Carlos Victoria (1950-2007). Un grand écrivain nous manque
Un grand écrivain nous manque
Cet enfant sans père était né dans la province cubaine. Sa mère, jeune institutrice, avait été « séduite et abandonnée ». Elle était schizophrène. La famille, très pauvre, est d’une grande piété. Encore enfant, il lui faudra choisir entre la Bible et Marx. Il ne choisira pas. Tout le passionne : la lecture, la musique, le cinéma et, très vite, l’écriture. En 1965, il remporte le premier prix d’un concours national pour jeunes écrivains. Sa nouvelle paraît dans le premier numéro de la revue El Caimán barbudo : sa seule œuvre jamais publiée à Cuba. Nanti d’une bourse, il va poursuivre ses études à La Havane où il entreprend une licence d’anglais. Cette langue, il la connaît déjà, grâce aux Beatles, grâce au rock et aux hippies auxquels il s’identifie : cheveux longs, tenue débraillée. C’en est trop pour les gardiens de la révolution. En 1971, accusé de « diversionnisme idéologique » (Orwell n’est pas loin), il est expulsé définitivement de l’université. De retour dans sa province de Camagüey, il doit travailler dans une entreprise forestière. Là, contre vents et marées, il ne cesse d’écrire, de lire avec sa voracité coutumière… et de boire. Jusqu’au jour où, épris de lecture, les agents de la Sûreté de l’État saisissent tous ses manuscrits, l’arrêtent pour « détention de littérature contre-révolutionnaire » et l’expédient dans la sinistre villa Marista, leur siège à La Havane. Il est libéré après trois mois de cachot. Enfin, en 1980, avec sa mère et 125 000 autres Cubains, à la faveur du pont maritime de Mariel, il s’embarque pour la Floride. Dans El salón del ciego (le Salon de l’aveugle), Victoria évoque, avec lucidité et tendresse, sa vie d’alors et celle d’autres marginaux, ses compagnons de bringue et d’infortune, pour lesquels il était « le savant ». Il évoque aussi la destinée de ces Marielitos, dans un Miami où règne l’incompréhension entre les nouveaux venus et les habitants de souche, un Miami dur aux miséreux. Désormais, il s’acclimate dans cette ville, mais se rend à Cuba à deux reprises pour rencontrer, enfin, son père, qui a refait surface – quarante ans après ! Il fait la connaissance des deux filles de cet homme ; il leur dédiera El salón del ciego. Il apprend du même coup l’existence d’un demi-frère vivant à Miami, du même âge que lui, et qui refusera toujours de le voir. Carlos/Natán mène une enquête, une vaine quête d’identité. C’est la trame d’Un pont dans la nuit, qui tient du polar, du roman de mœurs, du roman métaphysique dans la recherche de son double.
À partir de 1983, il intègre le comité de rédaction de la revue Mariel fondée par son ami Reinaldo Arenas. Pendant quelques années, il exerce divers métiers avant de devenir journaliste au Nuevo Herald. Et il écrit… nouvelles et romans se succèdent, pour lesquels il obtient plusieurs récompenses. Une bonne partie de son œuvre a été traduite en français, dès 1985. Abel le magicien évoque l’éveil sexuel et les tribulations d’un adolescent dans la province cubaine des années 1960. La Traversée secrète, son œuvre la plus autobiographique, relate sans la moindre complaisance la fascination d’un jeune homme pour l’alcool et la fête, le théâtre et les livres, les filles et les garçons, sur fond de répression policière, de méfiance et de délation. Interrogation lancinante : lequel d’entre nous est le mouchard ?
On l’aura compris, toute l’œuvre de Victoria est d’inspiration autobiographique, sans être pour autant réaliste, car les rêves, les fantasmes, l’imagination, la folie y tiennent une place prépondérante. En même temps, les villes, les paysages – Camagüey, La Havane, Miami, voire Manille, où l’auteur avait fait une brève escale – sont autant de personnages. Il lui arrive aussi d’évoquer Paris où il était venu en 2002 invité par le Festival des deux Amériques et des Caraïbes après la parution de la Traversée secrète.
Il y a des scènes de suicide dans presque toute son œuvre romanesque. Dans la nouvelle « L’étoile filante », il met en scène trois écrivains aisément reconnaissables, Reinaldo Arenas, Guillermo Rosales et lui-même. À la fois amis et rivaux, ils ne cessent de se chamailler, dans un Miami sordide peuplé de mendiants. Or, deux des personnages se suicidèrent, Arenas en 1990 et l’auteur de Mon ange en 1993. Quant au troisième, l’auteur, il a mis fin à ses jours en octobre 2007, atteint d’un cancer en phase terminale. Victoria laisse un roman inachevé, Cuando mi nombre era Pablo (Quand mon nom était Pablo), inspiré par ses brèves incursions à Cuba dans les années 1990.
En français (trad. Liliane Hasson) Nouvelles
« Halloween », les Meilleures nouvelles du Monde, 1985.
« Le manteau », Cuba, nouvelles et contes d’aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 1985 (sous la dir. de L. H.).
« Le glissant », l’Ombre de La Havane, Paris, Autrement, 1997 (sous la dir. de L. H.).
« L’étoile filante », Communisme – Cuba, un univers totalitaire, Paris, L’Âge d’homme, no 85-86, 2006.
Romans
Abel le magicien, Paris, Actes Sud, 1999.
La Traversée secrète, Paris, Phébus, 2001.
Un pont dans la nuit, Paris, Phébus, 2007.
Le Salon de l’aveugle, à paraître.