, le 7 mai dernier au théâtre des Champs-Élysées.
Si la création de mélodies a cessé pratiquement dans la seconde moitié du xxe siècle en France, c’est aux débuts du xxie que l’orchestre symphonique de Boston et son chef, Séji Ozawa, passent une commande à H. Dutilleux. Ce sera Shadows of Time, une pièce orchestrale en cinq parties dont l’une est vocale. Le studio de l’île Saint-Louis où travaille Dutilleux donne sur une cour d’école. Le compositeur s’est inspiré d’une rumeur de sons d’enfants qu’il entendait irrégulièrement, plus ou moins articulée, pour, in fine, détacher au premier plan sonore trois voix distinctes de jeunes protestant, « Pourquoi nous, pourquoi nous ? ». Innocents condamnés comme nombre d’enfants du monde à l’image d’Anne Franck, nommée dans le texte. Étonnant trio, obsédant, qui enferme l’auditeur dans une sorte de torpeur culpabilisante et compatissante.
En 2004, il récidive : cette fois avec la Philharmonie de Berlin, dirigée par son chef Sir Simon Rattle, et le concours de la soprano américaine, Dawn Upshaw. Correspondances, toujours en cinq parties, s’appuie sur des textes du poète indien, Pithwindra Mukherjee, d’Alexandre Solénitsyne, de Rainer Maria Rilke et de Vincent van Gogh.
Au xxie siècle, la voix est choisie en dialogue avec l’orchestre. Ce choix est revendiqué dans Le temps l’horloge (titre inoubliable, malgré sa simplicité), toujours cinq parties, soit trois poèmes de Jean Tardieu, poète singulier mais aussi collègue d’Henri Dutilleux dans leur participation à l’ex-Ortf. Le temps l’horloge, premier poème de Tardieu, est accessible et simple :
La grande soprano américaine, Renée Fleming, admirée dans des opéras français comme Thaïs de Jules Massenet, montre progressivement sa maîtrise de la langue française avec le poème suivant, Le masque. L’émotion est ensuite palpable avec Le dernier poème, de Robert Desnos, bien connu, écrit au moment de la mort du poète en déportation, dans les premiers temps d’une Libération, qui arrive pour lui trop tard. Ici, Renée Fleming possède tous les moyens vocaux d’une expressivité intense. S. Ozawa, fin connaisseur des subtilités de l’orchestre de Dutilleux, facilite considérablement ces instants de grande poésie.
Enfin, dans une thématique différente et toute personnelle, Enivrez-vous, petit poème en prose bien connu de Charles Baudelaire. Leçon de vie offerte par l’un des plus grands compositeurs vivants :
Pour n’être pas les esclaves martyrisés du temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise.
À quand d’autres cycles de mélodies ?