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Dans le même numéro

Promenades et questions d'une urbaniste

août/sept. 2010

#Divers

Sans avoir écrit directement sur la ville, Illich inspire de nombreuses réflexions à une urbaniste qui déambule dans les rues et s’interroge sur l’art d’habiter, sur la place des transports, sur les lieux qui restent inappropriables et surtout sur l’imaginaire vivant de la ville.

Ivan Illich n’a pas consacré de texte spécifique à la ville. Et pourtant, il me suffit de me promener dans une ville pour voir partout à l’œuvre des thèmes qu’il a abordés dans ses différents essais. Il a en effet écrit sur l’art d’habiter, sur les espaces non privatisés (les « communaux ») et leur disparition, sur le transit et les transports, sur l’eau des rêves et l’eau des tuyaux.

Illich définit l’habitat vernaculaire comme l’activité humaine consistant à se forger une demeure, un chez-soi, dans les traces des ancêtres, et à façonner le paysage en laissant sur lui les traces de la vie (d’où la correspondance curieuse qu’il souligne entre « vivre » et « habiter » dans plusieurs langues, dont le français). « Habiter est le propre de l’espèce humaine. Habiter est un art1 » : un phénomène culturel, fondé sur l’expérience et la pensée et par conséquent éloigné de l’habitat instinctif des animaux.

Il suffit pour l’illustrer de relire la description de la hutte kabyle, cet espace « genré avec ses rythmes temporels et ses mouvements correspondants » qu’Illich reprend de Bourdieu dans le Genre vernaculaire2 ; ou la merveilleuse description de la demeure de Gandhi dans « Le message de la chaumière de Bapu3 » qui, dit Illich, « montre au monde comment on peut ériger la dignité de l’homme ordinaire ; [et le] bonheur qui nous échoit lorsque nous appliquons les principes de simplicité, de disponibilité et d’authenticité4 ».

À cet habitat vernaculaire, Illich oppose le « garage humain » : la production industrielle d’un espace homogène destiné à entreposer des véhicules ou des marchandises inertes et à régénérer la force productive entre deux journées de travail. C’est « un besoin, culturellement fabriqué, rare par définition » dans lequel le « résident » – qui n’est pas un « habitant » mais un « consommateur de logement » – est exproprié de sa capacité d’habiter.

Évidemment, « parce que c’est un art populaire, […] parce qu’il progresse par vagues, […] par sa délicate complexité […] mais plus que tout parce qu’il n’existe pas deux communautés faisant leur habitat de la même façon5 », l’espace vernaculaire – discontinu, discret, évolutif et non marchand – dépasse largement les possibilités d’action des architectes et des urbanistes avec nos espaces abstraits, géométriques, homogènes et a-temporels.

Mais le conflit entre valeurs vernaculaires et valeurs économiques ne s’arrête pas devant le seuil de notre porte. « Le seuil est comme le pivot de l’espace que crée l’art d’habiter. De ce côté, c’est le chez-soi ; de l’autre, les communaux6. » Les communaux, ces espaces vernaculaires, limités, concentriques, genrés et régis par la coutume, qui sont la trace de la communauté et sans lesquels « il ne peut y avoir d’art d’habiter7 ». Les communaux étaient utilisés de façon différente par les différents groupes pour assurer leur subsistance ; le droit coutumier qui les régulait n’était généralement pas écrit parce que la réalité était bien trop complexe pour être figée dans des normes. Surtout, ils n’étaient pas perçus comme affectés de rareté.

La privatisation des terrains communaux représente un changement majeur, d’ordre économique bien sûr, mais surtout l’institution d’un nouvel ordre écologique : la transformation de l’environnement en ressource productive, et par conséquent rare : « La forme plus fondamentale de dégradation qu’il puisse subir8 », la principale entrave de la pratique de l’art de vivre ; et évidemment le glissement de la pauvreté vers la misère9 pour une grande partie de l’humanité. Mais Illich va plus loin :

La distinction entre espace privé et espace public ne remplace pas la distinction traditionnelle entre le logis et les communaux articulée par le seuil : elle la détruit10.

Une expérience autonome de la ville

En 1971, déjà, dans Une société sans école, Illich parlait du réseau routier comme d’un « service faussement public11 », une « institution manipulatrice12 » par ses caractéristiques monopolistiques, et par son utilisation en même temps et contradictoirement contraignante et limitée à ceux qui possèdent un véhicule approprié. Plus tard, dans Énergie et équité, dont la première version française date de 1975, Illich établit spécifiquement la distinction entre transit et transport.

Le transit fait référence aux possibilités des personnes de se déplacer de manière autonome, à partir de leur propre énergie métabolique. Ce n’est pas un produit industriel et donc il n’a pas de valeur d’échange. Le transport, en revanche, est un produit de l’industrie, une marchandise, et son usager, un client. Il est fondé sur un apport d’énergie hétéronome, et sur l’utilisation intensive du capital et donc affecté de rareté.

Toujours dans le même ouvrage, Énergie et équité, Illich démontre la contre-productivité de l’industrie du transport qui « passé un certain seuil critique fait perdre plus de temps qu’elle n’en fait gagner13 » ; le monopole radical qu’elle exerce « engendrant [elle-même] la distance qui aliène14 » ; et la corrélation inverse entre égalité de chances et vitesse : « Passé un certain point, plus d’énergie signifie moins d’équité15. » En même temps, il met en évidence le fait que, au-delà d’un certain seuil de consommation d’énergie, « l’industrie du transport dicte la configuration de l’espace social16 ». Et ceci exactement de la même manière au Nord qu’au Sud : expropriant les gens de leurs possibilités de déplacement autonome, de l’usage de leurs pieds17.

Les transports façonnent l’espace social comme le façonnent les réseaux. En 1984, Illich profite de l’appel d’un groupe de Mexicains menacés d’expulsion par le projet « insensé » de construction d’un lac artificiel au centre de la ville de Dallas18 pour faire un de ses merveilleux parcours historiques sur l’eau et sa nature, sur la création rituelle de l’espace et les rituels de fondation19, sur le lieu et l’espace arasé, sur les villes, leur fange et leur aura. Bref, Illich confronte l’historicité de la matière de « l’eau nécessaire au rêve d’une ville habitable » avec « le H2O qui gargouille dans les tuyauteries de Dallas20 ».

L’eau des rêves est, pour Illich, une construction historique, ambiguë, difficile à saisir comme l’espace pour Platon, chargée de métaphores et de mythes. « De tout temps, note Illich, des rêves ont donné forme à des villes, des villes ont inspiré des rêves et, traditionnellement, l’eau vivifiait les uns et les autres21. » De son côté, l’eau qui coule dans les tuyaux de Dallas est une création sociale moderne ; un produit industriel ; une matière fabriquée, inerte et dépossédée de toute valeur symbolique ; une ressource rare, qu’il faut gérer – et même laver ! – mais qui, en même temps, intégrée dans les systèmes urbains, façonne l’espace social.

Comme le façonne également le bulldozer qui, au nom de l’hygiène et du décorum, démolit les bidonvilles, pour laisser place aux dalles de béton. Ils englobent et transforment en « matière » l’espace vernaculaire, pour donner naissance à ce nouvel espace homogène : un continuum géométrique indifférencié, inédit, « dans lequel les sociétés pré-industrielles n’auraient pu exister » et où les gens « peuvent être logés […] mais ils ne peuvent faire leur demeure22 ».

Et Illich conclut :

C’est seulement là où les rêves se sont reflétés dans les eaux des communaux que les cités ont pu se tisser de leur propre matière. Seules les eaux animées de nymphes et de remémorations ont le pouvoir de fondre ensemble la face archétypale et la face historique des rêves. L’eau de la ville a dévoyé les communaux du rêve23.

Questions d’une urbaniste

En 1988, dans son « Histoire des besoins24 », Illich écrit :

Où que vous voyagiez, le paysage est reconnaissable partout à travers le monde encombré, ce ne sont que tours de refroidissement et parkings, agrobusiness et mégapoles. Mais maintenant que le développement touche à sa fin – la Terre n’était pas la bonne planète pour ce genre de construction – les projets de croissance s’effondrent rapidement en ruines et en détritus au milieu desquels il nous faut apprendre à vivre25.

Que signifie « apprendre à vivre » au milieu des ruines et détritus des projets de croissance qui s’effondrent ?

Repenser le territoire à partir des idées d’Ivan Illich qui mettent sens dessus dessous tous les axiomes et les certitudes reçues ; le reconstruire physiquement mais surtout à partir d’une « décolonisation de l’imaginaire » selon le mot de Serge Latouche26, une prise de conscience de notre « imagination mutilée », de notre « emprisonnement mental27 » qui nous empêchent de voir ce qui pourrait être. Comment faire ?

Est-ce veiller à la création de nouveaux rapports entre l’homme et ce qui l’entoure, des rapports « qui assurent des chances égales de rencontre à la majorité des êtres humains. […] car c’est la liberté universelle de parole, de réunion, d’information, qui a vertu éducative28 » ? Ou tenter de faire disparaître le contrôle qu’exerce le secteur privé sur les « possibilités d’éducation contenues dans les “choses” pour parvenir à une conscience nouvelle de la propriété définie comme un bien véritablement public29 » ? Ou encore aider à démanteler « les codes et les dispositifs qui font que l’environnement artificiel qu’il a lui-même fabriqué (y compris les endroits faussement appelés “publics”) devien[nen]t à l’homme aussi impénétrable[s] que la nature l’est pour le primitif30 » ? Est-ce « revendiquer la liberté d’habiter et la protection d’un environnement habitable31 » ? Est-ce, plus que tout, recouvrer et faire grandir les communaux, y compris ceux du silence, de la parole, des savoirs, et du rêve32 ?

Mais quelles seraient les conditions et les caractéristiques d’un tel recouvrement ? Est-ce – suivant Jane Jacobs33 – retourner le processus de guerre contre la rue (qui représente pour la ville ce que sont les communaux pour le village) entamé par l’urbanisme du xxe siècle ? Est-ce en même temps mettre un terme – suivant Jean Robert – « au rêve d’une ville-jardin rassemblant les avantages de la ville et l’autre, tous les avantages de la campagne34 »?

La récession forcée peut-elle favoriser ce « constat par chacun, […] qu’une réduction de l’économie est non une simple nécessité négative mais une condition positive d’une meilleure existence35 ».

Est-ce repenser comment résoudre les mobilités accrues sous le point de vue de l’équité et l’écologie ? Quels seraient « de véritables services publics [qui…] facilitent la communication entre les hommes36 » ? Comment limiter « l’auto-dépossession produite par les transports, [pour] accroître la liberté de déplacement – à pied ou à vélo37 » ? Quel serait, pour reprendre une interrogation de Jean Robert, un espace urbain dans lequel le mode de locomotion hétéronome serait au service de la locomotion autonome c’est-à-dire encore, dans les mots d’Illich, « l’intégration effective du matériel existant avec les pieds qui marchent ou qui pédalent » déjà amorcé dans leur article « Auto-stop » en 199238 ?

Quelle place pour la marche, pour les vélos publics, pour le transport en commun, pour le partage des ressources, pour les véhicules à traction animale en milieu rural ? dans les pays pauvres ? Quels réseaux prévoir ? Quelle distribution des ressources énergétiques ? Quelles limites de vitesse maximale pour assurer, ce qui en termes plastiques39 modernes est une mobilité durable et équitable. Bref, que seraient dans chaque endroit et à chaque circonstance des transports vraiment conviviaux ?

Ou bien, devant l’extension de la logique industrielle à tous les domaines de la vie humaine, il vaut mieux, selon Ingmar Granstedt40, chercher radicalement à « sortir de la folle concurrence » en repensant l’indispensable et urgente relocalisation et reconceptualisation des activités humaines.

Cela impliquerait immédiatement sortir aussi de la folle concurrence globale entre territoires, et pour cela regarder d’un il très critique les grandes opérations de développement et de marketing urbain ; le concept de marque de ville et d’attractivité internationale ; les classements des villes, les bâtiments emblématiques, les architectes vedettes ; les événements internationaux (expositions universelles, capitalités culturelles, jeux Olympiques, coupes du monde, forums des cultures, sommets du climat ou de la téléphonie portable…, sites classés patrimoine de l’humanité par l’Unesco) ; les attractions renouvelées et la thématisation des villes pour attirer le tourisme ; les chantiers insensés et interminables… Imaginez pour un instant que toutes ces contraintes disparaissent… quel soulagement !

Mais probablement c’est aussi, à petite échelle, lever les malentendus des mots fourre-tout (participation, attractivité, développement durable…) et contester la réduction de la réalité à des diagrammes et à des séries statistiques. Et aussi arracher les adhésifs qui, devant les escaliers d’un centre commercial, avertissent les passants : « Danger, escalier » (quelle expropriation du corps !). Ou cet autre qui, dans les transports publics, rappelle aux voyageurs l’obligation de céder les sièges signalés aux personnes qui en ont besoin. Pourquoi seulement les sièges signalés et pas tous ? Quelle expropriation de l’empathie ! Ou encore les panneaux installés par la mairie qui, devant chaque « scène paysagère » du nouveau parc de Jean Nouvel à Barcelone, expliquent au visiteur non seulement ce qu’il doit voir, mais ce qu’il doit ressentir (quelle expropriation des sens !).

Comment, enfin, récupérer ce « mode vernaculaire de comportement et d’action qui s’étend à tous les aspects de la vie41 »?

Quel serait cet urbanisme convivial ? Quel rôle jouer en tant qu’urbanistes pour arrêter immédiatement d’être mutilants et contre-productifs ? Comment formuler cette contre-recherche et ces contre-projets qu’Illich nous invite à entreprendre ?

Retour au politique

On ne peut répondre à toutes ces questions sans faire un détour par ce qui m’apparaît comme la plus contre-productive des institutions modernes : l’institution législative. Précisons : contre-productive non pas par rapport à « l’âge des systèmes » mais, bien au contraire, par rapport aux certitudes des gens ordinaires, les seuls, selon Illich, qui sont en mesure de produire des changements.

La loi est légitimée dans nos régimes politiques par trois raisons. Elle est le vigile de notre bien-être et de notre sécurité à l’âge de l’obsession sécuritaire ; elle est faite par des experts auxquels il fait bon déléguer ces sujets austères ; elle est issue d’institutions démocratiquement élues, faites par nous et pour nous, pour sauvegarder nos droits et résoudre nos problèmes. La norme – instrument de protection des libertés civiles – est devenue par son passage d’une fonction proscriptive à une fonction prescriptive42 non seulement l’instrument le plus efficace au service de l’obsolescence programmée des produits et des services, mais l’outil le plus accompli d’expropriation de l’autonomie.

En même temps qu’elle crée les besoins, elle écrase les plus démunis, les empêchant tout autant de rester dans le marché que de survivre en dehors du marché. Des exemples classiques : on ne peut pas bâtir sa maison soi-même, on ne peut même pas la peindre43. On ne peut pas avoir un petit poulailler pour autoconsommation dans un espace urbain44… Dans bien des pays, on ne peut pas refuser d’aller à l’école. On ne peut pas marcher ni circuler à vélo sur l’autoroute (et, bien souvent, il n’y a pas de voies alternatives). Dans ce sens, la norme est contre-productive à un deuxième degré, au sens où elle contraint à l’utilisation des institutions contre-productives.

Ce corps normatif boulimique, toujours changeant, représente l’aboutissement d’un processus de délégation consentante dans des décisions hétéronomes, hégémoniques, homogènes, souvent très lointaines et parfois même contradictoires. En ce qui concerne l’espace habité et le territoire, il y a les normes de la mairie, subordonnées à celles de la région, et celles-ci à leur tour à celles de la nation et à une norme supranationale. Il y a les normes sectorielles (hydrologiques, d’aviation, de sécurité, sanitaires, énergétiques) ; les normes issues des organisations internationales (de l’Oms, de l’Oit…), et puis toute une série de normes techniques, d’homologation (Iso, Din…).

Sortir de cette dialectique délégation/expropriation fait partie de la déscolarisation de la société, et ça c’est du pur Illich car sortir de la boulimie normative implique sortir des valeurs économiques et de la rareté, pour retrouver le sensus communis, le bon et le beau, « le bon sens », celui qui permet à « chaque communauté, conçue comme un ethos, [d’]engager la discussion sur ce qui devrait être permis et ce qui devrait être exclu45 ».

Cette recherche implique une réappropriation de l’initiative politique46.

Nulle théorie, mais seule la politique peut déterminer jusqu’à quel degré un monopole est tolérable dans une société donnée47.

Seule une révolution culturelle et institutionnelle qui redonne à l’homme le contrôle sur son milieu peut faire cesser la violence par laquelle une minorité impose le développement d’institutions conçues pour servir son propre intérêt. Une révolution [qui] dépend finalement de la nécessité de faire apparaître la réalité véritable48.

Et la réalité est que, en 2008, deux seuils ont été dépassés. Le premier est que, selon le Unfp-Fonds des Nations unies pour les populations, intitulé Libérer le potentiel de la croissance urbaine49 (sic !), « pour la première fois de son histoire, plus de la moitié de la population du globe, réside déjà en milieu urbain ». Selon les prédictions « météorologiques-léviathanesques50 » de l’Onu, cette tendance s’accentuera particulièrement dans les villes du monde en développement, et « la plupart des nouveaux citadins seront pauvres ». Et quand l’Onu dit pauvres, nous devons comprendre « misérables51 ».

Le second est que, pour la première fois, on a dépassé l’indice 1 pour l’empreinte écologique globale de la planète. Même en prenant cet indicateur avec précaution, il n’est pas difficile d’imaginer que déjà, dans les conditions où nous sommes, nous n’avons pas assez avec une seule Terre. Nous devons faire face à ces défis : c’est urgent, ce n’est pas si difficile que ça et, à en croire Illich, le style de vie à inventer serait indéniablement beaucoup plus agréable !

*

Pourquoi Ivan Illich, « historien du présent », n’a-t-il jamais traité directement de la ville ? Peut-être parce qu’il savait déjà que la ville, la vieille ville telle que nous la connaissons, n’existe plus. Ici, il faut revenir au concept de seuil, si déterminant dans l’œuvre d’Illich. Le seuil a deux faces : une face physique, architecturale ; une face symbolique, qui se correspond avec ce qu’Illich appelle métaphoriquement le « partage des eaux ».

Être humain veut dire connaître le chemin, le pont et la porte. […] Le seuil est probablement le premier autel. Partout où des cultures ont quitté les cavernes ou les appentis pour dresser des murs qui distinguent l’extérieur de l’intérieur, apparaissent des cérémonies qui tournent autour de l’entrée. […] Sur cette frontière se tient l’hôte, l’ipsissimus : il est le prototype du prêtre52.

Il serait assez décevant de comparer cette description avec les drôles de cérémonies qui se déroulent aujourd’hui, à l’« âge des systèmes », devant les portes de nos villes que sont les aéroports : ces files d’individus mi-nus, les chaussures à la main, soumis, consentants, à des contrôles envahissants.

Mais j’ai dit les portes de nos villes… De nos villes, ou de nos « non-villes » ? Ces « autres choses qui n’ont pas encore de nom » dont j’ai entendu parler M. Paquot53, ces « hypervilles » d’André Corboz54, les lieux des « non-lieux » de Marc Augé55, les espaces « urbanalisés » de mon collègue Francesc Muñoz56, auraient-elles dépassé tous les seuils critiques, ceux qui séparent la proportion de la démesure, la gratuité de la rareté, l’autonomie de l’assujettissement systémique, la simplicité de la surefficience, la discrétion de l’homogénéité, l’austérité de l’hyperconsommation, l’image du show…?

Illich, en tant qu’« historien du présent », parle entre autres d’espace habité et de monde amalgamé ; d’espace urbain vernaculaire et de l’espace homogène des biens de consommation ; de la demeure vernaculaire et du garage humain ; d’espace discret et d’espace indiscret ; de milieu habité urbain et d’espace urbain industriel ; du pouvoir topogénique de la parole et de l’espace encombré de l’Absurdistan. Il parle de bibliothèques, des laboratoires, des usines et des aéroports comme containers des objets éducatifs véritables et comme lieux de rencontre57 mais il parle, de fait, peu de « la ville ». Peut-être parce qu’à l’« âge des systèmes », écrit Thierry Paquot, « nous sommes entre-deux-eaux, l’eau des rêves et l’eau des tuyaux […]. Et [qu’]il faut découvrir ce que signifie apprendre à penser ensemble cet entre-deux-eaux58 ». Dans l’héritage de la pensée d’Ivan Illich, cela implique recouvrer une ascèse, « cultiver le jardin de l’amitié », cette « amitié austère qui nourrit toute quête éclairée de la vérité59 », faire une recherche non scientifique, fondée sur l’analogie, la métaphore, la poésie et éloignée de la pensée instrumentale, retrouver « le sens de la proportion », « le tonos des Grecs », « la juste mesure », « ce qui est approprié ou qui convient dans un certain endroit », le sens des relations et de complémentarités dissymétriques, ce qui fait que les décisions reposent sur des conditions morales (le beau et le bien) et non pas économiques (les valeurs60), retrouver « quelque chose comme une oreille perdue, une sensibilité abandonnée61 », ou, en fin de compte si, selon François Partant62, « il ne s’agit pas de préparer un avenir meilleur mais de vivre autrement le présent », suivre les conseils de Marco Polo à son hôte Kublai Khan dans les Villes invisibles d’Italo Calvino, qu’Illich cite dans H2O:

L’enfer des vivants n’est pas chose à venir ; s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d’être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l’enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage continuels : chercher et savoir reconnaître ce qui, au milieu de l’enfer n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place63.

  • *.

    Architecte, urbaniste et enseignante, membre de l’association La ligne d’horizon-Les amis de François Partant, et objecteur de croissance.

  • 1.

    Ivan Illich, « L’art d’habiter », Dans le miroir du passé (1994), dans Œuvres complètes, vol. 2, Paris, Fayard, 2005, p. 755 (discours prononcé devant The Royal Institute of British Architects à York en juillet 1984).

  • 2.

    Id., le Genre vernaculaire (1983), dans Œuvres complètes, vol. 2, op. cit., p. 420.

  • 3.

    Id., « Le message de la chaumière de Bapu » (1978), Dans le miroir du passé, op. cit., p. 767-771.

  • 4.

    Ibid., p. 771.

  • 5.

    I. Illich, « L’art d’habiter », art. cité, p. 758.

  • 6.

    Ibid., p. 760.

  • 7.

    Ibid., p. 760.

  • 8.

    Id., « Le silence fait partie des communaux » (1982), Dans le miroir du passé, op. cit., p. 754.

  • 9.

    Majid Rahnema, Quand la misère chasse la pauvreté, Arles, Actes Sud, 2003.

  • 10.

    I. Illich, « L’art d’habiter », art. cité, p. 760.

  • 11.

    I. Illich, Une société sans école (1971), dans Œuvres complètes, vol. 1, Paris, Fayard, 2005, p. 280.

  • 12.

    Ibid., p. 274.

  • 13.

    Id., Énergie et équité, dans Œuvres complètes, vol. 1, op. cit., p. 402.

  • 14.

    Ibid., p. 410.

  • 15.

    Ibid., p. 401 et 405.

  • 16.

    Ibid., p. 397.

  • 17.

    Et j’ajouterais… « dans un milieu non climatisé ». Car je crains qu’aujourd’hui la climatisation l’emporte sur la vitesse.

  • 18.

    Qui donnera lieu plus tard au livre H2O, les eaux de l’oubli (1984), dans I. Illich, Œuvres complètes, vol. 2, op. cit.

  • 19.

    Repris de son ami Joseph Rykwert, auteur de The Idea of a Town: The Antropology of Urban Form in Rome, Italy and the Ancient World, Massachussets, Mit Press, 1988 et, comme Jean Robert le fait remarquer, totalement négligés des urbanistes modernes (J. Robert, Raum und Geschischte, 3 vol., Hagen, Studienbrief pour la Fernuniversität de Hagen, 1998)..

  • 20.

    I. Illich, H2O, les eaux de l’oubli, op. cit., p. 468 et 471.

  • 21.

    Ibid., p. 853.

  • 22.

    Ibid., p. 477.

  • 23.

    Ibid., p. 867.

  • 24.

    Id., « L’histoire des besoins » (1988), dans la Perte des sens, Paris, Fayard, 2004.

  • 25.

    Ibid., p. 71.

  • 26.

    Serge Latouche, le Pari de la décroissance, Paris, Fayard, 2006.

  • 27.

    I. Illich, « Auto-stop » (1992), dans la Perte des sens, op. cit., p. 145.

  • 28.

    Id., Une société sans école, op. cit., p. 301, 307 et 326.

  • 29.

    Ibid., p. 311-315.

  • 30.

    Ibid., p. 307.

  • 31.

    Id., « L’art d’habiter », art. cité, p. 761.

  • 32.

    Ce qui serait d’ailleurs bien possible suivant la théorie récurrente de l’historien Illich selon laquelle tout ce qui a eu un commencement peut avoir une fin.

  • 33.

    Jane Jacobs, The Death and Life of Great American Cities, New York, Random House, 1961 (trad. fr. par Claire Parin, Déclin et survie des grandes villes américaines, Liège, Pierre Mardaga, 1991).

  • 34.

    Message personnel.

  • 35.

    I. Illich, le Genre vernaculaire, op. cit., p. 355.

  • 36.

    I. Illich, Une société sans école, op. cit., p. 280.

  • 37.

    Id., « Auto-stop », art. cité, p. 146.

  • 38.

    Ibid., p. 145.

  • 39.

    Selon Uwe Pörksen, Plastic Worlds. The Tyrannie of a Modular Language, The Pennsilvania State University Press, 1995.

  • 40.

    Ingmar Granstedt, Peut-on sortir de la folle concurrence ? Petit manifeste pour ceux qui en ont assez, Malakoff, La ligne d’horizon, 2006 (www.lalignedhorizon.org).

  • 41.

    I Illich, « La langue maternelle enseignée » (1978), Dans le miroir du passé, op. cit., p. 832.

  • 42.

    Illich distinguait entre la loi proscriptive qui interdit une chose et laisse permises toutes les autres et la loi prescriptive qui rend une chose obligatoire et du coup interdit de facto toutes les autres (message personnel de Jean Robert).

  • 43.

    John F. C. Turner, architecte et ami d’Illich, a écrit un essai contre les normes tueuses de liberté de construire : Housing by People: Towards Autonomy in Building Environments, Londres, Marion Boyars Publishers, 1991.

  • 44.

    Ce que je proposais à mes amis de classe moyenne appauvrie à Buenos Aires après la crise financière de 2001.

  • 45.

    I. Illich, « L’histoire des besoins », art. cité, p. 73-74.

  • 46.

    En cela, Ivan Illich et François Partant se rejoignent.

  • 47.

    I. Illich, Énergie et équité, op. cit., p. 411.

  • 48.

    Id., Libérer l’avenir (1971), dans Œuvres complètes, vol. 1, op. cit., p. 202.

  • 49.

    Onu-Unfp-Fonds des Nations unies pour les populations (2007), État de la population mondiale 2007. Libérer le potentiel de la croissance urbaine, Url, http://www.unfpa.org/swp/200 7/french/introduction.html (date dernière consultation 15 avril 2010).

  • 50.

    Je fais référence à la croissance et à la concentration urbaine considérées comme un phénomène « météorologique » inévitable, au lieu d’un phénomène léviathanesque induit. Et selon une logique « sportive » sous-jacente, ceux qui représentent moitié plus un sont les gagnants ; donc plus de temps à perdre avec l’autre moitié de l’humanité, qui, bien que chargée de produire la nourriture du globe, semble condamnée à disparaître ou être engloutie par l’urbain.

  • 51.

    Voir M. Rahnema, Quand la misère chasse la pauvreté, op. cit.

  • 52.

    I. Illich, « L’origine chrétienne des services » (1987), la Perte des sens, op. cit., p. 15.

  • 53.

    Voir Thierry Paquot, « Préface », I. Illich, Œuvres complètes, vol. 2, op. cit. ; id., « L’urbain entre deux eaux : de l’eau à H2O », dans Chris Younès et Thierry Paquot, Philosophie, ville et architecture. La renaissance des quatre éléments, Paris, La Découverte, 2002 ; id., « L’ingénieuse machine urbaine est-elle conviviale ? Ou comment penser la confiscation et la déconfiscation d’un procédé, d’une technique… », dans Frédéric Seitz et Jean-Jacques Terrin, Architecture des systèmes urbains, Paris, L’Harmattan, 2003.

  • 54.

    André Corboz, « Sur le concept d’hyperville », entretien du 20 novembre 2000 par Thierry Paquot à Paris, dans http://urbanisme.u-pec.fr/documentation/paroles/andre-corboz-64972.kjsp (dernière consultation 10 mai 2010).

  • 55.

    Marc Augé, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Le Seuil, 1992.

  • 56.

    Francesc Muñoz, Urbanalización. Paisajes comunes, lugares globales, Barcelone, Gustavo Gili, 2008.

  • 57.

    I. Illich, Une société sans école, op. cit., p. 323.

  • 58.

    T. Paquot, « L’urbain entre-deux-eaux : de l’eau à H2O », dans Chris Younes et T. Paquot, Philosophie, ville et architecture. La renaissance des 4 éléments, Paris, La Découverte, 2002.

  • 59.

    I. Illich, « Hommage d’Ivan Illich à Jacques Ellul » (1993), dans la Perte des sens, op. cit., p. 162.

  • 60.

    Id., « La sagesse de Leopold Kohr » (1994), dans la Perte des sens, op. cit., p. 244.

  • 61.

    Ibid., p. 244.

  • 62.

    François Partant, Que la crise s’aggrave !, Lyon, Parangon, 2002 [1978].

  • 63.

    I. Illich, H2O, les eaux de l’oubli, op. cit., p. 478.